Géopolitique des infrastructures énergétiques en Europe / Par Angélique Palle

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  • Angélique Palle

    Angélique Palle

    Chercheuse à l’IRSEM, au sein du domaine Armement et économie de défense

Dans le domaine des infrastructures, celles consacrées à la production et au transport d’électricité occupent une place particulière. Elles sont le soubassement physique sur lequel reposent le fonctionnement et la continuité des économies et des modes de vie des sociétés s’inscrivant dans les dynamiques de la mondialisation. Bien que ne faisant pas partie des domaines traditionnellement régaliens des États, l’énergie s’est imposée au cours des révolutions industrielles successives comme une ressourceclé dont la sécurité d’approvisionnement revêt un caractère particulièrement stratégique. Pour les États membres de l’Union européenne (UE), elle est encore principalement considérée comme une question de géopolitique extérieure, dépendante des importations réalisées depuis certains grands pays producteurs (Russie, pays du Golfe, Algérie, etc.), de la sécurité des routes d’approvisionnement ou de la stabilité des pays de transit. Mais la sécurité de l’approvisionnement énergétique est aussi devenue progressivement, au cours des deux dernières décennies, une problématique interne à l’UE dont la géopolitique est encore peu étudiée.

Pour l’UE, les infrastructures énergétiques européennes et la sécurité d’approvisionnement qu’elles assurent se trouvent actuellement au point de rencontre de deux grandes dynamiques majeures : la transition énergétique et l’intégration européenne. Elles portent parallèlement les héritages de l’histoire et de la géopolitique du XXe siècle, qui produisent encore leurs effets dans l’espace et les territoires européens. Il s’agit alors, tout d’abord, d’envisager les marques que ces héritages laissent encore dans l’architecture de ces réseaux de transport, pour explorer ensuite la relation entre ces infrastructures et la politique d’intégration européenne, et les impacts de cette relation sur la géopolitique interne de l’Union.

Les infrastructures énergétiques européennes, des réseaux hérités de la géopolitique du XXe siècle

La Seconde Guerre mondiale a consacré le caractère stratégique des réseaux de transport d’électricité. Enjeux cruciaux de l’économie de guerre, ils ont fait l’objet d’une attention particulière des gouvernements dans les années la précédant. Objectifs de guerre durant le conflit, ils ont ensuite compté parmi les priorités de la reconstruction, avant de faire partie des enjeux technico-politiques de la guerre froide.

Les réseaux électriques, une division héritée du Rideau de fer

Les États européens, et particulièrement l’Allemagne, la Belgique, la France, les Pays-Bas et l’Italie, se sont préparés au second conflit mondial en intégrant à échelle nationale leurs réseaux électriques, ainsi que les centres de commande et de dispatching [1] associés. On a parlé à ce sujet de « cristallisation des réseaux nationaux » [2]. Il s’agissait à la fois de renforcer le réseau en cas de conflit et de lui permettre de soutenir un effort de guerre sur le plan économique. Le programme national français d’interconnexion, lancé en juin 1938, envisageait la construction de lignes comme un objectif d’intérêt national concernant à la fois l’économie et la défense [3]. Un tiers des fonds alloués au développement planifié de ce réseau concernait des projets de lignes présentés comme relevant de la défense nationale. Il s’agissait principalement de renforcer le réseau dans le Nord-Est de la France et d’assurer l’électrification de la ligne Maginot (tourelles, ventilation, trains d’approvisionnements à traction électrique, etc.) [4]. Une force de police spéciale fut même constituée pour la garde et la protection des infrastructures électriques. Les Allemands firent de même durant l’Occupation et deux régiments furent assignés à la protection de la ligne stratégique reliant Paris et le Massif central [5].

S’il n’y a pas eu de « saignée électrique » [6] durant le conflit en raison du manque d’interconnexion, les restrictions, les bombardements et les sabotages ont pratiquement paralysé, à la fin de la guerre, le réseau de transport à haute tension français. Quant à la production, elle a chuté de 30 % entre 1939 et 1944 [7]. Les Alliés firent alors du rétablissement de l’approvisionnement du pays en électricité et de la remise en état du réseau l’une de leurs priorités après la Libération [8].

