Évolution des rapports de forces dans un monde global : rôle et enjeux du commerce et du libre-échange / Par Sylvie Matelly

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  • Sylvie Matelly

    Sylvie Matelly

    Ancien.ne chercheur.se à l'IRIS

Lorsque les grands dirigeants des pays du G20 se réunissent en novembre 2008 à Washington, quelques semaines après la faillite de Lehman Brothers, la seule chose sur laquelle ils s’accordent face à la crise qui s’annonce est d’éviter à tout prix un repli protectionniste qui aggraverait encore davantage la dépression à venir. Les États-Unis viennent alors de commettre une erreur majeure en ne sauvant pas la banque, et il faut éviter d’en faire une autre. Dans une telle situation, les leçons tirées de la crise de 1929 démontrent clairement la responsabilité du repli sur soi et du protectionnisme. Cet engagement en faveur du libre-échange n’est cependant pas nouveau puisque celui-ci fut la motivation centrale des accords de Bretton Woods de 1944. Depuis plus de soixante-dix ans, l’ouverture économique n’a fait que s’amplifier, conduisant à une intégration croissante des économies, résumée par le vocable de « mondialisation ». Pour autant, en novembre 2008, cette déclaration commune des grands dirigeants de la planète tend à suggérer que le libre-échange n’est alors plus une évidence. La suite leur donnera raison : la contestation d’un modèle souvent qualifié d’« ultralibéral » s’est intensifiée dans les années suivantes, jusqu’à porter au pouvoir, dans certains pays, des dirigeants ayant clairement affiché une vision des choses différente en la matière. C’est notamment le cas de Donald Trump, mais pas seulement : dans nombre de pays, les partis ouvertement protectionnistes se multiplient, comme Podemos en Espagne ou, dans un genre nouveau, le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo en Italie.

Il faut ensuite attendre le discours du président chinois Xi Jinping au Forum économique mondial de Davos en janvier 2017 pour s’assurer qu’il y a bien encore des pays qui souhaitent s’engager en faveur de l’ouverture et du libre-échange. Ironie de l’histoire, toutefois, que cette déclaration vienne d’un dirigeant d’un pays communiste.

Pourquoi le libre-échange ?

Le libre-échange est avant tout un concept plus qu’une réalité, une idée restée à l’état de théorie économique voulant que la liberté des échanges conduise à une situation globalement meilleure que celle qui découle de restrictions diverses et variées. Une telle relation ne va pourtant pas de soi. Même David Ricardo, économiste britannique aujourd’hui considéré comme le père de la théorie libre-échangiste, n’en a pas toujours été convaincu. Au début du XIXe siècle, en effet, il se pose plutôt en pourfendeur de l’ouverture économique, constatant que la concurrence du blé portugais est alors en train de ruiner les agriculteurs britanniques – et surtout l’aristocratie, propriétaire des terres. Pourtant, en 1815, sa définition des avantages comparatifs le conduit à conclure que l’échange est profitable parce qu’en augmentant la concurrence, il réduit les prix, donnant accès aux plus pauvres aux consommations les plus essentielles. En 1776, Adam Smith avait déjà opéré cette démonstration, dans un contexte théorique toutefois légèrement différent, dans lequel chaque pays disposait d’un avantage spécifique. L’originalité de D. Ricardo est, pour sa part, d’expliquer pourquoi même sans avantage spécifique, un pays a malgré tout intérêt à l’ouverture. Pour autant, il n’occulte pas le fait que le commerce va inévitablement pénaliser certains secteurs d’activité. Il explique néanmoins que l’économie va s’adapter en se spécialisant et pouvoir ainsi profiter à la fois de la baisse des prix et des nouvelles opportunités offertes par le commerce. Joseph Schumpeter précisera ensuite le processus d’adaptation en énonçant le principe de la destruction créatrice, qui présuppose que tout changement en économie commence par la destruction de l’existant avant de créer un nouveau « monde ».

