Éthique et intérêt national ne sont pas mutuellement exclusifs / Par Jean-Marc Coicaud

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  • Jean-Marc Coicaud

    Jean-Marc Coicaud

    Professeur de droit et d’affaires globales à la Faculté de droit de l’Université Rutgers (Université d’État du New Jersey), Global Ethics Fellow au Carnegie Council for Ethics in International Affairs (New York) et membre de l’Academia Europea.

On entend souvent dire, notamment de la part de ceux qui revendiquent une approche réaliste des relations internationales, qu’éthique et intérêt national ne font pas bon ménage, qu’ils sont contradictoires, et notamment que l’intérêt national manque d’éthique. Certes, ils peuvent être en conflit. Mais cela ne signifie pas qu’éthique et intérêt national sont par définition des notions et des pratiques étrangères l’une à l’autre. Par exemple, il existe bien une éthique de l’intérêt national. Dans cette perspective, que faut-il entendre par les notions d’éthique et d’intérêt national ? S’il existe une éthique de l’intérêt national, en quoi consiste-t-elle ? Dans quelle mesure peut-on parler d’un conflit entre éthique et intérêt national, voire d’une absence d’éthique de la part de l’intérêt national, et pourquoi cette conception des relations entre éthique et intérêt national est-elle largement répandue ? Enfin, quelles sont les conditions sur la base desquelles l’intérêt national pourrait donner lieu à une plus grande place à l’éthique, à une éthique qui serait plus inclusive, plus à l’écoute d’autrui et des problèmes d’aujourd’hui et de demain ?

Logiques de l’éthique et de l’intérêt national

Au niveau le plus simple, ou le plus général, l’éthique fait référence à la bonne manière de se conduire pour un acteur [1]. Une telle conduite est fondée sur des valeurs qui expriment ce qui est bien. Cette notion de « ce qui est bien » doit être comprise de trois façons. Elle doit d’abord être entendue comme ce qui est bien pour l’acteur, c’est-à-dire ce qui conduit à son bien-être en fonction de ses intérêts, de ses droits et de ses devoirs par rapport à lui-même. Ensuite, l’idée de bien-être, si elle peut avoir une dimension matérielle, fait avant tout référence, dans le cadre de l’éthique, à une qualité d’être et d’attitude. Enfin, c’est en particulier le cas parce que ce bien-être qui occupe l’acteur éthique ne peut pas être exclusivement personnel. Il est une recherche de présence à soi qui est aussi une recherche de présence à autrui et au monde. L’acteur éthique n’est pas uniquement motivé par lui-même, par son seul intérêt et, qui plus est, par son seul intérêt matériel. Si c’était le cas, il n’y aurait pas lieu de parler d’acteur éthique, ni d’ailleurs d’acteur moral. L’acteur éthique voit au-delà de lui-même. C’est dans ce dépassement qu’il accomplit son caractère éthique, et acquiert la réputation d’être un acteur que l’on peut qualifier comme tel. Dans cette perspective, on peut dire que l’acteur éthique est en quête d’un respect de soi qui passe en partie par un respect d’autrui, par une prise en compte du sort d’autrui, et ce de manière sérieuse. Du point de vue de l’éthique, les mots ne suffisent pas : il faut que les actes suivent, que les actions s’accordent avec les paroles, sans quoi nous n’avons affaire qu’à une prétention d’éthique, qui est une forme de fraude.

Ce que l’acteur éthique doit à lui-même suppose donc de ne pas ignorer ce qu’il doit aussi à autrui, de ne pas ignorer les intérêts et les droits d’autrui. À ce titre, il doit s’efforcer de rechercher et de trouver un bon équilibre entre ce qui est dû à lui-même et ce qui est dû à autrui. Tout l’enjeu de l’éthique est dans cette question du bon équilibre, dans la question de sa formulation et de sa mise en œuvre. Ce faisant, la non-limitation à l’intérêt individuel rend compte de la dimension d’universalisation qui est au cœur de l’éthique [2].