Durant les années de guerre froide, les infrastructures d’approvisionnement en électricité sont restées des questions stratégiques. La réparation de la centrale électrique de Berlin-Ouest, qui avait dû cesser ses opérations après la guerre à cause de dégâts et de son démantèlement partiel par les troupes soviétiques, fut par exemple l’un des enjeux du pont aérien de ravitaillement américain lors du blocus soviétique de la ville, jusqu’en mai 1949 [9]. Plus largement, les réseaux de transport d’électricité ont eux aussi été marqués par la construction du Rideau de fer.

Les États-Unis étaient en effet hostiles aux interconnexions entre Europe de l’Ouest et Europe de l’Est, qui auraient entraîné une interdépendance entre réseaux. Cette interconnexion aurait également renforcé les réseaux d’Europe de l’Est, moins développés, et ainsi soutenu l’économie et l’industrie du bloc soviétique, ce qui n’était pas souhaitable du point de vue américain. Cette séparation stratégique des réseaux électriques s’est traduite techniquement par la mise en place de réseaux non synchrones [10], le Rideau de fer coupant aussi à travers les lignes électriques. À l’Ouest, l’UCTE (Union pour la coordination de la transmission d’électricité), a vu le rattachement progressif d’une partie des anciens pays satellites après la chute du Mur et au cours de leur rapprochement avec l’UE. À l’Est, l’IPS / UPS (Integrated Power System / Unified Power System of Russia) est encore le système actuellement utilisé par les pays baltes, ce qui nécessite des raccordements en courant continu lors des échanges avec l’UCTE. La région scandinave se détache également, à la fois parce que des initiatives internes de coopération régionale y existent depuis l’entre-deux-guerres et parce que les lignes terrestres pouvant la relier à l’Europe de l’Ouest nécessitent de traverser le Rideau de fer, tandis que les technologies sous-marines sont encore coûteuses et mal maîtrisées [11]. Sur le plan politique, le non-alignement des pays scandinaves a aussi joué un rôle dans cette prise de distance vis-à-vis de l’Est et de l’Ouest dans un secteur sensible et stratégique – les lignes et centrales électriques ont été pendant et après la guerre des points sensibles sur le plan économique et militaire, à tel point que l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a demandé en 1963 à un groupe d’experts de s’y intéresser [12]. Par ailleurs, il faut noter que l’Europe centrale et l’Europe de l’Est avaient des niveaux d’électrification moindres que l’Europe du Nord ou l’Europe de l’Ouest, ce qui rendait l’interconnexion plus complexe.

Oléoducs et gazoducs, infrastructures de guerre froide

À l’intérieur de l’UE, les infrastructures de pétrole et de gaz suivent dans les faits des logiques un peu différentes, au sens où elles sont moins marquées par la « coupure » du Rideau de fer. Elles traduisent cependant la même dynamique d’une organisation spatiale des réseaux profondément liée à la géopolitique de cette deuxième moitié du XXe siècle.

Sur le plan gazier, le « gaz rouge » en provenance d’Union soviétique irrigue ce qui n’est pas encore l’Union européenne de façon continue malgré le Rideau de fer et les crises entre les deux blocs [13]. Le réseau européen de gazoducs est alors totalement construit autour de cette dynamique de flux Est-Ouest à sens unique, visant à approvisionner les grands voisins comme la France et l’Allemagne. Dans ce contexte, la relation avec les espaces de transit du bloc de l’Est, comme l’Ukraine, a toujours présenté une certaine complexité dont les crises récentes (2005-2006, 2006-2007, 2007-2008 et 2013) sont en partie les héritières. Au-delà de la géopolitique externe des tubes, c’est toute l’architecture des infrastructures gazières internes européennes qui est dominée par ce flux et qui fait aujourd’hui l’objet de certaines recompositions territoriales.

