Géoéconomie des infrastructures portuaires de la route de la soie maritime / Par Emmanuel Hache et Kevin Mérigot

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  • Emmanuel Hache

    Emmanuel Hache

    Directeur de recherche à l’IRIS

  • Kevin Mérigot

    Kevin Mérigot

    Diplômé d’IRIS Sup’.

Avec près de 900 milliards de dollars d’investissements recensés au niveau mondial, à travers la construction ou la modernisation d’installations portuaires du Pakistan au Sri Lanka, de voies de chemin de fer en Afrique de l’Est ou de réseaux gaziers en Asie centrale, l’initiative globale regroupée sous le vocable de « nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative, BRI) est le projet d’investissements en infrastructures à l’étranger le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale [1]. Soutenu par l’ensemble du complexe financier chinois – Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (AIIB), fonds souverain chinois de la route de la soie, Exim Bank, Banque chinoise de développement –, ce projet constitue un réel enjeu économique – gestion des surcapacités productives, diversification de l’utilisation des réserves de devises chinoises, emploi, etc. – et stratégique – politique de développement du Xinjiang, gestion des routes d’approvisionnements, sécurité des ressortissants, etc. Il recèle également une dimension de prestige pour la Chine dans sa réaffirmation en tant que puissance globale. La dimension terrestre des routes de la soie est souvent analysée dans une perspective économique, sous l’angle de la stabilité intérieure et régionale ainsi que des politiques de voisinage. Certains voient même dans ce projet davantage une politique domestique avec des conséquences géostratégiques qu’une véritable politique étrangère [2]. Son corollaire maritime semble, pour sa part, plus complexe.

Depuis 2010, la Chine, à travers ses compagnies nationales ou leurs filiales basées à Hong-Kong, aurait réalisé près de 46 milliards de dollars d’investissements dans environ 40 projets portuaires dans le monde [3]. Diversifiés géographiquement [4], ces investissements s’accompagnent d’une véritable mainmise des entreprises chinoises sur le secteur du transport de conteneurs. Selon le Financial Times, les cinq plus grands transporteurs chinois contrôlent 18 % de l’ensemble du transport de conteneurs et plus des deux tiers des installations portuaires dans le monde ont accueilli des investissements chinois en 2015. Dans les plus grands ports, la Chine traite désormais près de 40 % du volume global de marchandises. Cette dynamique s’accompagne d’une logique de « double sens », permettant à la Chine de s’approvisionner en ressources d’un côté et d’exporter ses produits manufacturés de l’autre. L’ouverture de nouveaux débouchés et la réduction des délais de livraison – de 60 et 70 % pour les marchandises [5] – est un enjeu stratégique pour Pékin, dans un contexte de ralentissement de sa croissance interne. La route de la soie maritime (RSM) reste également un espace privilégié pour un usage à la fois commercial et militaire des installations portuaires. Cette notion de double usage s’applique tout particulièrement à de nombreux points du globe (Djibouti, Pakistan, Seychelles) et en interroge d’autres (Australie, Namibie, Sao Tomé-et-Principe).

Comme sa dimension terrestre, la RSM reste marquée par le prisme de la connectivité et cherche à relier une série de territoires régionaux incluant l’Asie du Sud-Est, le sous-continent indien, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et la Méditerranée. Toutefois, Pékin semble, dans ce cadre, largement dépasser la seule notion d’un bien public global à disposition des États concernés et dont elle assurerait la réalisation. Si les investissements en Europe semblent plutôt orientés par les aspects économiques, la Chine cherche en effet à étendre sa présence et son influence militaire en d’autres endroits de la planète, autant pour protéger ses intérêts matériels – infrastructures, navires, marchandises – que ses ressortissants, toujours plus nombreux et exposés.

Un nouveau collier de perles économique en Méditerranée ?

