« Il n’y a rien de subversif ni de créatif à contempler le monde périr » / Entretien avec Aurélien Barrau

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  • Aurélien Barrau

    Aurélien Barrau

    Spécialisé en relativité générale, physique des trous noirs et cosmologie, Aurélien Barrau est professeur à l’université Grenoble-Alpes, directeur du Centre de physique Théorique Grenoble-Alpes et chercheur au laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble.

Aurélien Barrau – Je suis astrophysicien. Après mes études d’ingénieur, j’ai effectué un doctorat d’astronomie des hautes énergies à Paris. J’ai eu la chance d’être tout de suite recruté comme enseignant-chercheur à Grenoble, une ville intéressante, que je n’ai pas quittée depuis car elle constitue une sorte de « laboratoire », hors des sentiers battus. Je me suis alors intéressé au rayonnement cosmique, puis à l’Univers primordial, aux trous noirs et à la relativité générale. Actuellement, je travaille essentiellement sur la gravitation quantique et je dirige le Master de physique subatomique et de cosmologie. Je suis aujourd’hui professeur à l’Université Grenoble-Alpes et je m’implique également dans un projet expérimental de grand télescope dédié à l’observation de l’accélération de l’expansion de l’Univers.

En parallèle, j’ai effectué un doctorat de philosophie, affilié aux Archives Husserl de l’École normale supérieure (ENS). J’ai travaillé sur le concept de vérité et la possibilité d’une pensée dans un chaos pluriel.

Je tente aussi de mener de petits projets artistiques, en particulier du côté du cinéma et de la poésie. J’ignore s’ils sont fructueux, mais ils sont importants pour moi.

Et récemment j’ai tenté de m’impliquer davantage dans la lutte contre le naufrage écologique, les tragédies humanitaires et sociales, l’indifférence à la souffrance animale. Et je suis un peu perdu.

Aurélien Barrau – Ce n’est pas indispensable. C’est le rôle des vivants. Lorsqu’une situation grave se dessine, il y a quelque chose de tristement cynique à ne pas s’engager. Il est vrai que la crise en cours peut, pour un temps, épargner les plus solides et avantagés d’entre nous. Son impact désastreux sur les plus fragiles, les plus pauvres, les plus exposés, est-il pour autant négligeable ? Peu importe que l’on soit scientifique, artiste ou sans-emploi : le déclin de la vie sur Terre ne devrait être secondaire pour personne. D’ailleurs, nous ne « sommes » jamais notre métier, c’est une formulation très violente et réductrice. Je ne « suis » pas astrophysicien : je suis, comme nous toutes et tous, un être complexe aux ramifications multiples qui se trouve exercer cette profession, parmi tant d’autres caractéristiques, désirs et projets.

Face aux immenses douleurs qui nervurent les existences de tant d’humains – et de non-humains –, il y aurait quelque chose d’indécent à dédaigner l’engagement. Il n’y a rien de subversif ni de créatif à contempler le monde périr. Et j’ai toujours pensé qu’il était plus efficace, et en un sens plus élégant, de s’impliquer également dans des causes qui ne nous concernent pas forcément directement. Nous sommes alors plus audibles et en mesure de convaincre les « oppresseurs » du changement nécessaire, ce qui a toujours plus de sens que de le ressasser chez les opprimés. Si chaque communauté – au sens le plus large et diffus du terme, qui peut être religieux, intellectuel, ethnique, professionnel, culturel, politique, etc. – travaillait à déconstruire et dénoncer parmi les « siens » les violences dont elle est coupable plutôt que de souligner, encore et encore, les méfaits de ses opposants, il y aurait sans doute un peu moins d’incompréhension endémique et de haine systémique.

Pour le dire simplement : en travaillant sur mes propres violences, j’ai un pouvoir d’action. En ne travaillant que sur celles des autres, je me place souvent dans une dénonciation rassurante, mais stérile. Dans le cas particulier du désastre écologique, nous serons, de toute façon, in fine toutes et tous concernés.

Aurélien Barrau – C’est une immense question. À très court terme, je pense qu’il faut sauver la vie par tous les moyens. Et donc, en effet, précipiter la transition énergétique. Sans attendre et sans retenue. Avec des mesures et une détermination sans commune mesure avec les petits pas actuels, qui sont très insuffisants. On ne sauvera rien, dans le long terme, en migrant des automobiles à essence aux automobiles électriques. La révolution nécessaire est beaucoup plus profonde et requiert une redéfinition radicale de notre rapport au monde. En effet, il y a donc un risque : que d’infimes progrès réalisés ici ou là, qui n’endiguent pas la catastrophe en cours, donnent l’illusion d’une solution et prolongent un peu plus encore l’immobilisme d’un système mortifère.

Mais la pire attitude serait de prendre prétexte de ce qu’il est « trop tard » pour ne rien changer et jouir encore un peu, jusqu’à l’ivresse, de notre insouciance destructrice. Il n’y a aucun sens à évoquer un « trop tard » : il est toujours possible de faire pire et il aurait toujours été préférable de limiter les dégâts plus tôt.

Aurélien Barrau – La situation est complexe, là encore. Il faut évidemment chercher des solutions techniques et ne pas renoncer aux investigations scientifiques permettant de trouver des sources d’énergie moins polluantes. Tout ne se vaut pas et il serait criminel de ne pas privilégier les alternatives les plus acceptables. Des moyens plus conséquents doivent être dévolus à la recherche sur ces questions et la volonté politique doit être beaucoup plus incisive. Elle doit aussi, évidemment, lier les questions écologiques et sociales, qui sont le recto et le verso du même problème.

