Mars 2016
« Je me sens dans l’obligation morale d’être engagé » / Entretien avec Magyd Cherfi
Corruption. Phénomène ancien, problème nouveau ?RIS 101 - Printemps 2016
Magyd Cherfi est un chanteur, acteur et écrivain français d’origine algérienne kabyle. Il fait partie du groupe Zebda, dont les membres ont grandi à Toulouse, dans la cité des Izards pour certains, dans les villages situés au Nord de la ville pour d’autres. La musique du groupe se veut un métissage de sons et d’influences, et assume un ancrage politique certain à gauche. Magyd Cherfi en est également l’auteur de tous les textes. Zebda rencontre son premier succès en 1995 avec l’album Le Bruit et l’Odeur, mais se fait véritablement connaître du grand public en 1999, avec Essence ordinaire. Magyd Cherfi sort ensuite son premier album solo, Cité des étoiles, en 2004. Il a également publié plusieurs ouvrages comme Livret de famille (Actes Sud, 2004) et La trempe (Actes Sud, 2007), et rédige ponctuellement des tribunes dans différents journaux. Enfin, il assume une activité associative et politique significative, notamment à travers le mouvement Motivé-e-s, dans l’agglomération toulousaine et ailleurs. Pour La Revue internationale et stratégique, il évoque sa trajectoire, sa vision de l’artiste et ses engagements militants.
Pascal Boniface – Pourrions-nous revenir un instant sur votre parcours personnel et professionnel ?
Magyd Cherfi – Je suis né le 4 novembre 1962. J’ai grandi aux Izards, dans la banlieue Nord de Toulouse. En fait, mon parcours est essentiellement celui du type qui, dans son quartier, n’a pas suivi de chemin chaotique. Je l’explique parce que ma mère a tout fait pour que mes frères, mes sœurs et moi assumions une bonne scolarité. J’ai le souvenir d’une femme qui, toutes les semaines, allait de la maison à l’école, de la maison au collège, de la maison au lycée pour voir les professeurs, les femmes de ménage, l’infirmière, le proviseur pour savoir ce que faisaient ses enfants et les soutenir au mieux. Et par les encouragements, la douceur et les punitions méritées, nous assurer d’aller le plus loin possible.
Par la suite, je n’ai passé que quelques mois à l’université. Cela est dû, entre autres, au fait que j’avais très tôt basculé vers l’associatif, davantage que vers les études. J’ai ainsi été amené à créer une association de quartier qui s’appelait « Vitécri » (vidéo, théâtre, écriture) : nous avions eu l’idée, avec les petits groupes de lycéens du quartier et des travailleurs sociaux, de monter quelque chose pouvant apporter une aide au quotidien, entre autres pour le soutien scolaire. Parce qu’évidemment, il y avait un échec scolaire très important dans notre quartier. C’est un peu comme cela que je suis entré dans une dynamique de réflexion sur l’échec scolaire, sur la situation de nos parents, sur l’exil, l’immigration, la guerre d’Algérie, etc., que j’ai essayé de m’expliquer ce que nous étions, nous, la deuxième génération d’immigrés.
En outre, j’ai toujours eu le goût de l’écriture. Très vite, j’ai aimé lire et j’ai beaucoup lu. Je suis alors en quelque sorte devenu le « scribe » du quartier, c’est-à-dire celui qui remplissait les formulaires d’allocations familiales, les feuilles de soins, qui écrivait pour les familles qui voulaient envoyer des lettres en Algérie ou lisait celles qui en arrivaient. Étant kabyle, on me dictait des messages en kabyle que je retranscrivais en français. J’étais donc un peu le littéraire, puis le politique du quartier.
Et finalement, à force d’activités culturelles, en passant par l’écriture et la réflexion sur l’état des lieux, je me suis très vite acoquiné avec des musiciens. Naturellement, ils m’ont dit : « puisque tu écris des poèmes et des textes, que tu revendiques tous azimuts, tu n’as qu’à t’improviser chanteur ». C’est devenu Zebda, un groupe qui existe maintenant depuis plus de trente ans. Nous n’avons obtenu une certaine notoriété qu’après une dizaine d’années d’activité, à la fin des années 1990.
Donc, pour faire court, je viens de passer ces vingt-cinq dernières années dans Zebda et à mener en parallèle des activités militantes, comme au sein du mouvement Motivé-e-s à Toulouse, auquel j’ai participé. J’ai doublé mon aventure musicale d’une aventure associative.
Quels sont vos références ou vos modèles, aussi bien sur le plan artistique que politique ?