Selon l’American Enterprise Institute (AEI), la Chine a investi à l’étranger près de 1 500 milliards de dollars entre 2005 et 2016 [6]. L’Europe reste une importante terre d’accueil des investissements directs à l’étranger (IDE) chinois, avec près de 230 milliards de dollars, soit 15 % du total des investissements chinois à l’étranger, juste derrière l’Afrique (19 % des investissements) et au même niveau que l’Asie (15 %). Si l’énergie reste le premier secteur concerné en Europe, celui des transports pointe à la deuxième place, avec près de 23 % des investissements globaux. La dynamique s’est accélérée au début des années 2010, les investissements en Europe passant de moins de 21 milliards de dollars entre 2005 et 2008 à plus de 195 milliards de dollars entre 2010 et 2016. Dans ce contexte, la RSM est d’une importance fondamentale pour la Chine, qui reste dépendante à plus de 60 % du transport maritime pour atteindre ses principaux marchés [7]. La stratégie chinoise d’investissements dans les installations portuaires consiste ainsi à bénéficier de véritables portes d’entrées (hubs) commerciales en Europe, puisque cette région réalise ensuite près de 70 % de son commerce de marchandises avec le transport routier.

L’acquisition la plus emblématique en Méditerranée reste à ce jour l’achat, dès 2008, d’une concession de l’embarcadère numéro 2 du port du Pirée à Athènes par l’entreprise Cosco, pour environ 6,5 milliards de dollars et pour une durée de trente-cinq ans. En 2016, la privatisation totale par les autorités grecques a permis à cette même compagnie d’acquérir 67 % des parts dans l’infrastructure portuaire. Le Pirée est alors devenu le premier port européen géré par une compagnie chinoise. Véritable pont entre l’Asie, le Moyen-Orient, l’Europe et les Balkans, cet investissement a été qualifié de « perle de la Méditerranée » [8] par le Premier ministre chinois Li Keqiang et vise à faire de la Grèce une sorte de Singapour européen. La compagnie chinoise Cosco a considérablement transformé et modernisé son investissement initial (système de grue, construction d’un nouveau terminal, quai en eau profonde, etc.), ce qui a contribué à un taux de croissance marqué de l’activité du port du Pirée entre 2008 et 2015. Elle cherche ainsi à en faire l’équivalent en Méditerranée de ports comme Hambourg, Rotterdam ou Anvers en mer du Nord. En outre, les infrastructures routières ou ferroviaires complémentaires à l’investissement initial dans le port d’Athènes permettent aux produits chinois d’irriguer de nombreux pays d’Europe centrale.

Si le Pirée reste emblématique de la stratégie chinoise en Méditerranée, de nombreux autres projets ont plus récemment vu le jour. En 2015, un consortium chinois a ainsi acquis 65 % des parts dans le terminal de Kumport, à Istanbul – troisième infrastructure portuaire la plus importante en Turquie. La même année, en mer Adriatique, un consortium sino-italien a porté la construction du Venice-Offshore-Onshore Port System (VOOPS), qui permet de desservir trois ports en Italie, un en Slovénie et un en Croatie. Plus récemment, en octobre 2016, Cosco a pris 49,9 % des parts dans le terminal de Vado, dans le Nord de l’Italie, véritable porte d’entrée vers les marchés suisse et allemand, et ne cesse de montrer son intérêt pour le port de Valence, en Espagne.

En outre, l’approche méditerranéenne de la Chine est globale. Dès 2007, Cosco prenait une participation dans le terminal de conteneur du canal de Suez (SCCT). De leur côté, les entreprises China Harbour Engineering Company (CHEC) et China Communication Construction Company (CCCC) signaient, dès 2008, des contrats pour la construction du terminal Est de Port-Saïd et les travaux du port d’Al-Abadya, à l’entrée Sud du canal de Suez. En 2014, une filiale de CHEC remportait l’appel d’offres pour la construction d’un nouveau port en eaux profondes à Ashdod [9] (Israël) et, en 2015, le Shanghai International Port Group (SIPG) a obtenu la possibilité d’opérer le nouveau port en construction à Haïfa (Israël).