Ajoutons que la dimension intersubjective et universalisante de l’éthique trouve son origine dans le contexte social dans lequel tout acteur existe et agit. Aucun acteur ne vit seul et de façon autoréférentielle [3]. Il est partie prenante, du début à la fin, d’un continuum, d’un maillage social et humain, qui fait de la dynamique et de la reconnaissance des droits et des devoirs entre acteurs un aspect essentiel de l’éthique, du comportement et de l’être éthique. C’est également ce qui explique que les relations que le soi entretient avec autrui sont constitutives de ce soi. Par exemple, l’idée que le soi se fait de lui-même est liée à l’idée qu’autrui se fait de ce soi. On peut donc dire que l’éthique est l’expression et la recherche du respect de soi, laquelle suppose de prendre sa vie au sérieux, d’être engagé dans la défense de ses intérêts et de ses droits, mais aussi de respecter autrui et sa vie, ce qui lui est dû en termes d’intérêts et / ou de droits. En ce sens, elle est un type de relation qui concilie soi et ce qui n’est pas soi – une forme de sagesse [4].

À ce titre, l’éthique peut dépasser les simples relations humaines et s’étendre aux relations avec des acteurs et entités non humains, en tant que ceux-ci sont reconnus comme détenteurs de droits, et donc générateurs de devoirs, tels que les animaux ou l’environnement [5]. Par où l’on voit que l’éthique constitue un rapport de respect – toute la question étant de savoir à quel point et vis-à-vis de qui – de soi à ce qui n’est pas soi – humain, mais aussi non humain –, type de rapport qui détermine l’étendue et le degré de l’éthique d’un individu ou d’une collectivité ou d’une culture, ce que l’on peut appeler l’être éthique à une époque donnée.

Quant à l’intérêt national, il s’agit de la somme des intérêts d’un pays tel qu’il est constitué dans un État national. De surcroît, lorsque l’on parle des intérêts d’un pays, cela inclut aussi les intérêts de ses habitants. Ces intérêts sont d’ordres économiques, politiques, militaires, culturels, etc., et sont agrégés par l’État dans une vision d’ensemble qui définit l’intérêt national et celui de ses habitants. Dans cette perspective, la mission de l’État consiste non seulement à assurer la défense de l’intérêt national et de ses habitants face aux pressions, mais également à le faire fructifier. Faire face à ces pressions requiert, sur le plan interne, d’optimiser et d’intégrer les ressources humaines, économiques, etc., du pays. Sur le plan externe, cela suppose de gérer au mieux les relations de compétition et de coopération, selon les domaines d’activités et d’intérêts, qui existent avec les autres. L’importance de ce second aspect dans la conception et la pratique de l’intérêt national est soulignée par l’attention particulière dont bénéficie la question de l’intérêt national dans le cadre de la vie internationale. C’est avant tout dans le contexte des relations entre États et de la mise en œuvre de leur politique étrangère, y compris en termes de politique militaire, qu’est conceptualisé et mis en œuvre le concept d’intérêt national.

L’éthique de l’intérêt national : un particularisme

L’éthique et l’intérêt national sont fréquemment présentés comme des réalités antithétiques, étrangères l’une de l’autre. Dans le meilleur des cas, l’on fait valoir que l’intérêt national a peu d’éthique ; dans le pire, qu’il n’a pas de ou n’est pas éthique. Ceux qui considèrent que le respect des droits de l’homme est un critère essentiel de légitimité politique, et par conséquent d’éthique politique, que ce soit sur le plan national ou sur le plan international, tendent à adopter ce point de vue. Les partisans d’une conception cosmopolitique de l’ordre du monde, dans le cadre de laquelle les individus seraient les principaux titulaires de droits, sont aussi enclins à nier le caractère éthique de l’intérêt national.