Sur le plan pétrolier, une partie du réseau européen actuel d’oléoducs est constituée des infrastructures de transport et de stockage mises en place à partir de 1958 par le programme d’infrastructures communes de l’OTAN pour alimenter les troupes en cas de conflit avec l’Union soviétique. Le NATO Pipeline System (NPS) comprend aujourd’hui environ 10 000 kilomètres de tubes répartis sur 12 pays de la région – hors de l’UE, l’Islande, la Norvège et la Turquie en sont membres – et dispose d’une capacité de stockage de 4,1 millions de mètres cubes.

Si elles portent largement les héritages des conflits de la seconde moitié du XXe siècle, les infrastructures de transport d’énergie ont vu diminuer leur caractère stratégique avec la pérennisation de la paix et la poursuite de l’intégration européenne. Ces infrastructures internes à l’espace européen, qui apparaissent aujourd’hui peu menacées, ne font pas ou peu l’objet d’une protection ou d’une réflexion stratégique particulières. Elles ont cependant conservé une importance économique dont les impératifs en matière d’architecture sont différents de ceux qui prévalaient lors de la guerre froide. L’UE a donc entrepris de restructurer ses réseaux de transport d’énergie, qui doivent désormais répondre à terme aux objectifs politiques de l’intégration européenne et de la transition énergétique.

Infrastructures, intégration européenne et transition énergétique : un changement de paradigme géopolitique ?

Les infrastructures de transport d’énergie se caractérisent par une forte inertie. Elles sont intensives en capital et longues à construire – parfois une dizaine d’années aujourd’hui pour une ligne électrique à haute tension en France –, mais pérennes une fois construites. Si leur configuration actuelle à l’intérieur de l’UE est encore largement marquée par les héritages de la seconde moitié du XXe siècle, la dynamique de construction européenne et, plus récemment, celle de transition énergétique font pourtant fortement évoluer l’architecture issue de cet ancien paradigme.

Un paradigme et de nouvelles dynamiques : le projet d’une intégration européenne

L’énergie est aux fondements du projet européen d’intégration régionale. Dans certains domaines, notamment celui des réseaux, il semble même que le projet d’intégration à l’échelle européenne ait précédé le projet économique et politique européen [14]. Les dynamiques de la construction communautaire trouvent ainsi leurs racines dans l’énergie. Dès 1951, la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) établit un marché commun pour le charbon et l’acier entre la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, sous la supervision d’une autorité supranationale commune. Puis, en 1957, la Communauté européenne de l’énergie atomique (EURATOM) mutualise les normes ainsi qu’une partie des recherches en matière de nucléaire civil.

Ce n’est pourtant qu’avec la signature de l’Acte unique européen (1986) que la Commission européenne, en cherchant à achever la construction du marché commun, devient progressivement un acteur de l’intégration régionale dans le domaine de l’énergie. Mais la politique énergétique de l’UE a légalement moins de dix ans : elle n’a obtenu son existence formelle et une base juridique solide qu’en 2009 avec le traité de Lisbonne [15]. La question de l’intégration des réseaux est ainsi mise en avant dans le cadre de la politique de libéralisation qui vise à mettre en place un grand marché européen de l’énergie avec les « paquets énergie » successifs (1996 et 1998 ; 2003 ; 2009), le règlement (UE) n° 347/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2013 concernant des orientations pour les infrastructures énergétiques transeuropéennes, puis le projet d’une « Union de l’énergie » lancé en 2015. La Commission européenne a donc demandé aux gestionnaires des réseaux européens de gaz et d’électricité de construire des plans de développement communs et d’harmoniser les normes de gestion grâce à des « codes de réseaux » européens.