D’un point de vue économique, la stratégie chinoise est de se positionner dans un premier temps comme constructeur ou rénovateur d’infrastructures, puis d’accéder dans un second temps à un rôle de gestionnaire. Dans la même perspective, le canal de Suez avait été clairement identifié par les autorités chinoises, dès le milieu des années 2000, comme zone d’investissement prioritaire, mais depuis 2011, les « printemps arabes » ont renforcé cette stratégie de diversification des investissements vers Israël, une dynamique qui trouve un écho tout particulier aux yeux des responsables israéliens [10]. Pékin a ainsi signé un protocole d’accord avec l’État israélien pour la construction d’une ligne ferroviaire entre le port d’Eilat, situé dans le golfe d’Aqaba en mer Rouge, et les ports de Méditerranée d’Haïfa et Ashdod (projet RED-MED). Si ce projet lui permet de s’implanter durablement en Israël, il représente pour l’État hébreu une opportunité pour exporter une partie de son gaz naturel via le pipeline déjà en place entre Eilat et Ashdod, et d’alimenter ainsi les marchés asiatiques.

Au final, si l’on ajoute à l’ensemble des investissements présentés ceux réalisés en Algérie (Cherchell), en Géorgie (Anaklia) ou en Libye (Tobrouk), il apparaît que la Chine est en train de développer une véritable ceinture économique portuaire en Méditerranée et mer Noire. Si la logique sécuritaire et de diversification des routes d’approvisionnement est évidente dans la région du canal de Suez ou en Israël, elle reste toutefois contenue pour l’instant : c’est plutôt une stratégie économique de hubs méditerranéens qui prédomine.

L’océan Indien : un triple usage pour une visée globale

Gwadar, la clé de voûte

Si la Chine a pris position dans de nombreux ports en Asie du Sud-Est, comme Maday Island [11], au Myanmar, ou encore Hambantota [12], au Sri Lanka, c’est le port de Gwadar, au Pakistan, qui représente la clé de voûte du projet des nouvelles routes de la soie. Déjà construit par la Chine, et achevé dans sa première phase en 2006, la China Overseas Port Holding Company (COPHC) en a racheté la gestion en février 2013 à la Port of Singapour Authority (PSA) – qui exploitait depuis 2007 une concession de quarante ans. Avec la prise de contrôle de ce port, situé en plein cœur de la région du Baloutchistan, la Chine s’est offert une porte d’entrée directe sur l’océan Indien, à 400 kilomètres du détroit d’Ormuz par lequel transite près de 20 % du pétrole mondial – 35 % du pétrole est transporté par voie maritime [13] –, vers le Moyen-Orient, la route de l’Europe et le continent africain.

Ce port pakistanais est l’élément central du corridor économique sino-pakistanais (China-Pakistan Economic Corridor, CPEC), un projet de près de 50 milliards de dollars [14] qui relie Gwadar à Kashgar, dans la région autonome chinoise du Xinjiang. Aux commandes dans le port depuis fin 2015, la Chine dispose de la concession jusqu’en 2059. Cet accès s’avère stratégique pour un pays dont les importations de matières premières – minérales, agricoles mais surtout énergétiques – transitent principalement par l’océan Indien et le détroit de Malacca. Le CPEC se présente alors comme une route alternative, une voie permettant de limiter l’exposition des approvisionnements à l’Inde et de répondre au « dilemme de Malacca » [15] en contournant le détroit. Au-delà de l’intérêt en matière de sécurité des approvisionnements, l’accès direct à l’océan Indien est également stratégique en vue de raccourcir les délais de transport pour les exportations chinoises, principalement à destination de l’Europe mais aussi, de plus en plus, du continent africain.