Cette conception des relations entre éthique et intérêt national n’est pourtant pas exacte. Éthique et intérêt national peuvent être liés dans la mesure où il existe bien une éthique de l’intérêt national. Pour le comprendre, il faut répondre aux deux questions suivantes : à quoi tient l’éthique de l’intérêt national ? et en quoi consiste-t-elle ? Tandis que la première a trait à la dimension existentielle de l’intérêt national, la seconde concerne la nature et, plus précisément, le particularisme de l’éthique de l’intérêt national.

La question de savoir à quoi tient l’éthique de l’intérêt national renvoie à la structure interétatique de la vie internationale. À partir du moment où la vie internationale est organisée sur la base d’entités séparées, de pays qui interagissent les uns avec les autres et qui entretiennent donc des relations, certes de coopération, mais d’abord et surtout de compétition, la question de l’intérêt national se pose inévitablement. C’est une question existentielle, sur laquelle repose la possibilité d’un pays de faire valoir son droit à l’existence et les divers intérêts et droits qui lui sont associés. De ce point de vue, en tant que l’éthique est en partie un souci de soi, l’intérêt national comme expression d’un souci existentiel de soi a une dimension éthique. Il est la marque de l’impératif éthique consistant à prendre soin de ses intérêts et de ses droits, à se respecter et se faire respecter. Pour autant, pour être éthique, le souci de soi ne doit pas être un souci exclusif de soi. Il doit prendre en compte autrui. C’est dire que pour que le souci de soi introduise une dimension éthique dans l’intérêt national, il faut qu’il reconnaisse aux autres pays et leurs habitants des intérêts et des droits légitimes, et par conséquent des devoirs et des responsabilités par rapport à eux.

Ce faisant, cette idée de souci de soi tempéré par le souci d’autrui permet de déceler en quoi consiste l’éthique de l’intérêt national. Elle est un particularisme au service de la communauté nationale et de ses membres. Dans cette perspective, c’est un particularisme qui va de pair avec un classement et une hiérarchie. En se concentrant sur ce qui est dû à un pays et à ses habitants pour qu’ils persistent dans leur être, le particularisme de l’éthique de l’intérêt national place l’intérêt du pays et de ses habitants en premier et au-dessus de celui des autres pays et de leurs membres. Les intérêts des autres pays et de leurs membres sont secondaires et plus bas dans l’échelle des valeurs. Dans ces conditions, les intérêts et les droits des autres pays et de leurs habitants n’ont pas le caractère d’impératif catégorique dont dispose l’intérêt d’un pays donné et de ses habitants. Ils comptent, mais représentent un impératif conditionnel, en fait conditionné, c’est-à-dire indexé sur les demandes qu’un État doit à son pays et ses habitants. En d’autres termes, il y a bien la reconnaissance d’une certaine forme de communauté internationale, puisque les autres États ont des droits, mais la reconnaissance de cette communauté internationale, des droits d’autrui, a pour point de départ et pour pivot la primauté de soi.

Dans le domaine de la vie internationale, l’éthique de l’intérêt national est ainsi liée aux droits et aux devoirs – les premiers donnent naissance aux seconds – que la culture ambiante – rapports de forces, droit, valeurs et normes – reconnaît aux pays-États les uns par rapport aux autres. Dans cette perspective le droit international a pour mission d’exprimer et de projeter l’éthique de l’intérêt national. Il le fait dans le cadre fourni par les principes fondamentaux du droit international que sont l’égalité souveraine des États, le respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’interdiction de la menace ou de l’emploi de la force, le règlement pacifique des différends, la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres États, le respect des droits de l’homme, la coopération internationale, et la bonne foi [6]. Les rapports de forces, valeurs et normes qui structurent ces principes fondamentaux, leurs relations et leur évolution établissent entre eux et les titulaires de droits sur le plan international, aujourd’hui principalement les États et les individus, des interactions en termes de complémentarité, de compétition et de hiérarchie qui contribuent à établir, sur le plan des normes – instruments juridiques internationaux – et de la conduite des États, les modalités, l’étendue et les limites de l’éthique de l’intérêt national. Ils servent à identifier et délimiter ce qui est dû à soi – le pays et ses membres – et ce qui est dû à autrui, ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, ce qui est louable et ce qui est condamnable, avec les ordres de priorité, les dilemmes, voire les conflits que cela peut créer [7].