Magyd Cherfi – Je n’ai pas eu de référent politique, parce que je n’ai jamais été absolument convaincu par une position en particulier, même si j’ai été accompagné par des militants de gauche qui m’ont formé intellectuellement et politiquement. J’ai toujours eu une réserve sur le discours de lutte des classes, etc., tout en m’intéressant à ce qu’il serait possible de faire différemment, à un discours qui serait autre chose que le discours libéral et dans l’alternative à l’économie de marché, aux positions de droite. Mais, tout en me disant qu’il fallait chercher ailleurs, et donc à gauche, je n’ai pas trouvé quelque chose d’absolument convaincant. Je me suis intéressé naturellement, mais sans trouver de modèle.
Musicalement, ou en tout cas artistiquement, je suis comme beaucoup de gens : j’ai une affection particulière pour des paroliers comme Georges Brassens, Léo Ferré, Jacques Brel, etc.
Quelle est votre vision de l’artiste engagé ? Comment concevez-vous sa fonction sociale ?
Magyd Cherfi – En ce qui me concerne, je l’ai vécu ainsi : je me sens dans l’obligation morale d’être engagé. Au nom de ma mère, au nom de mon père, au nom de mes amis qui étaient tous pauvres et dont la situation a induit de l’échec scolaire, de la névrose affective, etc. Aussi loin que je remonte, j’ai toujours voulu dénoncer la cause de ces injustices. Pourquoi quand on est pauvre, on n’y arrive pas ? Pourquoi quand on est pauvre et arabe, on y arrive encore moins ? Et pourquoi quand on est pauvre, arabe et de gauche, on ne trouve que des impasses ? Si je ne suis pas dans cette démarche, je ne m’en sors pas, je m’embrouille l’esprit. J’en ai souffert pendant longtemps. Mais finalement, depuis quelques années, je suis dans l’acceptation. C’est ma destinée, en quelque sorte. De toute façon, je ne trouve pas d’inspiration intéressante si je ne suis pas dans cette position-là.
Après les attentats de Paris du 13 novembre 2015, vous avez déclaré que l’idéal universaliste républicain n’existait pas pour les jeunes des quartiers, qui n’ont aujourd’hui plus d’idéaux comme en avait votre génération [1]. Comment l’expliquez-vous ?
Magyd Cherfi – J’avais 20 ans il y a une trentaine d’années. Ma génération a été éclairée à la fois par un discours révolutionnaire d’émancipation des peuples et, en même temps, par les valeurs de la République. Comme nous étions la seconde génération d’immigrés et que la gauche arrivait au pouvoir, il y avait une première prise de conscience. Nos parents ont vécu dans l’obscurité, et en intégrant toutes ces valeurs, il nous est apparu qu’elles étaient essentielles : Liberté, Égalité, Fraternité. Nous avons simplement cru qu’il fallait qu’elles soient appliquées à tous, parce qu’elles ne l’étaient pas dans les quartiers. On se voyait notamment jugés au faciès, à l’origine, au nom, à la couleur de la peau… Nous savions donc que la République ne jouait pas son rôle, mais pensions qu’il suffisait qu’on l’aide à le faire. Et à 20 ans, nous avons cru que la gauche mettrait tout cela en application, ce qui n’a pas été le cas. Mais ma génération est en tout cas partie de ces valeurs-là.
Puis le temps a passé, avec cette gauche qui ne nous a pas rendu ce que l’on espérait. Et quand les plus jeunes sont arrivés après nous, ils se sont dit : « vous avez été victimes d’une embrouille, la gauche s’est servie de vous comme d’une armée électorale ». Les valeurs de la République ont été perçues comme une arnaque. Voilà pourquoi nous y avons cru et voilà pourquoi la génération d’après a cessé de rêver, justement parce que le discours n’a pas été suivi d’actes. Le résultat est que là où neuf « Beurs » sur dix votaient à gauche il y a trente ans, il y en a beaucoup moins aujourd’hui.
Après les attentats, vous avez écrit devenir « solennellement français » [2]. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Magyd Cherfi – En vérité, quand j’ai écrit cette lettre, je l’ai fait au conditionnel. Les gens ont tendance à l’oublier. Concrètement, il faut la voir comme une espèce de métaphore : je ne disais pas que j’allais porter un drapeau ou chanter la Marseillaise. Il y a des moments où l’on aimerait porter ce drapeau bleu-blanc-rouge, où l’on aimerait chanter cet hymne. Avec les attentats, je me suis ainsi rendu compte que j’avais passé beaucoup de mon temps à dénigrer la République et que j’avais oublié tout ce qu’elle m’avait apporté. C’est pour cela que j’avais besoin d’écrire ce texte, pour dire que malgré tout, cette République a fait de moi un homme avec son propre libre-arbitre, qui a le droit de s’exprimer, le droit de critiquer.