Vers une diversification des partenaires et des projets

Si la Chine entend renforcer les liens avec ses partenaires actuels en Europe, elle cherche aussi à en développer de nouveaux en Afrique et au Moyen-Orient. Le pays s’intéresse au développement du port de Duqm, à Oman, qui ambitionne de dépasser le niveau d’activité de l’incontournable hub régional de Dubaï, Jebel Ali (Émirats arabes unis). Ce port est un élément central du plan de développement « Vision 2020 » du sultanat d’Oman [16], qui entend intégrer son port au corridor de transport que constituera le Gulf Railway, ainsi qu’au projet de gazoduc reliant l’intérieur des terres au littoral. Si le port n’est encore qu’en phase de développement, Duqm possède un avantage certain sur Jebel Ali, qui aura un impact à terme : son positionnement géographique lui offre un accès direct à l’océan Indien, qui permet d’éviter un passage par le détroit d’Ormuz exposé à une certaine instabilité en raison des rivalités existantes entre l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Qatar et l’Iran. Fin avril 2017, dix entreprises chinoises ont investi environ 3,1 milliards de dollars [17] dans la zone économique spéciale (ZES) de Duqm.

En Afrique, la stratégie de déploiement des nouvelles routes de la soie maritimes semble poursuivre deux logiques principales : une première visant à intensifier les flux avec des ports existants, notamment Djibouti, Lamu ou encore Dar es Salaam, et une seconde visant à investir et à développer de nouveaux complexes industrialo-portuaires le long de la façade est-africaine comme à Bagamoyo, en Tanzanie, ou encore à Nacala et Beira, au Mozambique, mais également en Afrique de l’Ouest comme à Kribi, au Cameroun, Lekki, au Nigeria ou encore Cotonou, au Bénin. Les investissements chinois dans les ports sont presque toujours couplés à un volet d’investissements terrestres, s’inscrivant dans la stratégie globale de déploiement de la Chine, qui finance de nombreux projets d’infrastructures dans les transports – 88,14 milliards de dollars investis en Afrique subsaharienne entre 2005 et 2016 [18] – ou encore dans les énergies – 80,06 milliards de dollars.

Djibouti apparaît comme le premier point d’ancrage des routes de la soie dans la Corne de l’Afrique et en Afrique de l’Est. Fin 2012, China Merchants Holding International (CMHI) a investi 185 millions de dollars pour prendre 23,5 % dans le capital du port de Djibouti [19], avant de démarrer en 2015 la construction du port de Doraleh, financé conjointement à hauteur de 590 millions de dollars par CMHI et l’Autorité des ports et des zones franches de Djibouti (DPFZA) [20].

En parallèle, la Chine a entrepris le financement et la construction d’une ligne de chemin de fer entre Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, et Djibouti (750 kilomètres). L’Exim Bank a financé 70 % des 3,4 milliards de dollars d’investissements du projet confié à deux entreprises chinoises : China Railway Group (CRG) et China Civil Engineering Construction Corporation (CCECC). Pour faciliter les investissements dans la région, la Chine a ouvert sa première banque commerciale à l’étranger en janvier 2017 [21] : la Silk Road International Bank (SRIB) à Djibouti, lancée conjointement par le ministère des Finances de Djibouti et des entreprises chinoises, notamment IZP Group – 25 % du capital – ou encore Silk Road e-merchants, une joint-venture entre CMHI et IZP.

Au Kenya, China Communication Construction Company (CCCC) est chargée de la construction des premiers points de mouillage du port de Lamu, point d’arrivée du Lamu Port Southern Sudan-Ethiopia Transport Corridor (Lapsset), qui comprend un pipeline de 1 500 kilomètres de long, une autoroute, un chemin de fer, une usine de gaz naturel liquéfié, une raffinerie, une centrale de désalinisation de l’eau de mer et plusieurs projets de villes nouvelles [22].

Plus au Sud, en Tanzanie, la Chine prend également position après l’obtention, en 2014, d’un accord avec CMHI pour la construction d’un nouveau port et le développement de la ZES de Bagamoyo, au Nord de Dar es Salaam, pour près de 10 milliards de dollars, tandis qu’un consortium conduit par China Railway Materials (CRM) a signé, début juin 2015, des contrats portant sur le développement des infrastructures ferroviaires dans le pays pour un montant de 9 milliards de dollars [23].