Une des questions centrales de l’éthique de l’intérêt national devient alors : jusqu’où peut aller le caractère conditionnel / conditionné de ce qui est dû aux autres pays et à leurs habitants, l’indexation de ce qui est dû à autrui sur les demandes d’intérêt national d’un pays ? Cette question est au cœur de la nature particulariste de l’éthique de l’intérêt national. De la réponse donnée dépend la possibilité de distinguer un intérêt national qui est très éthique d’un intérêt national qui l’est peu ou pas du tout, ce qui est important tant du point de vue théorique que pratique. Ainsi, dans le contexte de particularisme et de classement / hiérarchie de l’éthique de l’intérêt national, on dira qu’un intérêt national est très éthique quand, tout en reconnaissant sa primauté, il fait autant de place que possible à autrui, s’oriente le plus possible vers une relation de réciprocité égalitaire avec autrui. On dira qu’un intérêt national est peu éthique lorsqu’il conçoit et pratique le particularisme dans le cadre d’une reconnaissance minimalement secondaire – la plus secondaire possible – de l’intérêt national d’un autre ou d’autres pays et de leurs habitants. Enfin, on dira qu’un intérêt national n’est pas éthique quand, radicalisant la vision particulariste qui donne une place secondaire à autrui, il ignore et même nie entièrement l’intérêt national d’un ou d’autres pays et de leurs habitants.

De sorte qu’un intérêt national entièrement contraire à l’éthique définie par l’éthique même de l’intérêt national est un intérêt national qui exprime et projette un particularisme absolu. Celui-ci ne se contente pas de se placer devant et au-dessus de l’intérêt national d’autrui. Il consiste à dénier à autrui l’idée d’avoir des intérêts et un intérêt national légitimes. Dans les circonstances les plus extrêmes, il peut consister à nier qu’autrui ait droit à une place, le droit d’exister comme entité indépendante. Cela revient à rejeter ce que suppose et encourage une politique d’intérêt national qui est éthique, à savoir l’existence d’une communauté internationale, d’une communauté des États et de leurs habitants dans le cadre de laquelle, en dépit des différences et de la concurrence entre eux, chacun a des droits et des devoirs, et donc, au moins en partie, un intérêt commun. La politique étrangère de l’Allemagne nazie, obsédée par ses intérêts et ses droits, et aveugle à ceux des autres pays et de leurs membres – tout spécialement les pays et les peuples qui étaient des cibles privilégiées –, est un exemple de ce particularisme absolu. Sa vision unilatérale, exclusive et exterminatrice des intérêts et des droits des autres pays illustre bien une approche de soi et d’autrui et de leurs relations qui trahit fondamentalement l’éthique de l’intérêt national. Dépourvu de toute éthique, il ne peut prétendre à être légitime, et c’est alors un droit et un devoir de le combattre et de s’assurer de sa défaite.