Un changement d’architecture interne des réseaux

Quel est l’impact de ces nouvelles dynamiques sur l’architecture des réseaux européens de transport d’énergie ? Dans tous les cas, une remise en cause des dynamiques héritées de la guerre froide est identifiable. Sur le plan électrique, une partie des projets d’envergure européenne soutenus par la Commission au cours des dernières années ont eu pour but d’intégrer les « péninsules électriques » au reste de la « plaque » européenne. C’est par exemple le cas des pays baltes, dont le réseau historique est synchrone avec celui de l’ex-Union soviétique et a été raccordé à celui des pays scandinaves en janvier 2016. La ligne sous-marine Nordbalt relie ainsi la Lituanie à la Suède, tandis que des renforcements internes des réseaux de ces trois pays sont prévus à moyen terme [16], ce qui constitue un élément important de leur dynamique d’intégration à l’UE et d’une certaine prise d’indépendance vis-à-vis du voisin russe.

Sur le plan gazier, l’architecture orientée Est-Ouest du réseau est progressivement remise en question. Les plans d’investissement européens dans les réseaux gaziers prévoient ainsi la mise en place d’infrastructures permettant d’inverser le sens des flux dans un gazoduc, c’est-à-dire d’acheminer du gaz provenant des pays de l’Ouest – et de leurs infrastructures de stockage – vers ceux de l’Est. Le but est de permettre à ces derniers de diversifier leurs approvisionnements pour diminuer à terme l’écrasante part de gaz russe dans leurs importations, ou d’empêcher les ruptures d’approvisionnement en cas de tensions entre la Russie et l’un des pays de transit, comme l’Ukraine. De même, des gazoducs orientés Nord-Sud entre les pays du groupe de Višegrad (Pologne, République tchèque, Hongrie et Slovaquie) sont envisagés dans la liste des projets prioritaires soutenus par la Commission pour permettre une solidarité et des échanges entre ces pays en cas d’interruption momentanée des exportations russes.

Sur le plan pétrolier, les objectifs du NPS, réseau de gazoducs mis en place par l’OTAN et initialement clairement constitué pour faire face à un conflit potentiel avec l’Union soviétique, ont été révisés. « Les infrastructures fixes sont passées au second plan », mentionne le site Internet de l’OTAN [17], et le réseau est en grande partie utilisé à des fins civiles – autorisées dès 1959, une clause de priorité militaire demeure cependant –, notamment l’approvisionnement des aéroports. La restructuration de la partie « Centre-Europe », amorcée en 1997, est en cours et une nouvelle architecture, visant notamment à réduire les coûts d’exploitation, a été approuvée en 2012.

Les infrastructures énergétiques européennes incarnent donc, de façon très spatiale, un changement de paradigme géopolitique à l’œuvre à l’intérieur de l’UE et la sortie progressive des logiques de guerre froide. Si ce mouvement a été amorcé dès la fin des années 1990 avec le premier paquet énergétique et le regain d’intérêt pour les interconnexions internes à l’UE, ses effets concrets ne se font sentir réellement que vingt ans plus tard, témoignant d’une certaine inertie des infrastructures énergétiques. Ce changement d’architecture reflète alors les nouvelles dynamiques des recompositions territoriales européennes.

De la maille nationale à la maille européenne, un projet de transfert de souveraineté sous couvert de neutralité technique

La « neutralité » du marché et de l’intégration technique

En mettant progressivement l’intégration énergétique et la libéralisation des marchés de l’énergie au rang de ses priorités depuis la fin des années 1990, l’UE a promu un discours de « neutralité » sur le plan politique. À la sortie de la guerre froide, et après les chocs pétroliers qui avaient fortement marqué la sécurité de l’approvisionnement en énergie d’un sceau géopolitique, son discours met en avant le marché comme acteur apolitique, ainsi que le caractère « rationnel » de l’intégration technique des réseaux et des économies d’échelle qu’elle est censée apporter, au bénéfice du consommateur. La politique énergétique européenne qui se construit en vingt ans adopte ainsi trois piliers – compétitivité, sécurité, durabilité – dont l’intégration est présentée comme le moyen. Elle permettrait ainsi, par exemple, une solidarité entre États en cas de rupture d’approvisionnements, des logiques de coordination entre espaces pour le développement de sources d’énergies renouvelables – hydraulique dans le Nord et les Alpes, solaire dans le Sud, biomasse dans le centre de l’Europe, éolien sur les côtes – et une concurrence entre espaces, sources de production et utilities [18] au profit du consommateur et de l’économie.

