Enjeux géopolitiques du fret international : l’exemple de l’Eurasie / Par Xavier Wanderpepen

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  • Xavier Wanderpepen

    Xavier Wanderpepen

    SNCF Logistics, directeur du projet « BRI trains directs France – Chine » pour SNCF Forwardis

Dans les années 2000, les chemins de fer russes (RZD) furent à l’origine du concept de la « route la soie ferroviaire Asie-Europe ». Celle-ci concernait à ses débuts l’axe du Transsibérien allant de l’Europe à l’Asie, via Moscou et Vladivostok. Quelques années plus tôt, en 1997, RZD avait déjà créé le Coordinating Council on Trans-Siberian Transportation (CCTT) afin de promouvoir les transports ferroviaires eurasiatiques. Cette conférence annuelle réunit désormais les principales entreprises ferroviaires de Russie, de Chine, d’Asie centrale et d’Europe, dont la Société nationale des chemins de fer français (SNCF). Dans ce cadre, si les transports ferroviaires sur plusieurs milliers de kilomètres étaient chose courante pour les Russes, ils apparaissaient comme une nouveauté pour les Européens. Les premiers transports ont été organisés en train complet entre la Corée du Sud et l’Europe pour Samsung et LG en 2010, via une solution maritime par le port de Vladivostok pour contourner la Corée du Nord, puis par Transsibérien et, enfin, par un itinéraire passant par l’Ukraine et la Slovaquie.

Lors des premières assemblées générales du CCTT, dans les années 2000, la Chine n’était pas adhérente et les Kazakhstanais peu représentés. Néanmoins, en septembre 2013, le président chinois Xi Jinping et son homologue kazakhstanais Noursoultan Nazarbaïev comprennent l’intérêt de ce projet et annoncent la création de la nouvelle route de la soie via le Kazakhstan [1]. Dès lors, le plan chinois pour la conquête ferroviaire se met en marche, une idée dont on peut se demander si la Russie n’a pas été dépossédée.

Mais comment lancer un tel projet novateur ? La route de la soie concerne en effet davantage des conteneurs de produits finis en grande majorité (informatique, tissus, pièces automobiles, pièces industrielles, vêtements, articles de sports, etc.), avec des délais optimisés, une offre de transport en porte-à-porte avec un suivi chaque jour des envois, plus proche en somme du concept de transport de colis express que des transports ferroviaires de matières premières entre la Chine et l’Asie centrale ou la Russie, qui répondent à d’autres caractéristiques. En outre, en 2013, les chemins de fer chinois s’apparentaient à une administration géante, peu flexible, sans structure internationale, ne maîtrisant pas ou mal l’anglais et sans outil Internet. Ils n’avaient donc pas la capacité de piloter ce type de projet reposant sur une chaîne de partenaires sur 10 000 kilomètres et traversant au moins six pays. Il fut alors décidé de confier ce développement, durant les premières années du projet, à quelques régions-pilotes et à des opérateurs de trains de conteneurs.

2013-2017, l’atout du rail plus rapide que la mer

Le début du développement de la route de la soie repose essentiellement sur la haute technologie et concerne la plupart des fabricants de matériels informatique ou de téléphonie situés dans les régions de Chongqing et Chengdu, qui avaient besoin d’un désenclavement que le rail leur a apporté. Pourquoi un transport qui coûte jusqu’à trois fois plus cher que le transport maritime peut-il alors attirer des clients, lorsque l’on sait l’importance de la compétitivité prix dans l’économie mondialisée ?