Au fond, je me suis rendu compte qu’autour de moi, tous ces gens qui me ressemblent dans le mouvement associatif, notamment les « Beurs », oubliaient un peu trop de se dire : « certes, les lois et les valeurs de la République ne se sont pas appliquées comme on l’aurait voulu, mais l’on ne peut pas dire qu’elles ne nous aient pas apporté quelque chose ».
Vous déclariez il y a quelques mois que la France voulait « rester blanche, catholique, européenne » [3]. Votre diagnostic a-t-il évolué à la suite des réactions ayant suivi ces attentats ?
Magyd Cherfi – Non, justement. Ce qui nous a manqué, et qui manque encore aujourd’hui, est de ne pas avoir fait en sorte que l’inconscient collectif enfante l’idée cosmopolite, de ne pas avoir utilisé tous les moyens disponibles pour que les Français enregistrent l’idée que l’on n’est pas Français parce qu’on est Blanc ou de culture judéo-chrétienne. En disant cela, je pense beaucoup à la gauche parce que je suis moi-même de gauche : c’est donc aussi beaucoup à elle que je reproche cet état de fait.
Et donc, encore aujourd’hui, on en est à entendre, même à gauche, des prises de position incroyables. Alors, en effet, ce qui domine à gauche, c’est encore l’universalité : le vivre ensemble, oui, mais dans les valeurs judéo-chrétiennes. L’on retrouve sans cesse cet espèce de ripolinage du métissage et du vivre ensemble, mais avec en bout de course ce socle millénaire. Cela ne peut pas fonctionner. Et je ne parle pas de la droite.
Il faudrait installer le cosmopolitisme dans l’inconscient collectif. Pas pour le plaisir de métisser, mais parce que la mixité est tout simplement le signe de la modernité.
Comment jugez-vous les artistes qui ne s’engagent que pour des causes très consensuelles et évitent les sujets politiques clivants ?
Magyd Cherfi – Depuis une trentaine d’années, j’ai eu l’occasion de croiser beaucoup d’artistes, notamment toute une armada de gens qui n’avaient pas forcément une notoriété importante. Et en vérité, ce qui manque, c’est la culture générale. C’est ce qui fait que tous ces artistes sont un peu effrayés et dépassés, notamment par tous les problèmes complexes comme l’identité. Les gens ne savent plus où ils en sont eux-mêmes, ni ce qu’ils ont envie d’attendre du monde de demain. Ce qui fait qu’il y a très peu d’artistes engagés aujourd’hui, c’est à la fois la peur de perdre un public, de perdre un visage consensuel, mais c’est surtout ce manque de culture générale qui est tout à fait effrayant dans le monde de la variété française et dissuade de prendre la moindre position claire et tranchée.
La prise de position en faveur de la cause palestinienne vous paraît-elle être un marqueur fort de l’engagement ou de la peur de s’exprimer sur un sujet potentiellement dangereux ?
Magyd Cherfi – Absolument. Je crois que c’est un marqueur très important, parce que derrière la cause palestinienne, il y a toute l’idée de l’islam et de l’arabité. Or, ce sont deux images qui ont toujours fait peur parce qu’il y a trop peu de signes montrant l’arabité et l’islamité comme quelque chose de positif. Par exemple, si je suis devenu quelqu’un de relativement ouvert, laïc, moderne et sans tabou, c’est parce que mes parents m’ont légué un islam doux et ouvert. J’estime que je suis devenu quelqu’un de bien en partie grâce à un islam qui était celui de mes parents, qui n’était certes pas intellectualisé, mais qui était tout simplement basé sur le bon sens. Donc oui, le problème palestinien est un marqueur à cause de l’image qu’on lui associe, et que les médias et les politiques ont laissé se diffuser dans ce qu’elle a de négatif, alors que les aspects positifs existent bel et bien.
Avez-vous aujourd’hui le sentiment que la France mène une politique étrangère indépendante, dans la lignée des présidents de Gaulle et Mitterrand, ou qu’une évolution se fait désormais sentir ?