En outre, la Chine a publié le 26 mai 2015 son neuvième Livre blanc sur la défense, qui insiste sur la projection des forces armées au-delà des frontières. L’Armée populaire de libération est ainsi chargée d’assurer une « défense active » dans laquelle la marine jouera un rôle prépondérant. En effet, l’accent est mis sur la protection des « mers ouvertes », et les forces maritimes chinoises doivent « passer progressivement d’une stratégie de défense des eaux au large des côtes à une stratégie combinée de défense de ces eaux et de protection en haute mer ».

Plus largement, la Chine fait de la protection de ses intérêts à l’étranger un objectif stratégique. Alors que Gwadar était pressentie pour intégrer un volet militaire et devenir une base navale chinoise dans l’océan Indien, Pékin a annoncé fin 2015 la signature d’un accord de dix ans avec Djibouti pour la construction d’une plate-forme qui abritera des infrastructures logistiques militaires à Doraleh, sa première base navale permanente à l’étranger. La marine chinoise avait auparavant déjà conduit plusieurs missions de soutien, d’escorte de navires – y compris non-chinois –, de contrôle et d’intervention à bord de navires interceptés dans le golfe d’Aden, mais s’était trouvée confrontée à d’importantes difficultés pour assurer son réapprovisionnement en nourriture et en carburant. L’installation de cette base était alors nécessaire pour assurer une présence active et continue dans la région. Djibouti, où plusieurs autres grandes puissances comme les États-Unis, la France ou encore le Japon sont déjà installées, constitue une sorte de vitrine : disposer d’une base à Djibouti s’apparente à un prérequis pour prétendre au statut de puissance maritime, et le choix de la Chine de s’y implanter relève ainsi autant du symbolique que du stratégique. En effet, le Nord de l’océan Indien revêt deux intérêts stratégiques principaux pour la Chine, motivant son implantation militaire dans le détroit de Bab-el-Mandeb : alors que le trafic à destination de l’Europe et en provenance du continent africain s’est intensifié, ces eaux constituent les principales routes maritimes chinoises, et c’est par elles que transitent les approvisionnements énergétiques ainsi que les matières premières nécessaires au développement économique chinois.

En parallèle, la Chine est à la recherche d’autres implantations militaires pour des installations « logistiques » et de « soutien » [24]. Le gouvernement chinois avait rejeté la proposition du Pakistan d’installer une base navale à Gwadar. Jabin Jacob, chercheur à l’Institute of Chinese Studies (ICS) de New Delhi soutient pour sa part que « la motivation chinoise [à Gwadar] est avant tout d’apprendre à construire des ports commerciaux en milieu difficile » [25]. La Chine, qui affirme ses ambitions de puissance en mers de Chine orientale et méridionale face à ses voisins, semble plus mesurée vis-à-vis de l’Inde. L’installation d’une base navale chinoise permanente au Myanmar, au Sri Lanka ou aux Maldives pourrait être vue, par l’Inde, comme une limite à ne pas dépasser. La Chine a déjà réalisé plusieurs modernisations des infrastructures portuaires dans les deux premiers pays et Pékin dispose même, au Myanmar, d’autorisations dans certains ports pour y faire des escales. Les Seychelles, qui abritent une base navale américaine, avaient déjà proposé une facilité militaire à la Chine en 2011 pour lutter contre la piraterie. Cette option, qui serait celle générant le moins de tensions supplémentaires, pourrait être choisie par Pékin.

En Namibie, Walvis Bay est l’un de seuls ports en eaux profondes de la région, ce qui lui confère un intérêt militaire certain. Si les deux pays démentent toujours officiellement toute négociation, le port namibien n’en demeure pas moins un point stratégique le long des côtes africaines, sur la route des chalutiers et des navires qui remontent le continent jusqu’au golfe de Guinée. Mais d’autres ports seraient également susceptibles d’offrir des facilités militaires ou d’accueillir des installations navales chinoises, notamment Luanda, en Angola – premier pays africain fournisseur de pétrole de la Chine –, et Sao Tomé-et-Principe, qui s’est rapproché de Pékin en reconnaissant la « Chine unique » fin décembre 2016.