Limites de l’éthique de l’intérêt national

Il est probable cependant que cette défense et cette illustration de l’éthique de l’intérêt national ne suffisent pas à convaincre ceux qui doutent que l’intérêt national puisse être éthique, voire même adapté aux besoins présents et futurs des relations internationales et aux demandes éthiques associées. À cet égard, les critiques souvent adressées à l’éthique particulariste de l’intérêt national, le fait qu’elle est perçue comme étant toujours trop centrée sur le soi et n’accordant pas suffisamment de place à autrui, ne sont pas uniquement mises en avant par les défenseurs des droits de l’homme et les partisans d’une vision cosmopolitique de l’ordre international. Elles proviennent également de ceux attentifs aux défis que représentent, pour l’intérêt national et son éthique, les mutations profondes actuellement en cours dans le monde. De ce point de vue, aux considérations de valeurs, telles que l’impératif de prendre pleinement en compte les droits d’autrui, en particulier ceux des personnes au-delà des frontières, que soulignent les priorités éthiques mises en avant par les défenseurs des droits de l’homme et les partisans du cosmopolitisme, viennent s’ajouter des considérations de type prudentiel et pragmatique : comment gérer avec succès les grands défis d’un monde en bouleversement et qui, de ce fait, tendent à remettre en cause ce qui traditionellement est entendu par l’intérêt national et son éthique ? Dans ce contexte, quatre défis viennent tout spécialement à l’esprit : le caractère mondial ou global des problèmes ; la difficulté de les aborder et de les résoudre au niveau national ; l’intérêt national comme obstacle à la mise en place d’un agenda mondial / global ; et le coût de la gouvernance sous l’égide de l’intérêt national et son éthique.

Il est vrai que les grands problèmes d’aujourd’hui n’ont pas tous un caractère mondial ou global. Beaucoup existent aux niveaux local, régional et national. L’intérêt national a donc un rôle à jouer dans leur traitement. Les niveaux national, local et régional gardent une pertinence dans de nombreux domaines, peut-être même avec des aires d’intervention et de compétence spécifiques dans la plupart des cas. Mais, dans le même temps, force est de constater que parmi les graves problèmes auxquels nous devons faire face, nombre d’entre eux ont un caractère mondial / global qui donne à leur traitement sur le plan mondial / global une importance particulière. Les problèmes liés à l’environnement, tels que ceux qui relèvent du changement climatique, et les déséquilibres de l’ordre économique mondial, comme ceux qui engendrent la pauvreté à l’échelle de la planète et l’écart entre les pauvres et les riches, en font partie.

Le caractère global de ces problèmes tient à trois phénomènes : ils se déroulent sur le plan mondial, sont associés aux relations d’interdépendance entre les pays et demandent des solutions globales. De ce fait, la logique nationale, y compris celle de l’intérêt national, est mal adaptée. D’une part, bien que le niveau national constitue l’un des niveaux d’action pour affronter les problèmes globaux, il ne peut y parvenir seul. Un effort collectif est requis. Pourtant, d’autre part, dans la mesure où l’éthique de l’intérêt national se déploie dans des relations de compétition entre les États et où, donc, la coopération entre les pays existe toujours sur fond de compétition, le type de coopération structurelle – conçue comme fondation et horizon des relations entre États – dont on aurait besoin pour changer la donne fait le plus souvent défaut. La coopération est bridée par les arrière-pensées et les calculs que font naître le déploiement de l’intérêt national et son univers de compétition.

C’est ce qui explique que l’intérêt national et son éthique particulariste sont souvent un obstacle à la conceptualisation et à la mise en œuvre d’un agenda mondial pour faire face aux questions globales. L’attitude des États membres dans le cadre de l’Organisation des Nations unies (ONU) en est un exemple. Ceux-ci y sont à la fois des États et des États membres. De cette dualité d’identité résulte un double agenda, celui de l’État et celui de l’État membre. Lorsque ces deux agendas ne sont pas en phase, le premier tend à l’emporter sur le second. C’est dire que la ligne de crédit et de confiance que constitue la coopération entre États ne perdure que pour autant qu’elle sert l’intérêt national. Et c’est le cas même si, sur le long terme, cela va à l’encontre de l’intérêt de chaque nation. Dans un monde qui devient plus global et interdépendant, le prix à payer pour cette situation est prohibitif, et contre-productif. Le coût enduré se manifeste notamment de trois façons, en termes d’optimisation, de réputation et de réalisation de l’intérêt national et de son éthique.