Même si certains pays ont pu profiter d’avantages comparatifs dont ils disposaient de manière permanente, comme les pays exportateurs de matières premières et d’énergie, ou temporaire, telle une main-d’œuvre bon marché dans le cas de la Chine, ce n’est toutefois pas là-dessus que repose l’essentiel du commerce international. Surtout, le libre-échange est demeuré un concept économique très théorique, malgré une réduction incontestable des barrières tarifaires – droits de douane. En effet, la part la plus importante de la valeur ajoutée issue des flux commerciaux est le fait des économies les plus avancées, qui s’échangent les mêmes produits. Certains argueront, certes, que la spécialisation existe malgré tout au sein d’entreprises qui, devenues multinationales, tirent le meilleur parti des avantages de chacun des pays en organisant leur chaîne de valeur. Toutefois, ces avantages nationaux découlent le plus souvent soit d’une situation initiale mais temporaire, telle qu’un sous-développement permettant des niveaux de salaires très bas, soit de politiques spécifiques menées par les pays, comme la sous-évaluation d’une monnaie pour assurer la compétitivité des exportations, les avantages fiscaux accordés aux entreprises innovantes, etc. Par ailleurs, aucun pays n’a jamais été durablement et inconditionnellement libre-échangiste, en témoignent les différends qui opposent depuis des années les États-Unis et l’Union européenne (UE) autour des subventions accordées à Boeing ou Airbus, de la question des organismes génétiquement modifiés (OGM) ou du bœuf aux hormones, etc. Dans ce contexte, on est donc très loin du libre-échange rêvé par les économistes libéraux, même si l’ouverture et l’intégration des économies sont d’incontestables réalités depuis maintenant plus de soixante-dix ans.

Les trois étapes de la mondialisation actuelle : le libre-échange, moteur de l’intégration ?

La réalité éprouvée depuis sept décennies est davantage celle d’une réduction voulue par les États, États-Unis et leurs alliés depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale en tête, des diverses barrières tarifaires et non tarifaires, règlementations et politiques qui freinaient l’activité internationale des entreprises, des investisseurs ou autres acteurs économiques. Comme évoqué précédemment, l’idée était d’abord d’éviter les erreurs du passé, et en particulier le choix des États-Unis d’instaurer en 1930, soit à peine quelques mois après le jeudi noir de Wall Street le 24 octobre 1929, une importante augmentation des droits de douane pour protéger l’économie américaine [1], entraînant une réaction en chaîne des autres pays, qui en firent de même. La plupart des analyses économiques produites sur cette période ont mis en évidence les liens entre ces mesures et l’amplification de la crise [2], qui conduira le monde au chaos de la Deuxième Guerre mondiale via une spirale d’appauvrissement et de chômage entraînant la montée des droites extrêmes.

Une mondialisation occidentale

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, c’est donc la volonté d’ouverture économique qui prévaut. Le libre-échange est alors compris comme un moyen d’accroître les liens économiques entre les pays et donc l’intégration de ceux-ci dans une économie devenue monde. Les accords de Bretton Woods en sont la matérialisation. Les institutions qui sont créées doivent orchestrer cette ouverture, dans une situation où les droits de douane et barrières diverses aux échanges sont très élevés après les mesures prises à partir de 1930. À cette époque, les États-Unis sont estimés être le pays le plus protectionniste du monde occidental, avec un niveau de droits de douane qui atteindrait près de 40 %. Une organisation internationale du commerce doit d’ailleurs voir le jour : la Charte de La Havane en prévoit les modalités de fonctionnement, mais le Congrès des États-Unis refuse d’entériner un traité qui grève la souveraineté nationale en imposant la réduction des barrières tarifaires en vigueur. Un autre obstacle au développement du commerce international est de dimension financière. Comment payer, en effet, les marchandises importées sans un système monétaire international ? Le Fonds monétaire international (FMI) est créé pour assurer la possibilité d’échanger les monnaies. Enfin, la question du financement de la reconstruction, condition également importante pour disposer des moyens financiers pour avoir accès aux marchés étrangers, est prise en charge par une Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), devenue depuis Banque mondiale.

La question qui se pose à ce stade est de comprendre pourquoi les États-Unis étaient à ce moment-là plus libre-échangistes qu’ils ne l’avaient été par le passé. Outre les leçons de la crise de 1929, au moins deux autres raisons les motivent alors. Tout d’abord, la lutte contre la menace que l’Union soviétique fait peser sur le système économique capitaliste. À ce titre, il est intéressant de noter que seuls les Américains et les Britanniques se retrouvèrent à Bretton Woods afin de décider ce que serait l’économie mondiale après la guerre : le libre-échange apparaît donc comme le choix de ces deux pays, qui souhaitent l’imposer en préservant leur propre intérêt. Par ailleurs, leur intérêt est aussi économique. Pendant la guerre, l’économie américaine s’était redressée non seulement grâce à l’effort de guerre, mais par le développement d’une consommation de masse, stimulée par l’ébauche d’un modèle social mis en place par le président Roosevelt pour lutter contre les conséquences désastreuses de la crise. La diffusion de cette consommation de masse et l’émergence d’une classe moyenne dans tous les pays capitalistes garantissaient à la fois la préservation du modèle américain et des débouchés aux entreprises.

