La capitale qui n’existait pas : pouvoirs urbains et États fragiles en Afrique subsaharienne/Par Marc-Antoine Pérouse de Montclos

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  • Marc-Antoine Pérouse de Montclos

    Marc-Antoine Pérouse de Montclos

    Directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).

De Pretoria à Bangui, il existe certes d’énormes contrastes. La diversité du continent interdit les généralisations abusives et invite à ne pas faire d’amalgames. En effet, les capitales africaines ne répondent certainement pas à un modèle unique. Dans tous les cas, cependant, elles ne correspondent guère au système jacobin français, dans lequel la ville-capitale rayonne sur l’ensemble du territoire national. Les différences ne tiennent pas seulement aux spécificités du continent et aux faiblesses structurelles de ses appareils administratifs. Elles traduisent aussi les limites d’un modèle qui n’est pas forcément exportable et adaptable, quand bien même le colonisateur français a parfois essayé de le reproduire outre-mer.

L’émergence d’autres modèles urbains

Dans les pays développés, l’État imprime en l’occurrence sa marque sur les réseaux urbains et l’organisation des villes. Là où le pouvoir est très centralisé, en particulier, les capitales sont souvent macrocéphales et regroupent l’essentiel des fonctions gouvernementales. En d’autres termes, il peut y avoir une forte corrélation entre structure administrative et organisation urbaine. Ainsi, les gouvernements se concentreraient plutôt dans la capitale lorsqu’ils assument surtout des fonctions régaliennes de diplomatie, de défense et de haute justice. En revanche, ceux qui s’occupent davantage d’éducation, de santé et d’assistance sociale auraient tendance à disperser leur administration à travers l’ensemble du territoire national, même si, in fine, les ministères restent à proximité du pouvoir exécutif, loin de leur champ d’activités [1].

La situation est assez différente dans les pays en développement, notamment en Afrique subsaharienne, où la poussée urbaine et démographique semble échapper à tout contrôle. Les défaillances de la puissance publique se font sentir à tous les niveaux en matière d’urbanisme comme d’aménagement du territoire ou de planification familiale, réduisant d’autant la capacité du pouvoir politique à organiser non seulement le développement des villes, mais également le maillage administratif du territoire national.

Indéniablement, les capitales d’États faibles ne jouent donc pas le même rôle que dans les pays développés. On peut distinguer quatre principaux modèles à cet égard. Dans le premier cas, que l’on trouve par exemple à Brazzaville, Dakar ou Monrovia, la capitale est macrocéphale. Elle abrite la majeure partie de la population du pays et capte l’essentiel des ressources générées par des économies rentières et souvent extraverties, c’est-à-dire tournées vers l’export maritime. En revanche, ces capitales contrôlent peu le monde rural des hinterlands, où l’État est plus ou moins absent. Le contraste est encore plus saisissant lorsqu’il s’agit de pays en guerre. Ainsi, l’autorité de Bangui, Kinshasa ou Mogadiscio ne s’exerce guère au-delà des faubourgs de la capitale ; à l’occasion, elle a même pu se réduire à quelques quartiers du centre-ville.

Dans un deuxième cas de figure, le réseau urbain est plus équilibré. Après avoir amalgamé les colonies britanniques du Cap et du Natal avec les républiques boers du Transvaal, l’Afrique du Sud a, par exemple, réparti les sièges de ses pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire entre, respectivement, Pretoria, Le Cap et Bloemfontein. Dans la mesure où l’on considère que l’influence des médias constitue une sorte de quatrième pouvoir, la plus grosse agglomération du pays, Johannesburg, fait quant à elle figure de capitale intellectuelle, économique et culturelle, une fonction qui, sur le plan formel, n’a en l’occurrence rien de constitutionnel. Le port de Durban, pour sa part, joue surtout un rôle maritime et n’est même pas le chef-lieu administratif de la province du Natal.