C’est d’abord l’optimisation de l’intérêt national qui est mise à mal. La question du changement climatique en est une illustration. Certes, il est possible que sur le court terme l’intérêt national des pays récalcitrants à prendre les mesures requises soit servi, ne serait-ce que parce dans un premier temps des économies peuvent être faites, en particulier par les secteurs économiques qu’il conviendrait d’adapter et de rénover. Mais, à plus longue échéance, il y a de fortes chances pour que le coût de cette approche soit élevé pour l’intérêt national lui-même. Le pays risque, en effet, de prendre du retard par rapport à ceux qui s’engagent dans la transition, de perdre par exemple des marchés économiques dans le futur, voire d’être victime de catastrophes écologiques qui pourraient avoir des effets négatifs irréversibles. C’est ensuite la réputation de l’intérêt national et de son éthique – et celle des organisations intergouvernementales et de leur éthique, au premier rang desquelles l’ONU, essentiellement organisées autour de l’intérêt national et de son éthique – qui peut être entamée. Le traitement de la question des droits de l’homme en témoigne. D’un côté, on accorde aujourd’hui plus d’importance aux droits de l’homme, comme l’attestent depuis le début des années 1990 sur le plan international les interventions humanitaires, la responsabilité de protéger, le développement de la responsabilité pénale (tribunaux internationaux ad hoc et Cour pénale internationale). De l’autre, ce soutien aux droits de l’homme reste largement rhétorique, jamais traduit dans les actes lorsque l’intérêt national des pays, y compris des grandes puissances démocratiques, s’y oppose ou ne les motive pas suffisamment (voir l’attitude des Occidentaux vis-à-vis de la guerre en Syrie). Une telle ambiguïté ne peut que nuire à la réputation de l’intérêt national et son éthique. C’est spécialement le cas pour les – grandes – puissances démocratiques. Elles finissent par être taxées d’hypocrisie, avec l’affaiblissement qui s’ensuit de la crédibilité des valeurs – démocratiques – qui sont supposées leur servir de critères de légitimité [8]. Elles ne peuvent plus prétendre être des références, voire des modèles pour le reste du monde. Au bout du compte, c’est la réalisation de l’intérêt national et de son éthique qui apparaît comme de plus en plus hors d’atteinte, sinon, peut-être pire encore, vide de sens.

Repenser l’intérêt national

La politique de l’intérêt national va rester l’un des facteurs déterminants de la vie internationale. Les États vont continuer à entretenir des relations de compétition les uns avec les autres [9]. Les pays dits émergents, au premier rang desquels la Chine, sont certainement dans cette logique. Dans ces conditions, il y a fort à parier qu’il sera tentant pour les États de perdurer dans une éthique d’intérêt national de service minimum, c’est-à-dire ne reconnaissant aux autres pays que les intérêts et les droits que les rapports de forces et normes actuellement en vigueur ne permettent pas d’ignorer. Mais, conjointement, les limites de l’intérêt national, dans le cadre desquelles chaque pays est tenté de poursuivre son propre agenda de manière isolée ou en concevant la coopération avec autrui en termes d’intérêt individuel, et non international ou global, risquent d’avoir un impact dévastateur. En sous-estimant ou même en ignorant leur dépendance mutuelle et communauté de destin, les pays / États adoptent une approche qui, au bout du compte, sert mal leur intérêt et celui de leur population. Au mieux ils produisent une paix armée, instable et pleine de dangers. C’est cette situation qui, si l’on souhaite que les choses aillent mieux, appelle à des changements.