Prenons l’exemple d’un fabricant de matériel informatique qui reçoit depuis Chongqing, en Chine, vers son entrepôt des Pays-Bas un train complet de 41 conteneurs chaque semaine. Le délai de transport est la clé principale de compréhension de cette logique commerciale : il faut vingt et un jours en porte-à-porte par le rail, contre trente à quarante-cinq jours par la mer. Lorsque la valeur du chargement d’un conteneur est comprise entre 400 000 et 1 million d’euros, à multiplier donc par 41 conteneurs, le capital immobilisé repose forcément sur l’un des acteurs de ce commerce : il s’agit donc d’un premier surcoût à mettre sur le compte de la solution maritime. L’obsolescence des produits représente également un paramètre important dans ce contexte : pour un produit dont la valeur dépréciée en raison de son obsolescence varie entre 20 et 50 % par an ou pour un produit dont la durée de vie, et donc la valeur, est éphémère, un gain de temps de deux à trois semaines représente une économie de quelques milliers d’euros par conteneur. Ramenant à parité les coûts logistiques entre le rail et la mer, le train peut même procurer un gain financier substantiel. Enfin, il offre la possibilité de relier des régions de départs et des régions d’arrivées sans passer par des ports et sans détours logistiques. La régularité des transports permet ainsi de réduire les stocks-tampons et les budgets logistiques. Chongqing étant située à 1 700 kilomètres du port de Shanghai, tenant compte de la saturation des réseaux de transport en Chine, l’on comprend l’intérêt financier de ce schéma logistique ferroviaire.

En 2017, le nombre de trains entre la Chine et l’Europe aura ainsi atteint presque 20 par semaine pour un taux de remplissage en retour de 70 %, soit environ 14 trains. Certes, ces chiffres restent limités face au transport maritime, puisqu’ils ne représentent que 2 % de part de marché. Plus significatifs, en revanche, sont l’évolution de 0 à 2 % en cinq ans dans un marché en reflux et le développement exponentiel de ce concept. Les statistiques compilées par Eurostat et extraites des déclarations douanières permettent d’observer que les marchandises concernées sont surtout l’industrie mécanique, les pièces automobiles, des produits de haute technologie et autres produits de grande consommation.

La France occupe une place timide dans le total de ces trains hebdomadaires. Il y a trois raisons évidentes à cela. Premièrement, à l’importation, il n’existe pas en France d’entrepôt de haute technologie (HP, Dell, Samsung, Acer, LG, etc.) : tous sont situés en Europe du Nord ou en Europe centrale, sans doute pour des questions de proximité avec les ports du Nord et en raison de coûts d’entreposage en France jugés moins compétitifs. En 2016, la France n’occupait ainsi que la septième place des ports à conteneurs en Europe [2] : le pays dispose donc de moins de potentiel à transférer sur le rail. Deuxièmement, la France est devenue un pays industriel de second rang, notamment si on la compare à l’Allemagne. Enfin, des pays comme la Pologne, la République tchèque et l’Allemagne ont un avantage de proximité avec la frontière biélorusse et, par là même, disposent donc aussi d’un léger avantage tarifaire par rapport à la France, à l’Espagne, à l’Italie ou même au Royaume-Uni.

Il y a ensuite une difficulté actuelle qui tient à un marché qui entre dans une phase de maturité. Les trains ont été lancés par la Chine et financés à leur début presque en fermant les yeux, l’objectif était d’en faire un succès coûte que coûte. Cette phase est une totale réussite, et l’Europe du Nord en profite désormais. Pour élargir la couverture des trains directs à d’autres pays, dont la France par exemple, la Chine pourrait souhaiter un caractère de partenariat avec la région du terminal ferroviaire en France. Il faudrait alors une finalité, par exemple un partenariat dans tel ou tel secteur industriel. Après l’« investissement promotionnel », le temps est donc venu pour davantage de rationalité.

La route de la soie et son délai actuel de trois semaines porte-à-porte permettent donc une solution fiable pour des échanges non compatibles avec le temps long du transport maritime. Selon Eurostat, en 2016, les transports par avion import-export entre la Chine et l’Union européenne à 28 ont été de presque 2 millions de tonnes de marchandises. Si l’on considère qu’un train représente 1 000 tonnes de marchandises, il s’agit d’un potentiel de trois trains par jours en aller et retour – soit six trains. Ces transports aériens représentent, en outre, environ 12 millions de tonnes de CO2 [3]. Le transport ferroviaire, pour sa part, est vingt fois moins polluant. Ainsi la route de la soie s’avère-t-elle aussi un moyen nécessaire pour réduire cette empreinte carbone.