Magyd Cherfi – J’ai failli répondre qu’il y a eu une « frigorification ». Le mot n’existe pas, mais l’idée peut se comprendre. Les choses se sont figées devant une espèce de découragement, devant l’impossibilité à trouver une issue à nos problèmes. Un peu comme si une armée se repliait en laissant derrière elle comme un no man’s land, parce que ce serait mieux que d’accepter un engagement qui nous coûterait. Je vois plutôt les choses comme une sorte de statu quo par défaut.
Les plaies de la guerre d’Algérie sont-elles, selon vous, toujours ouvertes ?
Magyd Cherfi – Oui, je le pense profondément, et avant tout parce que l’on n’en parle pas. Des deux côtés de la Méditerranée, on n’entre pas dans le vif du sujet. Côté algérien, on a inventé un peuple mythique, une armée fantasmée de soldats révolutionnaires sacrifiés au nom de la cause. Dans ma famille par exemple, mon père n’a pas été un soldat valeureux et sacrifié. En revanche, il a perdu quatre frères. Lui disait qu’il avait eu « le malheur d’être resté en vie ». De par ce vécu, cette position, ce chagrin, et dans ces conditions, il nous expliquait logiquement qu’il était impossible que nous devenions français. Et nous, par empathie et pour lui épargner une douleur, on a eu beaucoup de mal, ne serait-ce qu’administrativement, à accepter d’être français. Indirectement, cette guerre nous a donc laissé un héritage difficile, qui se transmet de génération en génération.
C’est d’autant plus compliqué de faire un pas vers la France qu’elle-même n’a pas essayé de comprendre les difficultés que l’on a encore à s’assumer totalement français. Ne serait-ce qu’au nom de la douleur, du chagrin, du désarroi et de la névrose de nos parents.
Que pensez-vous du concept d’islamophobie et des débats qu’il suscite ?
Magyd Cherfi – Le problème pour moi est qu’il existe un amalgame entre l’arabité et l’islamité. Derrière le terme d’islamophobie, les gens ne mettent pas tous la même chose. L’islamophobie peut être, pour certains, un simple règlement de comptes, sous la forme de relents du type « vous nous avez pris l’Algérie », et rien de plus. Ce peut aussi être la peur du nombre : il n’y avait que 1 million de musulmans à une époque, puis 2, et plus encore aujourd’hui. Il y a mille façons d’expliquer l’islamophobie.
En ce qui me concerne, je pars du postulat qu’il y a une idée préconçue de négativité de l’islam. À partir de là, il y a tout un étalement de réflexes hostiles parce qu’il y a une non-connaissance de l’islam lui-même. Par ailleurs, il est certain qu’il n’y a pas eu de travail de modernisation de la religiosité musulmane elle-même. Si les tenants de l’islam ne nous éclairent pas et entretiennent une imagerie moyenâgeuse, comment des non-musulmans peuvent-ils intégrer cette religion dans la société, sous une forme moderne ? Si l’on n’arrive pas à percevoir une modernité dans l’islam, tout bascule vers l’islamophobie.
Intégrez-vous l’actualité internationale à votre travail ?
Magyd Cherfi – Pas complètement : je ne suis pas passionné par tous les sujets, je ne m’intéresse pas à l’ensemble de l’actualité. Par exemple, pour prendre ce qui vient du monde musulman, j’investis beaucoup de mon énergie à m’interroger sur les raisons qui font qu’il n’y a pas un centimètre carré de démocratie dans ce vaste espace. Je travaille sur cette idée, en me demandant quelle est cette fatalité. Assez logiquement, j’évolue sur des thématiques qui me parlent, je regarde vers le sud, mais je ne me porte pas nécessairement sur tous les conflits ni tous les événements.
Zebda avait chanté une chanson à propos de Gaza, sur des paroles de Jean-Pierre Filiu [4]. Elle avait suscité des réactions assez négatives de la part des amis d’Israël.
Magyd Cherfi – Oui, j’ai un peu l’habitude. Dès que l’on fait preuve d’empathie pour le peuple palestinien, il en faut peu pour que l’on soit traité d’antisémite ou d’autre chose. Depuis, j’ai appris à marcher sur les œufs, mais rien n’a atténué mon soutien ou ma solidarité envers le peuple palestinien.
Le 19 janvier 2016.
- [1] « Magyd Cherfi : “Je suis né Français totalement le jour de ce cauchemar” », France Info, 17 novembre 2015.
- [2] Magyd Cherfi, « Carnages », Libération, 15 novembre 2015.
- [3] « Magyd Cherfi : “Le mot République est devenu une embrouille” », La Marseillaise, 23 février 2015.
- [4] Zebda (avec Jean-Pierre Filiu), « Une vie de moins », 2012.