Puisque le statu quo concernant l’intérêt national et son éthique est porteur de dangers, que penser ? Et que faire ? Comment engager l’éthique de l’intérêt national sur des voies plus prometteuses ? Sans prétendre disposer d’une recette miracle, sans croire non plus que les choses pourraient s’améliorer du jour au lendemain, on peut au moins suggérer quatre orientations de pensée et d’action pour l’avenir : la nécessité de repenser la dimension nationale ; la nécessité de repenser l’intérêt national ; la nécessité de repenser la compétition et la coopération entre les pays ; et la méthodologie requise pour mettre en œuvre cette nouveauté, particulièrement en temps de transition.

En ce qui concerne la nécessité de repenser la dimension nationale, il convient de tirer les conséquences du fait que la dimension nationale n’est plus autosuffisante et fermée, mais interdépendante et ouverte. Certes, il est possible que ce qui s’apparente actuellement à une tentation protectionniste dans les pays développés – dans certains pays d’Europe et aux États-Unis –, faisant suite à plusieurs décennies de désindustrialisation et de ravages pour l’emploi, encourage des mouvements de fermeture, tant il est vrai que l’ouverture des économies nationales et la mobilité des capitaux et des industries sont au cœur des difficultés du moment. Il est cependant peu probable que l’on assiste au retour d’une dimension nationale totalement close. Il est donc primordial d’examiner les caractéristiques que pourrait prendre demain la dimension nationale, gardant à l’esprit que si, peut-être, il n’est pas souhaitable qu’elle soit aussi ouverte qu’hier, il n’est pas envisageable non plus qu’elle soit entièrement fermée. C’est là un enjeu décisif sur le plan économique, politique, social et culturel. Il est également déterminant en ce qui concerne la capacité du politique à retrouver des leviers d’action sur la vie économique et générale des pays. Réinventer l’idée d’un contrat national entre les acteurs privés – en particulier les grandes entreprises – et le secteur public – État – en relation avec la nécessité de repenser l’articulation national / international / global peut être une piste [10].

Allant de pair avec la nécessité de repenser la dimension nationale émerge la nécessité de repenser l’intérêt national, en tout cas de dépasser la façon dont il est conçu et fonctionne – ou ne fonctionne pas – actuellement, de manière étroite. Les modalités de l’intérêt national sont liées à celles de la dimension nationale et des relations de celle-ci avec les niveaux international et mondial – ou global – et leurs acteurs – notamment les autres pays et le secteur privé des grandes entreprises. Envisager une dimension nationale dans le cadre de laquelle existeraient des relations différentes entre le niveau national et le niveau international ne manquerait pas, par conséquent, d’introduire des transformations significatives dans la conception et la pratique de l’intérêt national et de son éthique.

Dans cette perspective, la question est de savoir si l’on peut inverser la tendance des relations entre compétition et coopération, c’est-à-dire si l’on peut faire de la coopération, et non de la compétition, la matrice des relations internationales. Si tel est le cas, la responsabilité et la solidarité des pays et de leurs membres les uns vis-à-vis des autres pourraient devenir la dimension première des relations et interactions entre les États et leurs habitants, plutôt que d’être toujours secondaires. Cela pourrait donner lieu à un type d’intérêt national et de souveraineté non plus solitaire, mais solidaire, pour reprendre l’expression de Mireille Delmas-Marty [11] – un type d’intérêt national qui serait la manifestation d’une conscience d’intérêt international ou mondial.

Mais alors, comment mettre en œuvre une telle approche mobilisant une nouvelle pensée de la dimension nationale, de l’intérêt national et des rapports entre coopération et compétition ? Comment mettre en œuvre une nouvelle éthique de l’intérêt national ? Au-delà de la simple mention de la nécessité d’un renouvellement de la pensée sur ces aspects, en faire la théorie dans les grandes lignes et, qui plus est, dans le détail promet d’être une tâche complexe, exigeant à la fois d’établir un pronostic de fond sur le monde contemporain et de suggérer des orientations pratiques et faisables pour le futur. Plus complexe encore est probablement la méthodologie à suivre pour que cette nouveauté envisagée devienne réalisable.