La rentabilité de la route de la soie en questions

La question de la rentabilité de la route de la soie est légitime. En Europe, bon nombre d’observateurs s’interrogent sur la pertinence d’un modèle de transport hypersubventionné par Pékin à hauteur de 1 000 à 3 000 dollars par conteneur selon les régions chinoises. Que se passerait-il si la conjoncture économique évoluait défavorablement en Chine ? Comment adapter alors des schémas logistiques qui auront pris plusieurs années pour s’imposer ?

Si la question de la rentabilité doit être la règle, l’on peut constater que le transport maritime eurasiatique n’est pas exemplaire en la matière : en observant la situation financière et l’endettement des compagnies maritimes, le différentiel rail / mer est plus à l’avantage de la voie ferroviaire qu’il n’y paraît. Prenons l’exemple du tarif entre Zhengzhou et Hambourg en 2017 : le prix de gare à gare est d’environ 5 000 dollars. Un rapide calcul avec ce prix de 5 000 dollars par conteneur sur 10 000 kilomètres donne un prix moyen de 50 cents par kilomètre. Il s’agit environ du prix pratiqué par des entreprises ferroviaires en Europe. Sachant que les coûts de production des chemins de fer biélorusses, russes et kazakhstanais sont bien inférieurs à ceux des pays européens, il faut donc constater que ces trois pays sont parvenus à imposer une rentabilité sans équivoque. Mais pourquoi ces trois chemins de fer ne devraient-ils pas tirer parti au mieux de ce contexte ? Une vision pragmatique tolère un certain opportunisme de leur part : la route de la soie est devenue l’« objet » de la Chine – et pas vraiment le leur –, la Belt and Road Initiative (BRI) est également un outil de la puissance de la Chine – ce qui n’est pas toujours dans l’intérêt de la Russie. La limite de cet opportunisme repose néanmoins dans la concurrence de la voie Sud – Caspienne / mer Noire –, axe géographique dont la Chine a saisi tout l’intérêt, devenant même le premier investisseur en Asie centrale. En outre, la portion chinoise est vendue par les chemins de fer chinois à prix très élevé, puis subventionnée pour pouvoir exister. Il s’agit d’une forme de financement des besoins immenses de développement des chemins de fer chinois, mais qui peut aussi apparaître comme une certaine aberration économique, puisqu’il n’existe qu’un tarif d’État résultant de l’ancienne économie communiste sans corrélation avec les coûts. Tout le monde continue cependant pour le moment d’y trouver son compte. Et avec un budget de 200 milliards de dollars sur trente ans, la Chine a les moyens de financer ses ambitions.

Afin d’unifier cette route de la soie sur son territoire et de faire évoluer cette organisation lancée en 2013, l’État chinois a créé China Railway Express, une entreprise ferroviaire qui devrait être pleinement opérationnelle à partir de 2019. Elle devrait fonctionner sur un modèle économique de type filiale des chemins de fer, avec, il faut l’espérer, une réforme de tarifs et une politique de prix plus fidèle à la réalité des coûts, sauf si la Chine décide de poursuivre le modèle économique actuel de subventions. Mais un autre aspect du financement est plus complexe. Pour assurer le succès de plusieurs voies de la route de la soie, dont celle du Sud via la mer Noire, la Chine devra compenser financièrement les coûts plus élevés des voies les plus chères, car les clients choisiront toujours la solution la plus compétitive.

Pour conclure sur cette question des tarifs, il faudrait promouvoir un modèle plus équitable pour un tel projet de coopération eurasiatique. À l’occasion de la conférence BRI de Pékin des 14 et 15 mai 2017, la Chine a convié plus de 30 chefs d’État et de gouvernement, preuve qu’existe tout de même, chez elle, une idée de coopération, voire de cogestion de cette route de la soie. Un prix mieux réparti selon les coûts moyens par pays relève toutefois pour le moment de l’utopie.