Le commerce international se développe ainsi rapidement au sein du bloc occidental dominé par les États-Unis. Il s’agit de la première étape de la mondialisation actuelle. Les essors successifs de l’Allemagne et du Japon, puis des nouveaux pays industrialisés, « tigres » et « dragons » asiatiques, auxquels s’ajoute le premier choc pétrolier de 1973, incitent ensuite plutôt les puissances jusque-là libre-échangistes à se protéger. Les accords multifibres signés en 1974 en sont une illustration : restrictions volontaires aux exportations de produits textiles que s’imposèrent les pays asiatiques – sous la pression des économies développées –, ils ont été démantelés en 1995 et la libéralisation en la matière fut à nouveau effective en 2005. Entre-temps, toutefois, la Chine était entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Le moment néolibéral

La deuxième étape de la mondialisation commence au début des années 1980, lorsque des politiques ultralibérales de désinflation compétitive et de dérèglementation sont décidées pour relancer une croissance fortement affaiblie par l’inflation, le chômage et, surtout, la désindustrialisation. Elle engage les économies occidentales sur la voie d’une reconversion qui se révèlera lente et compliquée, mais offrira de nouvelles opportunités aux entreprises pour échanger et investir, ou aux banques et institutions financières pour développer leurs marchés domestiques – via le financement des dettes publiques naissantes – et internationaux – grâce aux prémices de la dérèglementation financière.

Pour autant, dans un contexte économique encore incertain et difficile, les États hésitent à s’ouvrir davantage. En témoignent les difficultés rencontrées par les cycles de négociation de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT). Ouvert après des années de négociation de l’agenda en 1986 pour une durée de cinq ans, le cycle de l’Uruguay s’achèvera finalement avec deux ans de retard, en 1993, sans aucun doute favorisé par la chute de l’Union soviétique. L’engagement en faveur du libre commerce s’avère alors toutefois compliqué. Les conséquences de la crise des années 1970 n’étant pas totalement absorbées, les craintes quant au libre-échange perdurent, en témoignent les différends entre l’Europe et les États-Unis sur la question agricole ou l’exception culturelle. La création de l’OMC, en 1995, ne motivera pas bien davantage les États et résultera plus d’un compromis entre Européens et Américains pour clore le cycle de l’Uruguay.

Pour autant, les conséquences du libre-échange dépassent la seule volonté politique et les échanges internationaux restent dynamiques, soutenus par la dérégulation et la libéralisation financières déjà bien engagées. L’émergence d’une contestation de cette libéralisation, dont le point d’orgue est incontestablement l’échec du sommet de Seattle en 1999, puis la création d’un Forum social mondial à Porto Alegre au Brésil en 2001, affaiblira encore la volonté politique d’ouverture commerciale, mais n’entraînera pas vraiment un retour en arrière se traduisant par un ralentissement de l’intégration économique.

Multilatéralisme et contestations

Ce statu quo politique sera bousculé par les attentats du 11 septembre 2001, qui poussent les États-Unis et leurs alliés à, entre autres, chercher à relancer le multilatéralisme. L’adhésion de la Chine à l’OMC, en décembre 2001, représente de fait un choix d’ouverture, puisque Pékin avait demandé à adhérer au GATT dès 1986 et que les négociations s’étaient jusqu’alors révélées très difficiles. Cette adhésion constitue une nouvelle étape de la mondialisation, d’une importance dont les différentes parties prenantes n’ont probablement pas encore conscience. L’ouverture de la Chine va, en effet, accélérer la croissance du commerce international, mais également la croissance économique partout dans le monde. Les investissements directs étrangers (IDE) s’accroissent du Nord vers le Sud, puis du Sud vers le Nord lorsque les réserves de changes chinoises commencent à financer la consommation ou la dépense publique, aux États-Unis et ailleurs. Les déséquilibres financiers qui s’ensuivent seront l’une des causes de la crise de 2007-2008.