Ce discours a ainsi progressivement légitimé le cadre européen comme échelle de référence pour la régulation du marché, dont l’intégration dépasse désormais l’échelle des États, pour la définition des objectifs du développement des énergies renouvelables, qui a lieu désormais largement au niveau européen et marque un certain interventionnisme dans le mix des États, ainsi que pour la gestion du développement des infrastructures de transport et de stockage, dont les grands projets sont pensés à l’échelle européenne.

Le réveil des États et des acteurs locaux : un conflit d’échelles ?

Face à cette prédominance de l’européen sur les questions énergétiques, les États tentent de conserver un pouvoir d’influence et de décision, sans toujours maîtriser l’impact réel de cette intégration sur leurs possibilités d’action. En France et au Royaume-Uni, le politique cherche ainsi à réinvestir les instances de régulation et les gestionnaires de réseaux d’infrastructures nationaux [19]. En Allemagne, la sortie du nucléaire décidée par le corps politique se heurte à la réalité de la configuration actuelle du réseau, dont le dimensionnement ne permet pas de remplacer l’énergie nucléaire produite à proximité des grands bassins de consommation industriels dans le Sud du pays par de l’éolien en provenance des côtes de la mer du Nord. La saturation des réseaux allemands se propage aux pays voisins auxquels ils sont interconnectés – la République tchèque, la Pologne et la France notamment –, qui se plaignent alors de faire les frais d’une transition énergétique nationale décidée sans consultation des partenaires qu’elle affecte.

Une problématique similaire se pose au niveau local, que la promotion des discours autour de la transition énergétique tend à légitimer comme échelle de référence pour la décision politique et la gestion de la production et de la consommation d’énergie. Les collectivités locales ainsi que des groupes ou associations d’acteurs locaux demandent ainsi un droit de regard et de décision sur l’énergie qu’ils consomment, ce qui les conduit parfois à s’opposer aux grands projets européens d’infrastructures de transport ou de production d’énergie [20].

Un transfert de souveraineté au cœur du conflit d’échelles

Les infrastructures européennes de transport d’énergie se trouvent donc actuellement au cœur d’un transfert progressif de souveraineté des États vers l’UE, à l’œuvre depuis la fin des années 1990, et plus ou moins ouvertement consciemment et ouvertement assumé par les différents acteurs du secteur. La formulation du traité de Lisbonne sur la compétence partagée entre l’UE et les États membres qu’est devenue l’énergie illustre cette ambiguïté : l’article 194 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne énonce ainsi les objectifs d’une politique commune aux larges prérogatives [21], tout en précisant que « [c]es mesures […] n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique. » Ce « codicille qui tue » [22] traduit le conflit latent qui se développe en Europe autour de la souveraineté énergétique.

*

Les mutations des infrastructures européennes de transport d’énergie reflètent ainsi le changement de paradigme géopolitique à l’œuvre à l’intérieur de l’Union. Initialement très influencés par les dynamiques externes liées à la guerre froide, dont ils gardent les héritages, ces réseaux portent depuis vingt ans les marques du processus d’intégration européenne et sont désormais soumis à des dynamiques internes à l’Union. Les enjeux liés à leur architecture et à leur gestion sont ceux d’un récent conflit d’échelles interne à l’Union européenne. La tentative de dépolitisation de ces réseaux par les institutions européennes, à partir des années 1990, pour en faire des infrastructures « neutres » vouées à une gestion technique au service d’un marché considéré comme rationnel, a permis de les intégrer à l’échelle de l’Union. Celle-ci est devenue progressivement l’échelle de référence pour leur gestion politico-économique. Il s’agit d’un véritable transfert de souveraineté énergétique, assumé à travers le traité de Lisbonne en 2009, puis le projet d’Union de l’énergie en 2015, qui se réalise alors dans la mesure où ces logiques de réseaux et les mix énergétiques auxquels elles sont liées ne peuvent plus – voir le cas allemand – être pensés uniquement à l’échelle nationale. Une nouvelle géopolitique de ces réseaux se met en place, marquée par les rivalités entre échelles nationales, européenne et locales qui luttent pour le contrôle d’infrastructures que l’intégration européenne et la politique de transition énergétique rendent, de nouveau, explicitement stratégiques.