Quels enjeux pour les entreprises ferroviaires et les acteurs de la logistique ?

L’objectif du projet chinois est de 5 000 trains par an avec l’Europe en 2020, soit un marché nouveau de 50 milliards de tonnes-kilomètres [4], c’est-à-dire plus de deux fois l’activité fret de la SNCF en France, avec l’essor d’activité que cela entraîne car il s’agit d’une chaîne de transport qui concerne beaucoup de métiers. La Chine ou la Russie pourraient-elles alors s’appuyer sur ce grand projet pour prendre des positions sur ce marché ferroviaire ? Pour les entreprises ferroviaires, sur la route de la soie, seule l’Europe représente une zone où des investissements chinois pourraient trouver à s’implanter. En Chine et en Russie, mais aussi au Kazakhstan et en Biélorussie, les marchés ferroviaires ne sont pas ouverts. Sur une distance totale de 10 000 kilomètres, seuls 3 000 sont donc ouverts à la concurrence.

Mais ces chiffres nécessitent aussi d’être relativisés : les 5 000 trains souhaités par la Chine ne représentent même pas 1 % des volumes ferroviaires transportés dans le pays. En 2014, la Chine a ainsi fait transiter par rail 2 300 milliards de tonnes-kilomètres, quand la Russie en transportait pour sa part 1 200 milliards de tonnes-kilomètres [5]. La route de la soie à 50 milliards de tonnes-kilomètres et l’ensemble des volumes transportés par fer en Europe sont donc assez insignifiants pour ces deux pays : il s’agit bien sûr d’un domaine de prestige, d’influence géopolitique et stratégique, ainsi que d’un outil de distribution ou d’échange pour la Chine. Il n’y a pas, pour Pékin comme pour Moscou, d’enjeux en termes de chiffre d’affaires de transport ferroviaire sur ce sujet.

Il pourrait néanmoins en être autrement s’agissant des domaines connexes liés aux transports ferroviaires de la route de la soie. Bien qu’« usine du monde », la Chine demeure peu présente dans les transports internationaux. Pour le moment, elle s’est en effet contentée de vendre à sa porte. À ce jour, les compagnies maritimes chinoises Cosco et China Shipping, par exemple, ne pèsent pas lourd face à leurs concurrentes européennes – mais sont dans une dynamique d’investissement très forte. Il en est de même pour les entreprises logistiques : en dehors des frontières de l’empire du Milieu, il n’existe pas de leader chinois de la logistique dans le monde capable de faire face à DHL, Schenker, Khune & Nagel ou Geodis. Cet état de fait pourrait changer avec l’arrivée de la Chine sur des points stratégiques tels que les Balkans [6] ou dans de nombreux ports européens. Deux tiers des trains de la route de la soie sont en effet achetés et gérés par des opérateurs chinois, et tout laisse à penser qu’il ne s’agit là que d’un début. Dans les années à venir, la Chine pourrait ainsi prendre place dans la logistique mondiale en tant que pourvoyeuse de valeur ajoutée. Alibaba et ses millions de colis à livrer chaque jour dans le monde pourraient, par exemple, ne pas rester uniquement dans les mains de leaders européens ou américains de la logistique et attirer des investisseurs chinois.

Si le pari de 5 000 trains par an est atteint en 2020, c’est-à-dire 200 000 conteneurs, il s’agira alors d’un budget de transport de plus de 1 milliard d’euros par an, ou 3 millions d’euros par jour. De quoi donc susciter des ambitions dans les métiers de la logistique et la naissance d’une nouvelle économie des transports.