Dans un troisième cas de figure, les États africains ont essayé de créer ex nihilo des capitales nouvelles pour rééquilibrer des réseaux urbains trop excentrés le long des côtes. Certaines ne sont pas parvenues à s’affirmer, telles Yamoussoukro en Côte d’Ivoire ou Dodoma en Tanzanie. D’autres ont dépéri, notamment aux débuts de la colonisation. Seules Lilongwe, au Malawi, et Abuja, dans le Centre du Nigeria, ont vraiment réussi à se développer au fil du temps. Au Nigeria, l’objectif était en l’occurrence de décongestionner Lagos, capitale économique et portuaire du pays le plus peuplé d’Afrique, à l’extrémité Sud-Est du territoire national. Au sortir de la guerre de sécession du Biafra (1967-1970), l’idée était aussi de recentrer le siège du pouvoir politique et de renforcer sa défense, car les insurgés avaient un moment menacé de s’emparer de Lagos. Dans le cadre de dictatures militaires, enfin, il s’agissait d’échapper aux dangers de la rue et aux contestations populaires de la plus grosse métropole d’Afrique subsaharienne, qui était considérée comme un repaire incontrôlable de gangs criminels et un fief de l’opposition démocratique [2].

Pour autant, Abuja n’a jamais été en mesure de supplanter Lagos. De par son statut fédéral, acté en 1976, elle ne dispose pas de maire et ne jouit pas du degré d’autonomie habituellement octroyé aux États de la fédération nigériane [3]. Placée directement sous la responsabilité de la présidence, elle a soustrait aux chefs coutumiers le droit d’émettre des certificats d’occupation. Par conséquent, il est très difficile d’y acheter légalement des terres, les zones de squat se sont multipliées et une ville informelle a fini par émerger en dehors du contrôle des pouvoirs publics. En pratique, les autochtones vendent illégalement des terrains à bâtir et, à défaut d’avoir été compensés pour leur déplacement en banlieue, ils ont rejoint le combat des migrants venus d’autres régions du Nigeria et complètement privés de droits. La réponse du gouvernement a été brutale et n’a pas mis un terme au problème : on estime que près de 1 million d’habitants ont été expulsés manu militari de leur logement au cours des années 2000 [4].

Le cas du Bénin : une capitale fantôme ?

Dans un dernier cas de figure, enfin, la capitale politique ne parvient pas à s’imposer face à la métropole économique. Symbolique de la faiblesse de l’État, une telle situation mine alors l’autorité du pouvoir central, car elle tend à produire des « doublons » et à susciter des rivalités. Ainsi, il arrive que la poussée urbaine et démographique s’exerce si fortement qu’elle contrecarre la fonction gouvernementale d’une ville et la « déloge » dans une autre. Au Bénin, par exemple, aucune décision officielle n’a consacré de jure un transfert de capitale entre Porto-Novo et Cotonou, deux agglomérations distantes d’une trentaine de kilomètres. D’après la Constitution de 1990, la capitale reste en principe à Porto-Novo, dans l’hinterland. Mais en pratique, le pouvoir se trouve de facto à Cotonou, dont le port autonome, l’aéroport international et les ambassades assurent l’essentiel des relations avec l’étranger. La situation, à cet égard, est très différente de celle de l’Afrique du Sud, où Pretoria vit dans l’ombre de Johannesburg tout en ayant réussi à conserver les fonctions régaliennes de l’exécutif.