Comme à l’habitude face à une crise, il est nécessaire de désigner des coupables. Le libre-échange est l’un de ceux-là, malgré l’engagement initial des pays du G20 à Washington. C’est ainsi que depuis la crise de 2007-2008, les mesures de protection se multiplient partout dans le monde. Et, même si l’augmentation des droits de douane a été un fait assez rare – l’Équateur a été le seul pays à s’engager sur cette voie, sur près d’un millier de produits –, les mesures de protection de type barrières non tarifaires se sont multipliées. L’Argentine et l’Indonésie obligent, par exemple, les importateurs à solliciter des licences. La Chine, à l’instar de l’UE, est passée maître en matière de règlements sanitaires, mais aussi de subventions accordées à certaines industries ou de plans de relance d’autres, dont les aides sont conditionnées au rapatriement des activités, ou encore de règles d’attribution des marchés publics qui favorisent directement les producteurs locaux. Dans ce contexte international, l’élection d’un président ouvertement protectionniste aux États-Unis n’est pas d’une grande originalité. Et le virage protectionniste annoncé avait été engagé bien avant l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, même s’il était moins radical. Dès lors, le commerce international ralentit, pouvant laisser penser que le monde est entré dans une nouvelle étape de la mondialisation, qui pourrait même être une démondialisation.

Il est toutefois un peu tôt pour parler de démondialisation, car les engagements de chacun se révèlent de moins en moins évidents. À l’image de la Chine, les pays s’engagent, d’un côté, en faveur de l’ouverture et se protègent, de l’autre, en instaurant des barrières tarifaires et non tarifaires sous des prétextes divers. Le libre-échange se trouve ainsi instrumentalisé au service d’autres intérêts, politiques, géopolitiques ou stratégiques. L’exemple de la Chine n’en est pas qu’une illustration. Il sera déterminant de l’ouverture à venir. En effet, la deuxième puissance économique et désormais première puissance commerciale mondiale se positionne aujourd’hui comme le garant du libre-échange. Le pays vise ainsi à tirer profit d’un contexte, tout en cherchant à répondre à la nécessité de trouver de nouveaux débouchés, d’assurer son approvisionnement en énergie et matières premières, alors qu’elle se cherche par ailleurs des alliés régionaux et internationaux pour asseoir ses ambitions stratégiques, en mer de Chine et ailleurs. Cette situation rappelle étrangement celle qui prévalait pour les États-Unis au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et l’initiative Belt and Road (BRI) ressemble à plus d’un titre à la « Pax Americana » de 1944.

Libre-échange et équilibres des forces

La question du libre-échange rejoint aussi celle des rapports de forces, puisque l’on pourrait paradoxalement penser que l’intégration qui a découlé de soixante-dix années d’ouverture économique viendrait modifier ces derniers. Il s’agit d’un argument souvent mobilisé par les déclinistes ou nationalistes : le libre-échange souhaité et imposé par les pays occidentaux aurait été une hérésie en permettant l’émergence de pays venant contester l’autorité et la puissance des premiers et, plus grave encore, paupériser des populations désormais touchées par le chômage de masse au sein même des économies les plus avancées. Or cette vision des choses est très discutable. Sur la question du chômage de masse, même si le modèle HOS, du nom des économistes Eli Heckscher, Bertil Ohlin et Paul Samuelson, semblait indiquer ce type d’effets pervers du commerce avec la concentration des activités à forte intensité en main-d’œuvre dans les pays à bas salaires, aucune étude statistique n’est parvenue à prouver un tel lien de cause à effet. Le progrès technique, le manque ou l’inadaptation de formation et la consommation de masse de produits bon marché sont des raisons plus convaincantes.

Reste la question des rapports de forces et de leur évolution depuis 1945. Là encore, les choses sont beaucoup plus mesurées qu’il n’y paraît. Une vision générale des rapports de forces liés à l’ouverture économique met en évidence la croissance des échanges mondiaux, presque insignifiants en 1948 et dépassant 16 000 milliards de dollars en 2016. Le FMI estime que près de 70 % des biens manufacturés vendus dans le monde en 2016 ont fait l’objet d’un échange international, contre 35 % en 1991. Il s’agit d’un niveau jamais atteint dans l’histoire économique de l’humanité, puisqu’à son apogée en 1914, la première mondialisation ne conduisait qu’à un échange de 37 % des marchandises [3]. Cette vision « de loin » (figure n° 1) suggère également une certaine stabilité des rapports de forces commerciaux : les économies avancées dominent encore les marchés mondiaux, même si le développement du commerce a incontestablement profité aux pays en développement, notamment aux « émergents ».