L’enjeu de l’entraînement

Depuis 2013, le développement de la nouvelle route de la soie s’est donc appuyé sur l’Europe du Nord, notamment sur la dynamique de l’économie allemande et de ses industries mécaniques et automobiles, et, plus largement, sur les importations de produits de haute technologie stockés essentiellement en Allemagne, dans les États du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) et d’Europe centrale, appelés pays de premier rang. Ce développement est un nouveau vecteur de transport, complémentaire du bateau et de l’avion, mais surtout plus rapide que le premier et moins cher que le second. Si l’on compare ces trois modes de transports pour des marchandises expédiées entre le centre de la Chine, dans la région de Wuhan, et la région de Lyon, en France, les prix actuels pour une quantité de 20 tonnes de marchandises équivalent un conteneur de quarante pieds et un service de transport porte-à-porte sont ainsi les suivants : 7 000 euros par train, 4 500 euros par bateau et 55 000 euros par avion, soit un prix par rail une fois et demie plus cher que le transport maritime et un transport aérien huit fois plus cher que le train.

Dans un second temps néanmoins, l’Europe de l’Ouest et du l’Europe du Sud devront entrer dans ce cercle des acteurs de la route de la soie sans être dépendantes des hubs allemands. Le projet 2020 voulu par la Chine prévoit 5 000 trains par an [7], soit sept trains par jour et par sens, c’est-à-dire des volumes suffisants pour impliquer mécaniquement les principaux pays d’Europe. Aussi les acteurs du rail devront, comme le prévoit la BRI, proposer la couverture géographique la plus large possible, et qui ne se résume pas uniquement à un corridor ferroviaire Chine-Allemagne. Le succès de la route la soie ne sera réel que si elle est un réseau divers qui permet également d’irriguer par des trains directs des pays tels que la France, l’Espagne, l’Italie ou dans une moindre mesure la région des Balkans, afin de proposer une couverture de l’Europe de l’Ouest et du Sud la plus large possible.

Elle s’apparente aussi à des liaisons en tapis roulant qui, entre l’Europe et la Chine, peuvent créer des opportunités de développement d’échanges « aux passages » de ces trains. Comme ces trains relient la Chine à l’Europe en quatorze jours au plus court, l’Asie centrale et à la Russie devraient également pouvoir profiter de cette proximité, notamment la première dans une optique de désenclavement. Cependant, les politiques tarifaires de pays tels que la Biélorussie, la Russie ou le Kazakhstan devront être réformées – ils le feront s’ils sont visionnaires – car il est aujourd’hui plus coûteux d’envoyer un conteneur depuis l’Europe vers le Kazakhstan que vers la Chine. Sans remise en cause de certaines pratiques historiques, la route de la soie ne produira pas d’effets d’entraînement pour d’autres zones.

Des luttes d’influences pourraient également perturber le développement des nouvelles voies ferroviaires. La BRI charrie en effet de nombreux enjeux géopolitiques, dont les voies ferroviaires risquent d’être l’outil et le prétexte (voir carte n° 1). L’Asie centrale fait ainsi l’objet d’une compétition entre la Chine et la Russie, la seconde tentant de canaliser la route de la soie par son territoire. Comme évoqué précédemment, le transit représente, à cet égard, une opportunité stratégique et un levier d’influence non négligeables. Surtout, la Russie perçoit de plus en plus la prédominance de la Chine en Asie centrale comme une défiance à son égard. Elle voit, enfin, un risque d’émancipation de cette région bientôt voisine de l’Europe par la mer Noire et déjà tellement liée à la Chine par son économie [8].

Le projet de la BRI, avec des moyens financiers avancés par la Chine de quelques centaines de milliards de dollars pour les besoins en infrastructures, peut aussi représenter une impulsion en matière d’innovation et d’interopérabilité. En effet, les écartements de rails demeurent actuellement différents dans la zone Eurasie : 1 435 millimètres en Europe et en Chine, contre 1 520 millimètres en Russie, Asie centrale et Biélorussie. Le développement de la technologie des essieux variables pour les wagons de fret est une solution que les Chinois vont sans nul doute explorer. L’avantage serait de réduire de quatre jours le délai de transport sur un délai de quatorze jours au mieux actuellement. Le surcoût de cette technologie, qui devrait être de 10 % du coût total, pourrait être couvert par la hausse de la productivité de wagons qui pourraient alors parcourir jusqu’à 1 000 kilomètres par jour et par l’économie en investissement dans les terminaux de transbordement, qui se chiffrerait en millions de dollars.