  • [1] En électricité, le dispatching fait référence à l’ensemble des opérations assurées pour préserver l’équilibre permanent entre l’offre et la demande et la stabilité du réseau.
  • [2] Julien Barrère, La genèse de l’Europe électrique, les logiques de l’interconnexion transnationale (début des années 1920-fin des années 1950), mémoire de maîtrise sous la direction Christophe Bouneau, Université de Bordeaux-III, 2002, p. 95.
  • [3] Voir Hervé Bongrain, « L’électricité au service de la Défense nationale », in Maurice Lévy-Leboyer et Henri Morsel (dir.), Histoire générale de l’électricité en France, Tome troisième, Paris, Fayard, 1994.
  • [4] Voir Hervé Bongrain, Ibid. ; et Henri Morsel, « Industrie électrique et défense en France lors des deux conflits mondiaux. Électricité, armement, défense », Bulletin d’histoire de l’électricité, no 23, 1994.
  • [5] Voir Hervé Bongrain, Ibid.
  • [6] Julien Barrère, op. cit., p. 146.
  • [7] Statistiques annuelles de l’International Union of Producers and Distributors of Electrical Energy (UNIPEDE).
  • [8] Vincent Lagendijk, Electrifying Europe : The Power of Europe in the Construction of Electricity Networks, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008.
  • [9] Ibid.
  • [10] Des réseaux synchrones sont des réseaux opérant à la même fréquence, ce qui permet des interconnexions en courant alternatif directes, sans passage par un système de conversion.
  • [11] Vincent Lagendijk, op. cit.
  • [12] Il s’agissait d’étudier la production et la distribution d’électricité en temps de guerre.
  • [13] Per Högselius, Red Gas : Russia and the Origins of European Energy Dependence, New York, Palgrave Macmillan, 2012.
  • [14] Julien Barrère, op. cit.
  • [15] Yves Petit, « À la recherche de la politique européenne de l’énergie », Revue trimestrielle de droit européen, vol. 42, n° 4, Dalloz, 2012.
  • [16] ENTSO-E, Ten Year Network Developpement Plan, Bruxelles, 2016.
  • [17] « Réseau de pipelines de l’OTAN », 7 avril 2017.
  • [18] Le secteur des « utilities », ou services des collectivités, rassemble la production, le trading, la distribution et la commercialisation d’électricité et de gaz, ainsi que le traitement d’eau.
  • [19] Voir Angélique Palle, L’espace énergétique européen : quelle(s) intégration(s) régionale(s) ? : réseaux, normes, marchés, politiques, des intégrations à plusieurs échelles ?, thèse de doctorat sous la direction de Yann Richard, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016.
  • [20] Voir Olivier Labussière et Alain Nadaï, L’énergie des sciences sociales, Paris, Alliance Athena, 2015 ; Annaig Oiry, « Faire accepter la transition énergétique sur les territoires littoraux atlantiques français », in Helga-Jane Scarwell, Divya Leducq et Annette Groux (dir.), Transitions énergétiques : quelles dynamiques de changement ?, Paris, L’Harmattan, 2015 ; et Laura Durand, Les contestations des parcs éoliens en Crète : quelle(s) contestation(s) de la transition énergétique ?, mémoire de Master sous la direction de Jean Gardin et Annaig Oiry, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2017.
  • [21] « la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres : a) à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie ; b) à assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union ; c) à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables ; et d) à promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques. »
  • [22] Pierre Bornard, « Politique énergétique européenne : le codicille qui tue ! », in Jean-Marie Chevalier et Olivier Pastré (dir.), L’énergie en état de choc : 12 cris d’alarme, Paris, Eyrolles, 2015.