Mars 2017
Géopolitique et géoéconomie de la Chine : nouveau pacte du Quincy ou consensus de Beijing ? / Par Emmanuel Hache et Sandrine Rol
Intérêt nationalRIS N°105 – Printemps 2017
C’est en février 1945 à bord du Quincy, navire de guerre américain, que le président Roosevelt s’est engagé à assurer une protection militaire à la famille Saoud et au royaume d’Arabie saoudite, en contrepartie d’un approvisionnement énergétique garanti pour les États-Unis. Signé pour soixante ans, le pacte de Quincy a été renouvelé pour la même durée en 2005 par le président George W. Bush. À l’heure où certains experts s’interrogent sur son devenir compte tenu du refroidissement des relations entre Washington et Riyad consécutif au retour de l’Iran sur la scène internationale [2], d’autres cherchent à voir dans quelle mesure la politique chinoise au Moyen-Orient ne serait pas façonnée sur la base d’un tel pacte, implicite cette fois : avec plus de la moitié de ses approvisionnements en pétrole – et 35 % en gaz naturel liquéfié (GNL) – en provenance des pays du Golfe, la Chine est en effet très dépendante des ressources énergétiques de la région. La sécurisation de ses approvisionnements énergétiques aurait-elle alors pour contrepartie un engagement politique et sécuritaire ?
Si la volonté de la Chine de s’affirmer comme une puissance globale ne fait aucun doute, son implication politico-militaire en ce sens est loin d’être avérée. La stratégie chinoise de « déploiement » est avant tout économique et portée par des intérêts domestiques clairement définis. De l’ouverture économique de la fin des années 1980 à la libéralisation récente et progressive du yuan en passant par l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, la « Go Out Policy » des années 2000 ou encore la multiplication des accords bilatéraux et multilatéraux, chaque étape de l’internationalisation du pays est une réponse à un besoin précis en phase avec son développement économique. Ainsi le pragmatisme chinois peut-il apparaître comme une stratégie en soi.
C’est de ce pragmatisme que découle le maillage actuel des partenariats économiques de la Chine. C’est ce même pragmatisme qui a conduit le pays à adopter une politique de non-ingérence et de respect mutuel vis-à-vis de ses partenaires, suivant en cela son propre intérêt. C’est encore et toujours par pragmatisme que Beijing a récemment créé la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) [3], à défaut d’avoir réussi à faire évoluer les structures et les acteurs, États-Unis en tête, des institutions internationales existantes. Cette même stratégie se retrouve au niveau de la politique énergétique mondiale de la Chine : la question de la sécurisation des approvisionnements se double d’une volonté de trouver des débouchés à ses surcapacités, de soutenir la croissance domestique, et donc l’emploi, d’où une stratégie « multifacettes » portée par des investissements dans les capacités locales de production, dans les infrastructures de transport ou encore par l’octroi de financements sans conditions. L’approche « politique » repose, elle, avant tout sur une volonté d’influence (soft power), sans qu’il soit possible de déceler une véritable réflexion stratégique en amont.
Au Moyen-Orient comme ailleurs, la Chine a développé des relations avec chaque pays et est parvenue, jusqu’ici, à ne prendre part à aucun conflit ou différent local. Mais sachant que les pays de la région comptent parmi ses principaux fournisseurs énergétiques et compte tenu de la singularité de la situation de la zone, la question d’une évolution de la stratégie chinoise mérite d’être posée. La Chine parviendra-t-elle à ses fins sans infléchir sa position non interventionniste ? Au vu de quelques récents épisodes et des « ajustements » de sa politique étrangère, peut-on parler d’un nouveau pacte de Quincy ?