Les nouvelles implantations militaires de la Chine s’inscrivent dans une logique légitime de protection de ses intérêts à l’étranger, à l’image de toutes les puissances maritimes qui ont déployé des moyens pour lutter contre la piraterie dans le golfe d’Aden ou encore dans le golfe de Guinée. Alors que Pékin semble jusqu’alors avoir négligé les menaces auxquelles ses ressortissants pourraient être exposés, notamment sur le continent africain, ses positionnements militaires à l’extérieur de son territoire traduisent les mêmes besoins de répondre à ces menaces sécuritaires. Par ailleurs, la Chine dispose d’un nombre de plus en plus important de contingents militaires détachés dans les missions sous mandat de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ces deux missions – lutte contre la piraterie et protection des ressortissants – ne peuvent être conduites sans disposer des capacités adéquates en matière de soutien, et donc d’infrastructures logistiques, de maintenance et de ravitaillement.

*

Le projet BRI englobe près de 65 pays entre l’Asie, le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Europe, représentant près de 55 % du PIB global, 70 % de la population mondiale, 75 % des réserves énergétiques de la planète et une durée d’investissements pour l’ensemble des projets d’environ trente à trente-cinq ans. La connectivité se décline sous des formes commerciales (facilitations, baisse des droits de douane, contrats de gré à gré, etc.), financières (prêts), humaines (main-d’œuvre, éducation) et bien évidemment sous l’angle de la construction d’infrastructures (portuaires, routières, énergétiques, de communication, etc.). À la différence d’autres initiatives précédentes cependant – Eurasian-Silk Road diplomacy lancée par le Japon en 1997, New Silk Road Plan de l’Union européenne en 2009, The New Silk Road Initiative des États-Unis en 2011 –, la BRI renvoie plutôt à la création d’interdépendances constructives dont les trois maîtres-mots – infrastructures, énergie et échanges – sont censés assurer le développement des zones ciblées. Avec ce projet, la Chine cherche à créer un véritable bien public global, servant ses propres intérêts en matière de relais de croissance interne, de leadership régional, mais également de développement structurel. Les deux investissements emblématiques – les ports de Gwadar au Pakistan et du Pirée en Grèce – possèdent des portées différentes : si le second est incontestablement symbolique d’une logique d’investissement économique, le premier repose sur une logique globale – économique, stratégique et sécuritaire.

La route de la soie maritime constitue une nouvelle chaîne d’infrastructures qui reflète l’approche pragmatique et globale de la Chine au niveau mondial. Elle profite du manque d’ambitions, de financements et de volontarisme des institutions internationales (Fonds monétaire international, Banque mondiale, etc.) en matière de construction et de modernisation d’infrastructures. Les nouvelles routes de la soie constituent l’affirmation des ambitions de puissance chinoise et risquent d’entraîner des bouleversements géopolitiques à tous les niveaux – international, régional, local. Mais plus qu’en matière militaire, la puissance chinoise semble déjà s’imposer dans la guerre économique que mènent et continueront de mener ses entreprises sur tous les continents. Derrière leur internationalisation, ces dernières, portées par le complexe diplomatique et financier, vont même jusqu’à imposer une nouvelle forme de gouvernance économique entre les différents États visés par ces investissements.