La vitalité économique du port de Cotonou et l’histoire coloniale expliquent en grande partie le déclassement de Porto-Novo. Sur la base d’un protectorat établi en 1883, la capitale de l’actuelle République du Bénin était devenue le chef-lieu du « Dahomey et dépendances » en 1894, après avoir brièvement commandé le territoire des « Rivières du Sud », qui allait de la Guinée à la Côte des esclaves en passant par la Côte d’Ivoire [5]. Un tel choix visait à remercier sa population, les Goun, des services rendus pendant la conquête du royaume rival d’Abomey, en 1896. Malgré la proximité du Nigeria britannique et l’intensité des flux commerciaux avec les Yorouba de la région, Porto-Novo n’a cependant pas résisté à la concurrence de Cotonou. Cédée à la France dès 1868, la capitale économique et portuaire du Bénin a d’abord bénéficié, en 1893, de la construction d’un wharf qui a vite ruiné la localité d’Ouidah, exutoire séculaire de l’arrière-pays et de la traite des esclaves. Dans les années 1950, le gouverneur français s’est ensuite installé définitivement à Cotonou, un processus confirmé par le déménagement du ministère des Affaires extérieures et de la présidence de la République trois ans après l’indépendance, en 1960. En 1970, ne restaient plus à Porto-Novo que le Parlement et deux ministères sur dix, l’Éducation nationale et l’Agriculture, les huit autres ayant rejoint Cotonou.

Aujourd’hui, Porto-Novo n’assume plus qu’une fonction purement culturelle, avec les lycées, les collèges, les archives nationales, les musées et l’Université du Bénin [6]. Furieux, ses habitants en sont réduits à boycotter les célébrations de l’indépendance, qui se déroulent désormais à Cotonou en dépit des dispositions de la Constitution. Le débat sur la localisation de la capitale de la République du Bénin n’est pas clos pour autant. En effet, Cotonou n’est pas un lieu idéal pour gouverner. Coincée entre océan et lagune, elle est en partie construite sous le niveau de la mer et est régulièrement inondée en saison des pluies, ce qui lui a d’ailleurs valu le surnom de « Coto-trou », en référence aux nids-de-poule de ses chaussées défoncées. Les notables de l’arrière-pays disposent ainsi d’arguments de poids pour réclamer un transfert de capitale vers le nord, à Alada, Parakou ou Abomey… plutôt qu’à Porto-Novo.

À sa manière, le Bénin est finalement significatif de la versatilité de l’organisation spatiale et politique du pouvoir dans des États en devenir. De la Côte d’Ivoire au Nigeria et de l’Afrique du Sud à la Somalie, la diversité des cas de figure invite cependant à nuancer la représentation de la faiblesse des États africains en leur capitale. Aérée, peu peuplée et relativement moderne, Lilongwe n’a par exemple rien à voir avec l’entassement des faubourgs de Dakar ou Nairobi, pas plus que les ruines de Mogadiscio ne peuvent se comparer aux avenues bien alignées de Pretoria. Les capitales reflètent d’abord l’état de l’État. Elles en sont le symbole autant que la manifestation la plus concrète.

  • [1] De fait, l’Industrie ne s’établit pas dans une usine, l’Agriculture ne s’éparpille pas en milieu rural, la Défense n’a pas ses bureaux à l’intérieur d’une caserne, la Santé ne s’installe pas dans un hôpital et l’Éducation ne se trouve pas sur un campus universitaire.
  • [2] Voir Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « La ville à la pointe des changements ? Lagos entre opposition et diversion », Autrepart, n° 10, 1999.
  • [3] Lagos, en revanche, est devenue un État comme les autres, autorisé à collecter ses propres impôts. Sur le plan économique, le transfert de capitale à Abuja a aussi correspondu au moment du « boom » pétrolier des années 1970, qui a permis au pouvoir central d’être moins dépendant des droits de douane collectés dans le port de Lagos.
  • [4] Carl LeVan et Josiah Olubowale, « “I am here until development comes” : Displacement, demolitions, and property rights in urbanizing Nigeria », African Affairs vol. 113, n° 452, juillet 2014.
  • [5] Robert Cornevin, La République populaire du Bénin, Paris, Maisonneuve-et-Larose, 1981, pp. 275, 296 et s.
  • [6] Michel-Jean Bertrand, Géographie de l’administration. L’impact du pouvoir exécutif dans les capitales nationales, Paris, M.-Th. Génin, 1974, p. 155.