Dans une vision un peu plus rapprochée (figure n° 2), il apparaît que c’est essentiellement la Chine qui a rogné des parts de marché significatives aux économies développées à partir du milieu des années 1990. L’émergence d’un certain nombre de pays a certes soutenu le développement du commerce, ainsi que leurs développements économiques respectifs, mais aussi la prospérité des vieux pays industrialisés.

Une analyse par continents (figure n° 3) révèle encore quelques éléments supplémentaires sur l’évolution des rapports de forces dans le commerce mondial. On perçoit aisément à nouveau le poids de la Chine et au-delà, l’émergence de l’Asie à partir des années 1960, puis 1990 pour la Chine, la marginalisation de l’Afrique, mais aussi la notable perte de vitesse des Amériques, malgré le poids des États-Unis. L’Europe, a contrario, a su mieux se maintenir dans ce domaine, même si l’après-2008 semble plus incertain.

Pour autant, si l’on prend à nouveau du recul, la figure n° 4 sur les exportations en valeur montre qu’à toutes les étapes de l’ouverture et de la mondialisation, le commerce s’est maintenu et a prospéré, même lorsque le libre-échange était contesté ou remis en cause. Il apparaît également que son développement a été exponentiel sur la période. Cela s’explique par le fait que ce développement du commerce a été un facteur-clé de la mondialisation, conduisant à une réorganisation progressive des chaînes de valeur sur l’ensemble de la planète par des entreprises devenues également globales. Ainsi, la fabrication d’un bien ou la prestation d’un service donne lieu à plusieurs transactions internationales et à la comptabilisation de plusieurs échanges. C’est en grande partie pour cette raison que le ralentissement économique de 2008 entraîna un recul encore plus massif du commerce international, qui diminua ainsi de 22 % en 2009 au niveau global, mais qui se reprit de manière tout aussi impressionnante les années suivantes : 21 % en 2010, puis 19 % en 2011.

Cela n’est pas sans effet sur les choix libre-échangistes ou protectionnistes qui sont faits ou seront faits à l’avenir. La figure n° 4 suggère d’ailleurs déjà un ralentissement du commerce mondial depuis 2014. La question est de savoir s’il sera structurel, entraînant une remise en cause du libre-échange et peut-être de la mondialisation, ou non.

L’intérêt commun en question : le retour du protectionnisme modifie-t-il les rapports de forces ?

La particularité du libre-échange tel qu’il s’est développé ces trente dernières années est qu’il s’est essentiellement fondé sur l’intégration des chaînes de valeur. Autrefois, l’ensemble d’un produit était fabriqué dans un pays, puis exporté. À présent, un élément du produit est pensé ou fabriqué dans un pays, exporté dans un autre pour y être assemblé avec d’autres composants en provenance d’autres pays, pour in fine que le produit fini soit exporté vers sa destination finale. L’ouverture ne concerne donc plus seulement les échanges commerciaux ; elle intègre aussi les flux d’investissements, de compétences, les transferts intangibles – communications, emails, etc. Dans ce contexte, l’ouverture prend la forme d’un libre-échange de plus en plus complexe à contrôler, mais aussi de plus en plus impactant. Une illustration réside dans l’importance de l’effondrement du commerce international en 2009, qui a diminué de 22 %. Certains pays ont connu des baisses plus substantielles encore, comme la Turquie (-41 %), le Brésil (-33 %) ou la Chine (-32 %). Mais tous furent concernés puisque les États-Unis (-23 %), l’Allemagne et le Japon (-18 %) ou la France (-25 %) ont également été impactés. Ainsi, comme un produit traverse plusieurs frontières et subit des transformations dans plusieurs pays, lorsque sa production est réduite pour cause de crise, son échange s’en trouve diminué dans des proportions encore plus significatives.