Une politique de sécurité énergétique affirmée
Premier consommateur mondial d’énergie et deuxième de pétrole derrière les États-Unis, la Chine est devenue, en septembre 2013, le premier importateur mondial de pétrole, même si elle conserve une production d’environ 4,3 millions de barils par jour (mbj), se positionnant comme le cinquième producteur mondial après les États-Unis, l’Arabie saoudite, la Russie et le Canada [4]. L’année 1993 a marqué une rupture dans la politique de sécurité énergétique de la Chine, puisque le pays est devenu, pour la première fois, importateur net. Représentant environ 15 % du produit intérieur brut (PIB) mondial en 2015, contre moins de 3 % en 1976, la Chine a connu une période de croissance ininterrompue supérieure à 10 % depuis près de trente ans. Elle est devenue, en une décennie, le premier consommateur mondial et le principal importateur sur la majorité des marchés de matières premières. Concernant le pétrole, l’écart entre la production et la consommation s’est creusé depuis le début des années 2000, laissant donc la Chine devenir importateur net de plus de 7,5 mbj, devant les États-Unis (6,7 mbj). Sur la période 2000-2015, l’empire du Milieu a été responsable d’environ 45 % de la demande incrémentale mondiale de pétrole, créant ainsi des mouvements de prix marqués sur les marchés, ces derniers étant particulièrement à l’écoute des développements économiques chinois.
La dépendance pétrolière extérieure est devenue une réelle question politique en Chine au début des années 2000. Les approvisionnements étrangers représentent désormais, selon le département américain à l’Énergie (EIA), près de 60 % de ses besoins journaliers, contre 30 % en 2000. La limite imposée par le 12e plan quinquennal – une dépendance extérieure n’excédant pas 61 % en 2015 – n’a donc pas été dépassée. Malgré une politique de diversification depuis le début de la dernière décennie, notamment en Afrique, les pays du Moyen-Orient restent les fournisseurs privilégiés de la Chine : Arabie saoudite (16 % des importations), Oman (10 %), Iran (9 %), Irak (9 %), Émirats arabes unis (4 %) et Koweït (3 %). La géographie régionale des importations chinoises continue ainsi de donner une place prépondérante au Moyen-Orient (52 % des importations globales), devant l’Afrique (22 %), la Russie et les ex-républiques de l’Union soviétique (13 %) et les Amériques (11 %). Et selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), cette dépendance aux importations en provenance du Moyen-Orient pourrait atteindre 70 % en 2020 [5] et continuerait de progresser jusqu’en 2035.
Parallèlement à la question des fournisseurs de pétrole, c’est celle des routes d’approvisionnement qui guide la géopolitique énergétique de la Chine. Or, le remplacement progressif d’une partie des importations des pays du Moyen-Orient par d’autres en provenance des pays africains (Angola, Soudan du Sud) ne lui permet pas de s’affranchir des problématiques des détroits (Malacca, Lombok, etc.). Dès 2003, le président Hu Jintao appelait ainsi à adopter une nouvelle politique stratégique en raison de la vulnérabilité de la Chine au détroit de Malacca, qui voit chaque année transiter près de 80 % de ses importations. Théorisé par les acteurs politiques et la presse nationale, le « dilemme de Malacca » [6] explicitait clairement le message qu’un contrôle du détroit par une puissance étrangère mettrait en péril l’empire du Milieu.
Cette double dépendance explique le caractère intégré de la politique énergétique chinoise depuis les années 2000. La Chine a en effet alors commencé à investir massivement dans le développement d’infrastructures transnationales d’acheminement d’hydrocarbures. Dès 2006, elle a pu recevoir du pétrole en provenance du Kazakhstan grâce à la construction d’un pipeline issu d’une collaboration entre la compagnie nationale chinoise CNPC (China National Petroleum Corporation) et KMG (KasMunayGas). Elle compte désormais trois oléoducs internationaux la reliant à la Birmanie, au Kazakhstan et à la Russie. De nombreux autres projets sont à l’étude, dont le projet TATC (Turkménistan, Afghanistan, Tadjikistan, Chine), qui permettrait à la Chine d’éviter un pouvoir de marché et de transit régional trop important du Kazakhstan en Asie centrale. Ce dernier point est assez éclairant de la stratégie portée par Beijing : la diversification des fournisseurs de pétrole et le contournement partiel du détroit de Malacca traduisent sa volonté de ne pas réinstaller une dépendance liée au transit régional. Une diversification de ses investissements à l’étranger est d’ailleurs à l’œuvre. Entre 2005 et 2016, ces derniers ont atteint plus de 1 200 milliards de dollars selon le China Global Investment Tracker et les capacités financières du pays semblent illimitées. Sur ce montant global, plus de 510 milliards ont été investis dans le seul secteur de l’énergie, avec une priorité donnée au pétrole et au gaz. Là encore, la politique chinoise a été pensée dès le début des années 1990. Ainsi, le premier investissement chinois dans le secteur de l’énergie à l’étranger date de 1992, lorsque CNPC a investi près de 6,5 milliards de dollars dans un projet de sables bitumineux au Canada. Aujourd’hui, il est rare de trouver un pays riche en hydrocarbures, et plus généralement en matières premières, qui n’ait pas été concerné par les investissements chinois.