Bien que la vie internationale et les ordres nationaux paraissent en crise et nécessiteraient d’être réformés, de nombreux acteurs ont intérêt au statu quo. Cet obstacle majeur n’est pas spécifique à notre époque. À chaque période de l’histoire, il y a des acteurs qui bénéficient du système en place et, par conséquent, résistent au changement. Mais ils ne font que retarder un changement qui alors souvent advient de façon d’autant plus coûteuse, et violente, qu’il a été retardé trop longtemps, que l’option de l’adaptation graduelle et contrôlée aux nouvelles réalités a été rejetée. C’est dire qu’aujourd’hui l’accumulation dangereuse des problèmes invite à les prendre à bras-le-corps. De ce point de vue, il est impératif de gérer lucidement la transition avec le monde de demain. Cela suppose de regarder en face les défis qui se posent, de les analyser sérieusement et de chercher à leur apporter des solutions sur la base d’une attitude faite de pragmatisme, d’humilité et de discipline. Cela suppose aussi la volonté de rassembler les énergies au sein et par-delà les frontières. Faute de quoi l’intérêt national et l’éthique de l’intérêt national tels que nous les connaissons ont de grandes chances de mener à l’échec.


  • [1] La littérature sur l’éthique et sur les relations entre éthique et morale est considérable. Compte tenu de la brièveté de cet article, notre approche n’évoque pas les différences de points de vue et les débats qui existent sur ces questions.
  • [2] Emmanuel Kant indique, dans Fondements de la métaphysique des mœurs (Paris, Le Livre de Poche, traduit par Victor Delbos, 1993), que nous devons agir de telle manière que le principe de motivation de notre action devienne une loi universelle.
  • [3] Le contexte social de toute existence rend compte des relations de compétition et de coopération dans lesquelles elle se trouve impliquée. Vivre, c’est être en situation de compétition. Mais sans coopération, vivre n’est pas possible.
  • [4] Se reporter par exemple à Paul Audi, Supériorité de l’éthique, Paris, Flammarion, 2007, pp. 286-289.
  • [5] Sur ce point, voir Peter Singer, Practical Ethics, New York, Cambridge University Press, 2011.
  • [6] Sur ces principes fondamentaux, consulter la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 24 octobre 1970 (New York, Nations unies, résolution de l’Assemblée générale 2625 (XXV)), et leur ré-affirmation dans le document final du Sommet mondial des Nations unies, tenu en septembre 2005 (Section I, paragraphe 5, A/60/L.1). Voir aussi Antonio Cassese, International Law in a Divided World, Oxford, Oxford University Press, 1994, chap. 6.
  • [7] Pour plus de détails sur cette question, Jean-Marc Coicaud, « Deconstructing International Legitimacy », in Jean-Marc Coicaud et Hilary Charlesworth (dir.), Fault Lines of International Legitimacy, New York, Cambridge University Press, 2009.
  • [8] À titre d’exemple, voir Jean-Marc Coicaud, Beyond the National Interest, Washington, United States Institute of Peace Press, 2007.
  • [9] La compétition entre pays continue à être déterminante dans les structures politiques qui prétendent relever, en tout cas en partie, d’une philosophie postnationale, telles que l’Union européenne.
  • [10] Dans les pays industrialisés, une forme de contrat national a existé entre les grandes entreprises et le secteur public – ce contrat ne concernait évidemment pas toutes les relations entre le secteur privé et le secteur public. Ce contrat national illustrait et rendait possible un nationalisme économique. Une des caractéristiques du capitalisme contemporain est que ce contrat a maintenant disparu dans bon nombre de pays développés, affaiblissant le tissu industriel national (désindustrialisation) et la capacité du secteur politique à peser sur la vie nationale. La montée du populisme est un des produits de cette situation.
  • [11] Mireille Delmas-Marty, Aux quatre vents de la mondialisation. Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, Paris, Seuil, 2016, p. 93.