Une autre conséquence de ce libre-échange est qu’il accroît la dépendance à l’ouverture, et plus seulement à l’échange, non seulement des pays mais aussi au niveau global. Ainsi, si une mesure peut apparaître utile et souhaitable pour protéger un secteur d’activité à un moment et à un endroit donnés, elle aura des conséquences certes globales, mais aussi locales. Ce fut le cas des mesures protectionnistes prises par George W. Bush en 2001 afin de protéger l’acier américain de la concurrence chinoise. L’industrie automobile en subit les conséquences puisqu’en augmentant le coût de l’acier, cette mesure a réduit sa compétitivité, y compris sur le marché américain. Le gouvernement aurait alors pu imposer un droit de douane sur les voitures importées aux États-Unis mais cela aurait renchéri le coût des voitures, affectant inévitablement le marché automobile dans le pays et réduisant le pouvoir d’achat des consommateurs, et in fine la croissance états-unienne. À moins que cela ne soit compensé par une politique monétaire accommodante avec une baisse des taux d’intérêt, donc par le crédit facile qui accroîtra la dette, comme ce fut le cas aux débuts des années 2000 aux États-Unis.

Par conséquent, si le retour du protectionnisme semble être actuellement un fait, il pose de réelles questions sur l’évolution des rapports de forces entre pays dans l’économie mondiale. En effet, le libre-échange a construit des équilibres qui évoluent assez lentement, alors même que le protectionnisme pourrait avoir des effets beaucoup plus radicaux. Tout d’abord, un protectionnisme unilatéral serait dangereux pour l’économie mondiale, à l’image de ce qui s’est passé en 1930, mais aurait un coût probablement plus important encore pour le pays qui l’imposerait en raison de l’organisation mondiale des chaînes de valeur, ainsi que de l’augmentation interne des prix à laquelle il conduirait inexorablement. Cela affecterait probablement sa croissance économique, sauf à être contrebalancé par des politiques monétaires accommodantes – plus risquées à mettre en place dans un contexte d’inflation – ou une politique budgétaire volontariste – là encore, les niveaux atteints par les dettes publiques peuvent handicaper ce type de mesures.

Un libre-échange plus bilatéral que multilatéral est également une évolution observable ces dernières années, avec la multiplication des accords bilatéraux. La seule Union européenne est aujourd’hui engagée dans la négociation de vingt-six accords de ce type, la Chine douze et le Japon neuf. Il s’agit donc d’une tendance lourde. L’argument souvent avancé pour justifier ce type d’accords est qu’ils sont un premier pas vers une ouverture plus globale, dans un contexte où les négociations multilatérales se révèlent complexes. S’il s’agit là d’une conséquence envisageable, ces négociations renforcent, pour le moment en tout cas, les rapports de forces actuels et les accords qui en résultent peuvent se révéler inégaux et peu équitables. Dans le cas européen, par exemple, l’Accord économique et commercial global (CETA) est généralement plutôt à l’avantage des pays de l’UE, quand le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) était plus favorable aux États-Unis, en témoignent les indications géographiques concédées par les Canadiens que n’ont pas obtenu les Européens dans le cas du TTIP.

Enfin, un retour généralisé du protectionnisme est difficilement envisageable tant l’intérêt commun des États est plutôt dans l’ouverture et le commerce. Il est donc probable que le protectionnisme, comme le libre-échange d’ailleurs, emprunte des voies plus sinueuses faites d’accords bilatéraux, de mesures ciblées, pragmatiques et / ou opportunistes suivant le point de vue. Aussi séduisante que puisse être une telle voie, elle ne doit néanmoins pas occulter le fait que toute mesure de protection peut donner lieu à des mesures de rétorsion. Dans cette guerre économique, seuls les plus forts peuvent espérer quelques profits. Il s’agit, par conséquent, d’un jeu dangereux.

La Chine semble avoir bien assimilé l’ensemble de ces paramètres et tente de saisir toutes les opportunités que pourrait lui offrir une position protectionniste accrue de la part des États-Unis. Restent les questions de l’intérêt du libre-échange – la création de richesses –, mais aussi de ses limites – la destruction liée à la mise en concurrence, dans laquelle il est également possible d’inclure les droits sociaux –, et des raisons de sa remise en cause, qui sont d’ailleurs en partie liées à son imparfait respect par les différentes parties prenantes en la matière.


  • [1] Henri Lepage souligne que le Smoot-Hawley Tariff Act que vota le Congrès des États-Unis en 1930 a été « la plus spectaculaire hausse des droits de douane jamais enregistrée dans l’histoire moderne des nations industrielles ». Lire Henri Lepage, « Le retour de la menace protectionniste », Politique internationale, n° 126, hiver 2010.
  • [2] Voir par exemple John Kenneth Galbraith, La crise économique de 1929, Paris, Payot, 1970.
  • [3] Henri Lepage, op. cit.