En parallèle, la Chine a cherché à étendre son influence régionale en favorisant le développement économique de pays tiers stratégiques à travers la construction d’infrastructures portuaires et énergétiques. Élaborée au début des années 2000, la stratégie chinoise dite du « collier de perles » tire son nom du rapport Energy Futures in Asia [7] de 2004 et cherche en priorité à sécuriser les routes commerciales chinoises. Si l’Inde et les États-Unis ont mis en place des accords de coopération pour assurer la sécurité de leurs navires à l’approche du détroit de Malacca, la stratégie du « collier de perles » vise un double objectif : derrière la volonté de sécuriser les voies d’accès aux hydrocarbures en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient se cache une politique plus offensive de consolidation et de densification de sa stratégie d’influence internationale. Sur l’ensemble des « perles » recensées, certaines sont à vocation militaire (Hainan, Woody, Mergui), d’autres sont des infrastructures portuaires civiles (Sihanoukville, Chittagong, Hambantota). Gwadar (Pakistan) et Sittwe (Birmanie) ont une vocation multiple puisqu’au-delà de leur rôle militaire et de facilités portuaires, ils offriront à moyen terme une alternative au corridor énergétique traditionnel à travers le détroit de Malacca, avec la construction de pipelines et de routes permettant d’acheminer les hydrocarbures de manière terrestre vers la Chine.
Une politique globale d’internationalisation
Cette stratégie d’investissements directs à l’étranger (IDE) trouve son origine dans la politique de conquête de marchés extérieurs mise en place au début de la décennie 2000 (« Go Global Policy »). Dans le domaine énergétique, elle a bénéficié de la restructuration du secteur énergétique chinois et de ses compagnies nationales en 1998. Ainsi, le secteur des hydrocarbures peut s’appuyer aujourd’hui sur une compagnie extrêmement diversifiée (CNPC) et trois compagnies nationales intégrées (NOC) : Sinopec (China Petroleum and Chemical Corporation), CNOOC (China National Offshore Oil Corporation) et Sinochem (China National Chemicals Import and Export Corporation). À l’origine, seule CNOOC, première compagnie pétrolière chinoise, créée en 1982, était désignée pour établir des relations avec des entreprises étrangères ou pour réaliser des investissements dans les pays étrangers. Depuis la réforme de 1998, CNPC et CNOOC sont très actives sur les marchés et sont devenues des acteurs de premier plan au niveau international. En 2015, selon le classement « Fortune 500 » de Forbes, CNPC et Sinopec arrivaient respectivement aux troisième et quatrième places mondiales en matière de chiffre d’affaires, devançant notamment les supermajors Shell, Mobil et British Petroleum (BP).
Devenues des acteurs internationaux de premier plan, les NOC chinoises ont bénéficié d’un environnement institutionnel favorable pour conquérir des marchés. En effet, le système bancaire chinois, composé de deux fonds souverains nationaux qui investissent les réserves de change sur les marchés internationaux (State Administration of Foreign Exchange [SAFE] et China Investment Corporation [CIC]), de banques nationales spécialisées dans le développement international (Eximbank, China Development Bank) et de banques commerciales, constitue un véritable bras armé de la politique d’internationalisation des entreprises, et notamment des compagnies pétrolières.
Les partenariats noués par la Chine dans le secteur pétrolier ne se limitent pas aux monarchies du Golfe : nombre d’accords ont également été signés avec la Russie, des pays latino-américains, africains ou encore d’Asie centrale, accords qui dépassent souvent la seule question pétrolière. En Amérique latine et en Russie notamment, la Chine a signé de nombreux accords appelés « Oil for Loan », qui combinent prêt financier et livraison de pétrole. Depuis 2005, près d’une vingtaine de contrats de ce type ont ainsi été signés avec des pays comme le Brésil, l’Équateur, la Russie, le Turkménistan ou le Venezuela. Ce dernier vit actuellement sous assistance financière chinoise, et la crise économique et politique qu’il subit ne risque pas d’en réduire la portée. Signés pour des durées de trois à vingt-cinq ans, ces contrats de barter sont devenus le symbole d’une dépendance aux capitaux chinois et traduisent du remodelage des relations internationales du pays. D’un consensus de Washington mis en place dans les années 1980 dans le cadre des institutions internationales issues de la Seconde Guerre mondiale (Banque mondiale, Fonds monétaire international), les années 2000 ont vu apparaître un consensus de Beijing, alternatif certes, mais engendrant de nouvelles formes de dépendances pour les pays ayant contracté avec la Chine.