  • [1] Tom Hancock, « China encircles the world with One Belt, One Road strategy », Financial Times, 4 mai 2017.
  • [2] Francesco Saverio Montesano et Maaike Okano-Heijmans, « Economic Diplomacy in EU-China Relations : Why Europe Needs its Own ‘OBOR’ », Policy Brief, Clingendael Institute, juin 2016.
  • [3] Lire notamment James Kynge, Chris Campbell, Amy Kazmin et Farhan Bokhari, « How China rules the waves », Financial Times, 12 janvier 2017.
  • [4] Les cinq plus importants investissements dans les installations portuaires sont à ce jour localisés dans les pays suivants : Tanzanie (10 milliards de dollars), Sri Lanka (3 milliards de dollars), Myanmar (2,5 milliards de dollars) et Australie (2,2 milliards de dollars).
  • [5] Chen Yingqun, « Port reconstruit : borne du succès sur la Route de la soie », China Daily, 28 avril 2017.
  • [6] « China Global Investment Tracker » sur le site Internet de l’AEI.
  • [7] Le transport maritime représente 60 % du volume de marchandises échangées par la Chine, contre 22 % pour le transport aérien et 18 % pour le transport routier.
  • [8] Élaborée au début des années 2000, la stratégie chinoise dite du « collier de perles » tire son nom du rapport Energy Futures in Asia de 2004 et cherche en priorité à sécuriser les routes commerciales chinoises. Voir Emmanuel Hache et Sandrine Rol, « Géopolitique et géoéconomie de la Chine : nouveau pacte du Quincy ou consensus de Beijing ? », La Revue internationale et stratégique, n° 105, IRIS Éditions – Armand Colin, printemps 2017.
  • [9] Niv Elis, « Private Ashdod port building ahead of schedule, says ports company », The Jerusalem Post, 12 avril 2016.
  • [10] En 2012, Benyamin Netanyahou avait ainsi déclaré : « We have the ability to create an alternative transportation route that bypasses the Suez Canal – this is an insurance policy. Israel must become a continental land crossing route and create great power interests », Communiqué de presse, février 2012.
  • [11] Voir Shannon Tiezzi, « Chinese Company Wins Contract for Deep Sea Port in Myanmar », The Diplomat, 1er janvier 2016.
  • [12] Voir Turloch Mooney, « China buys 80 % of Sri Lanka’s Hambantota port », Fairplay.ihs.com, 12 décembre 2016.
  • [13] U.S. Energy Information Administration, « The Strait of Hormuz is the world’s most important oil transit chokepoint », eia.gov, 4 janvier 2012.
  • [14] Laurence Defranoux, « Au Pakistan, un corridor chinois à prix d’or », Libération, 2 février 2017.
  • [15] Laurent Amelot, « Le dilemme de Malacca », Outre-Terre, n° 25-26, février 2010.
  • [16] Alfred Strolla et Phaninder Peri, « Oman : 20/20 Vision », World Finance Review, mai 2016.
  • [17] A.E. James, « Chinese firms commit $3.1 billion investment in Duqm free zone », Times of Oman, 22 avril 2017.
  • [18] Source : American Enterprise Institute, « China Global Investment Tracker ».
  • [19] Sébastien Le Belzic, « Djibouti, la capitale de la Chinafrique », Le Monde, 25 janvier 2016.
  • [20] Inauguré le 24 mai 2017, le port polyvalent dispose d’une capacité de traitement de 9 millions de tonnes de marchandises diverses, dont 2 millions de vracs et 15 000 conteneurs par an. Ibrahima Bayo Jr., « Inauguration du port de Doraleh : quand Djibouti se rêve en “Dubaï de l’Afrique” », La Tribune Afrique, 25 mai 2017.
  • [21] « Silk Road International Bank opens first Africa office in Djibouti », CapitalEthiopia.com, 9 janvier 2017.
  • [22] Voir Bruno Meyerfeld, « Sur la côte du Kenya (6/6) : Lamu, le futur mégaport de tous les dangers », Le Monde Afrique, 5 mai 2016.
  • [23] Clémentine Pawlotsky, « Tanzanie : des groupes chinois remportent des contrats d’une valeur de 9 milliards de dollars », Jeune Afrique, 1er juin 2015.
  • [24] Ankit Panda, « After Djibouti Base, China Eyes Additional Overseas Military ‘Facilities’ », The Diplomat, 9 mars 2016.
  • [25] Cité par Frédéric Bobin, « Grâce au Pakistan, la Chine renforce sa présence à l’entrée du Golfe persique », Le Monde, 20 février 2013.