Pour autant, le mythe du développement durable n’est plus tenable. Une croissance exponentielle de l’utilisation des ressources dans un monde fini n’est pas possible longtemps, c’est un fait. Il n’y aura pas de miracle technologique. Il ne peut pas y en avoir.

Et surtout, la question n’est pas uniquement celle de l’origine de l’énergie, mais également celle de son utilisation. Une énergie « propre » utilisée pour raser la forêt amazonienne n’en demeurerait pas moins très nuisible ! Il faut aussi faire face à cette question : comment utilisons-nous l’énergie ? Actuellement, le problème est tout aussi profond au niveau de ce que nous faisons de l’énergie qu’au niveau de son extraction ou de sa combustion.

Aurélien Barrau – Tout ce qui peut aller dans le sens d’un partage me semble aujourd’hui souhaitable. Le niveau des inégalités est devenu obscène. Il n’y aura pas d’avenir sans partage. Et il faut bien que nous comprenions que la situation actuelle, où quelques personnes détiennent autant de richesses que la moitié de l’humanité, n’est pas inéluctable : elle est un choix, notre choix. Souhaite-t-on le pérenniser ? L’ordre du monde pourrait être autre. C’est à nous d’en décider. Parmi beaucoup d’autres ressources, oui, l’énergie pourrait être considérée comme un bien commun. Un bien précieux, surtout. Un bien qu’il n’est plus possible de dilapider, quand bien même nous en aurions les moyens financiers.

Aurélien Barrau – Je ne sais pas. Je ne sais plus. Toutes les solutions me semblent maintenant insatisfaisantes ou inefficaces. Je n’ai guère d’espoir. Mais il est clair que l’appel aux seules bonnes volontés individuelles ne suffira pas. Nous ne sommes pas capables de régulation sans coercition. La question n’est pas de se savoir s’il nous plaît de l’entendre, juste d’en tenir compte. Il ne suffit pas d’enseigner que le meurtre n’est pas souhaitable, il faut évidemment l’interdire. De même, je pense qu’il faut interdire le biocide en cours, c’est-à-dire le meurtre de la vie au sens large. Les entreprises elles-mêmes sont protégées par le droit ; pourquoi l’avenir de nos enfants, pourquoi la Terre ne le sont-ils pas ? Il ne s’agit pas d’instaurer une « dictature verte », c’est même plutôt l’exact opposé : il s’agit de s’assurer que nous aurons encore la liberté de vivre dans un monde non entièrement dévasté par l’hubris de la religion consommatrice. Dans le plus long terme – si long terme il y a –, lorsque la révolution zoéthique – c’est-à-dire liée à l’éthique de vie – aura eu lieu, il sera sans doute possible de s’extraire du cadre légal. Je le souhaite. Mais face à l’urgence, on ne peut pas laisser le massacre perdurer au nom de la liberté, qui, précisément, nous enchaîne et nous détruit.

Aurélien Barrau – Oui, évidemment. Mais il faut bien comprendre que ce n’est pas triste, que ce n’est pas une régression. Décroître quant à notre impact létal sur la planète et ses habitants ne signifie pas perdre en qualité de vie. Au contraire, c’est d’un ré-enchantement dont il est question. Nous pouvons gagner sur tous les tableaux, mais il faut complètement changer nos critères d’évaluation. Si l’on reste dépendant de ceux de ce système mourant, nous n’avons aucune chance.

Et n’oublions pas que le réchauffement climatique n’est qu’une partie du problème. La pollution est tout aussi dramatique. Ainsi que notre hyper-colonialisme des espaces naturels qui s’étiolent au point de rendre la planète inhabitable pour les non-humains.

Aurélien Barrau – Nous ne pouvons pas ne pas l’imaginer. Nous considérons en ce moment la nature comme une simple ressource et les animaux comme des choses. Le statut de beaucoup de peuples humains n’est guère plus enviable. C’est insensé. Éthiquement injustifiable et logiquement intenable. Si nous ne retrouvons pas une pensée du continu, c’est-à-dire d’un humain qui est dans la nature, qui est une partie de la nature, et non pas un utilisateur de celle-ci, alors aucun salut n’est envisageable.

Ce temps est critique : nous pouvons inventer un nouveau rapport à la vie, aux humains et aux non-humains – respectueux et enthousiasmant pour toutes et tous – ou achever de tout gâcher en quelques décennies. Et si nous choisissons le suicide, c’est-à-dire la guerre pour nos enfants – on imagine mal des centaines de millions de réfugiés climatiques sans conflits planétaires majeurs –, ne considérons surtout pas que ce n’est que la fin de l’humanité : nous entraînons des millions d’espèces et des milliards de milliards d’individus non-humains dans cet enfer.

Rien ne permet d’être optimiste. Alors que toute analyse raisonnable de la situation mène à l’évidence de la nécessité de ces évolutions, on voit plutôt émerger aujourd’hui une montée de l’extrême droite partout dans le monde, une augmentation poursuivie des émissions de dioxyde de carbone (CO₂) et des déchets, une crispation des cultures dans le mépris radical des autres possibles… Je crains qu’il faille un miracle.