Dans ce contexte, la création de la Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (BAII), en mars 2015, prend toute son importance. Pensée au départ par Xi Jinping (octobre 2013) pour promouvoir l’intégration régionale en Asie, cette institution est désormais forte de 57 États membres, dont de nombreux pays européens. La Chine y possède plus de 25 % des droits de vote et bénéficie donc de facto d’une forme de droit de veto. La BAII est en passe de devenir un outil majeur de la politique d’internationalisation chinoise, notamment à travers ses investissements en Asie centrale [8], un projet global regroupé sous le vocable de « nouvelles routes de la soie » (« One Belt One Road » ou OBOR). Ce projet apporte une réponse partielle à la problématique pétrolière de dépendance au détroit de Malacca et au Moyen-Orient car il propose une alternative à la fois en matière de routes d’acheminement, mais également de fournisseurs de matières premières énergétiques. Il constitue aussi un réel enjeu de prestige pour la Chine dans sa réaffirmation en tant que une puissance globale. Les dimensions économique et de politique intérieure sont également essentielles dans la constitution du projet OBOR. En effet, le développement considérable de capacités de production depuis l’accession de la Chine à l’OMC fin 2001 a créé d’importantes surcapacités inutilisées dans de nombreux secteurs, et notamment dans ceux de l’acier et des métaux non ferreux (cuivre, aluminium, etc.) ; les « nouvelles routes de la soie » permettront d’en absorber une large part. Or, la Chine est justement en train d’observer un profond ralentissement de sa croissance économique et un rééquilibrage de son modèle de développement. Les conséquences en matière d’emploi restent donc suspendues au développement des infrastructures dans le projet OBOR. La « route de la soie » constitue en effet une garantie d’accès facile et rapide à nombre de marchés – ressources énergétiques, matières premières –, à de nouveaux débouchés – biens de consommation –, ainsi que l’assurance d’occuper une main-d’œuvre inemployée, mais également l’occasion de rééquilibrer le développement économique vers l’Ouest de son territoire, de sorte à contrer les séparatismes et mouvements terroristes [9]. Le projet OBOR représente donc, pour la Chine, à la fois un enjeu de stabilité intérieure et de stabilité régionale. En outre, l’importance des investissements en infrastructures dans les années à venir – on évoque le chiffre de 4 000 milliards de dollars [10] – permet d’imaginer le pouvoir politique et stratégique du pays dans une région allant de l’Asie centrale aux portes de l’Europe. Dans cet espace de concurrence, notamment avec le voisin russe, la Chine a déjà remporté une forme de bataille économique et financière puisque la Russie, à travers ses entreprises pétrolières, est dépendante à son égard pour ses marchés et son financement.
Vers un assouplissement de la politique chinoise de non-ingérence ?
Comme sur le plan économique, c’est le pragmatisme qui caractérise le positionnement de la Chine en tant que puissance politique, que ce soit en Asie, au Moyen-Orient ou en Afrique. Il serait plus juste de dire que les initiatives chinoises dans le monde sont clairement guidées par des objectifs économiques et que les considérations politiques, bien qu’intimement liées, n’en sont pas à l’origine. C’est ce que recèle le concept de non-ingérence : une neutralité bienveillante vis-à-vis des conflits et politiques domestiques des partenaires économiques. Pour la Chine, il s’agit d’un moyen de démultiplier ses partenariats et de s’afficher comme un acteur de confiance.
À l’heure actuelle, aucun engagement sécuritaire spécifique ne transparaît ainsi dans les accords signés entre la Chine et les pays arabes du Golfe par rapport à d’autres zones géographiques, engagements qui laisseraient, par exemple, entendre une protection quelconque des intérêts de ces pays par la Chine en cas d’attaque. Beijing ne privilégie pas non plus un pays par rapport à un autre : elle ne s’est ainsi pas privée de commercer avec l’Iran alors même qu’elle entretient des relations très anciennes avec l’Arabie saoudite. De même est-elle engagée à la fois avec les Territoires palestiniens et avec Israël – sur la base d’objectifs et de contenus différents et adaptés à chacun –, sans jamais avoir pris position dans le conflit qui les oppose. Quant à l’invasion américaine de 2003, elle n’a pas empêché un renforcement des relations entre la Chine et l’Irak depuis le début des années 2000. Cette orientation se retrouve également dans le premier document consacré à la politique arabe de la Chine, publié en janvier 2016 : celui-ci vient consolider son engagement économique au Moyen-Orient et se double d’une confirmation de la non-ingérence dans les affaires intérieures des pays, « anéantissant les espoirs d’une Chine assumant un rôle plus important en tant que conciliateur » selon certains [11]. De même, développement économique et dialogue politique sont privilégiés par rapport à l’utilisation de la force pour régler les conflits politiques ou religieux.
Dans sa relation avec les États-Unis, pays occidental le plus engagé au Moyen-Orient, la Chine ne cherche pas non plus la confrontation. Ni opposition frontale ni renoncement, rien ne laisse à penser qu’elle aurait des velléités de s’imposer, en lieu et place des Américains, comme puissance militaire stratégique dans la région [12]. Pourtant, les États-Unis, redevenus désormais premier producteur mondial de pétrole [13], interrogent à la fois sur la pérennité de leur engagement sécuritaire et sur la possibilité, pour la Chine, de récupérer ce rôle, des questions d’autant plus pertinentes au moment où Beijing promeut un accord de libre-échange et renforce son dialogue avec le Conseil de coopération du Golfe [14].
Reste qu’aujourd’hui, et sans doute plus encore demain, la Chine se pose et se posera comme une puissance globale. Premier partenaire commercial de plus de 130 pays et à l’origine d’institutions financières multilatérales (BAII, Nouvelle banque de développement créée par les BRICS), elle est également en train de réussir l’internationalisation de sa monnaie (10 accords de convertibilité directe, banques « de compensation » dans 15 pays, 32 accords de swaps avec des banques centrales, 15 pays avec quotas d’investissement en yuan) [15]. Elle se positionne ainsi, de fait et déjà, comme un acteur géoéconomique mondial majeur. En 2015, selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) [16], elle a investi environ 120 milliards de dollars à l’étranger, alors que les IDE en Chine s’établissaient à 126 milliards de dollars. Les prochaines années pourraient connaître une inversion de ces flux d’IDE. Un tel retournement serait-il susceptible de remettre en cause le principe de non-ingérence ?
La nécessité de défendre ses propres intérêts dans le monde se fait d’ores et déjà sentir, intérêts périodiquement pris à partie, qu’il s’agisse de ses ressortissants ou de ses entreprises : évacuation des Chinois à la suite de la guerre civile en Libye en 2011, intérêts énergétiques mis à mal lors du conflit Soudan-Soudan du Sud en 2012 et 2013, prise d’otages et évacuation des salariés du secteur pétrolier en Irak en 2014, meurtres de responsables d’entreprises dans une attaque terroriste au Mali en mai 2015, etc. Pour les citoyens chinois – et la stabilité « sociale » du pays – d’une part, pour la sauvegarde de sa puissance économique d’autre part, la Chine ne peut rester totalement indifférente aux conflits et tensions qui parcourent le monde. Pour le moins se doit-elle de disposer d’une politique étrangère claire et cohérente afin d’éviter les « actes manqués » reposant sur des divergences entre discours officiel et décisions de certains de ses acteurs économiques [17].
Plusieurs décisions politiques prises au cours des dernières années laissent déjà apparaître un assouplissement de cette stratégie de non-ingérence. Ainsi les diplomates chinois sont-ils engagés dans les pourparlers sur la paix entre Soudan et Soudan du Sud. La marine chinoise participe également à la coalition internationale anti-piraterie au large des côtes somaliennes, dans le golfe d’Aden. Les troupes chinoises sont, en outre, parties prenantes des missions de paix des Nations unies au Mali et au Soudan du Sud, et la Chine a proposé une assistance militaire à l’Irak dans le combat contre l’État islamique [18]. Ces différentes actions ont toutes un point commun : un interventionnisme « limité » sous couvert des Nations unies – appui aux actions de maintien de la paix et de sécurité internationale – et l’absence d’interventions militaires directes.
Au Moyen-Orient, les signes d’un changement d’attitude de la Chine sont déjà perceptibles. Ils tiennent tant aux transformations observées sur les marchés pétroliers qu’à une politique étrangère plus active depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping. Toutefois, la question d’une présence militaire dans la région ne figure pas sur la liste des priorités stratégiques de la Chine [19]. Restent deux défis à ne pas sous-estimer. La Chine a besoin de canaliser les mouvements islamistes pour éviter tout débordement sur sa population musulmane, notamment à l’Ouest du pays, dans la province du Xinjiang. Elle doit également éviter de rivaliser frontalement avec les États-Unis au Moyen-Orient pour ne pas induire de tensions supplémentaires en Asie, où ces derniers ont entamé, sous la présidence Obama, une stratégie de renforcement de leur présence (pivot asiatique). Ces défis s’accompagnent d’interrogations majeures sur l’évolution du pays : le ralentissement marqué de la croissance économique depuis 2009 et sa nouvelle « normalité » autour de 6 % peuvent-il contraindre les projets d’investissements en cours et la dynamique d’internationalisation du pays ? Plus globalement, quelles conséquences ce rééquilibrage chinois aura-t-il sur son statut de puissance mondiale ? La Chine s’étant nourrie de ses réussites économiques et financières pour démontrer sa puissance au niveau international, le ralentissement entamé n’est-il pas susceptible d’engendrer un processus d’affirmation international sur des bases désormais plus géostratégiques qu’économiques ?
- [1] IFP Énergies nouvelles, 1-4 av. de Bois-Préau, 92852 Rueil-Malmaison, France.
- [2] Riyad s’oppose à la normalisation en cours des relations entre Washington et Téhéran, craignant que les États-Unis aient décidé de réviser leur stratégie dans le Golfe, bouleversant ainsi les alliances dans la région.
- [3] Créée en 2015, l’Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) s’inscrit dans le projet des nouvelles routes de la soie en Chine et constitue son principal outil de financement.
- [4] BP, BP Statistical Review of World Energy, Londres, juin 2016.
- [5] AIE, World Energy Outlook, Paris, 2015.
- [6] Voir Shi Hongtao, « China’s Malacca Straits », Qingnian Bao, 15 juin 2004 ; « China’s “Malacca dilemma” », China Youth Daily, 15 juin 2011.
- [7] Booz Allen & Hamilton, Energy Futures in Asia : Final Report, 2004.
- [8] Il existe également un projet de route de la soie maritime qui s’appuie sur la stratégie chinoise du collier de perles.
- [9] Claudia Astarita et Isabelle Damiani, « Géopolitique de la nouvelle route de la soie », Géoéconomie, n° 79, Choiseul, 2016 / 2.
- [10] European Parliamentary Research Service, « One Belt, One Road (OBOR) : China’s regional integration initiative », Briefing, juillet 2016.
- [11] Gisela Grieger, « China’s policy on the Middle East », At a glance, European Parliamentary Research Service, octobre 2016.
- [12] La gestion de la crise du nucléaire iranien est assez symptomatique. La Chine a ainsi pris part aux négociations et a respecté les sanctions américaines exigeant une réduction des importations de pétrole brut en provenance d’Iran tout en continuant à importer.
- [13] BP, op. cit.
- [14] Le Conseil de coopération du Golfe est une organisation régionale regroupant l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar.
- [15] World Economic Forum, « Geo-economics with Chinese Characteristics : How China’s economic might is reshaping world politics », Genève, janvier 2016.
- [16] Base de données de la Cnuced.
- [17] Certaines entreprises chinoises de l’armement avaient par exemple négocié à l’été 2011 des accords avec le gouvernement de Mouammar Kadhafi, quelques mois avant que la Chine ne signe l’embargo sur les armes des Nations unies.
- [18] Zha Daojiong et Michal Meidan, « China and the Middle East in a New Energy Landscape », Chatham House Research Paper, octobre 2015.
- [19] Ibid.