*

Dans un monde ultra-concurrentiel, le risque est donc réel de voir chacun des acteurs adopter une approche opportuniste vis-à-vis de la route de la soie, sans aucune autre ambition. Dans ce cas, il est à peu près possible de décrire ce que celle-ci sera : un corridor Chine-Allemagne via la Russie, au seul bénéfice de quelques grandes entreprises et confortant le pouvoir de marché d’une poignée d’acteurs, comme quelques gros clients de l’industrie automobile ou des hautes technologies ou quelques chemins de fer ou entreprises logistiques qui pratiqueront une politique d’écrémage.

Ou bien peut-on espérer d’autres liaisons ferroviaires efficaces, permettant de rattacher plusieurs zones économiques ? Le rail, qui il y a plus d’un siècle a façonné les immenses territoires de l’Europe et de la Russie, aurait-il de nouveau rendez-vous avec l’Histoire ? Il faudra aussi, pour cela, développer les voies du Sud par la mer Noire afin d’impliquer le plus grand nombre de pays, parmi lesquels plusieurs devront accepter une réforme de leurs politiques tarifaires ferroviaires, pour un projet gagnant-gagnant. La Chine doit avoir conscience qu’il s’agit là d’un point essentiel pour le succès de son projet BRI. L’Europe, pour sa part, doit être vigilante pour garder la main sur ce qui la concerne, et devra accepter que la loi du marché n’est pas la seule règle. Si l’on admet que BRI puisse être, par certains aspects, une sorte de plan Marshall, cela peut avoir des avantages pour l’Europe, mais celle-ci devra alors exiger un « deal » concerté sur le sujet dans le cadre de « relations apaisées » et de « confiance » [9].

Car l’enjeu est finalement de faire de la Chine et de l’Europe des voisins. Les relations commerciales entre les entreprises des deux régions sont de plus en plus denses, tout comme les échanges humains et les communications. À titre d’exemple, Air France KLM a transporté, en 2015, 2,2 millions de touristes chinois vers la France.

La Chine voit dans la route de la soie un projet à horizon de cinquante ans, voire plus, un terme que les Européens ne connaissent plus. La route de la soie est un projet du temps long, c’est là la clé essentielle pour imaginer la suite. N’occultons pas, enfin, la nécessité, dès à présent, de concevoir le monde en pensant aux urgences climatiques. La route de la soie aura l’obligation d’être compatible avec le développement durable de la planète, et il faut espérer que la part d’humanisme de cette idée ne sera pas engloutie par le cynisme du commerce mondial et les rivalités entre États.


  • [1] L’ensemble du projet chinois est désormais regroupé sous l’acronyme BRI (Belt and Road Initiative), qui a lui-même remplacé OBOR (One Belt, One Road).
  • [2] Jean-Michel Gradt, « Ports à conteneurs : la France occupe une place marginale en Europe », Les Échos, 17 novembre 2016.
  • [3] Calcul réalisé avec le calculateur EcoTransIT.
  • [4] La tonne-kilomètre est l’unité de mesure correspondant au transport d’une tonne sur une distance d’un kilomètre.
  • [5] Selon les statistiques de l’OSJD Committee, Varsovie, 2016.
  • [6] Barthélémy Courmont, « Quand la Chine investit dans les infrastructures », Asia Focus #1, IRIS, Programme Asie, septembre 2016.
  • [7] « 5,000 China-Europe cargo trains expected by 2020 », Xinhua, 18 octobre 2016.
  • [8] Raj Kumar Sharma, « Central Asia warily welcomes China’s Belt and Road Initiative », Nikkei Asian Review, 24 mai 2017.
  • [9] Dominique André, « Chine : Jean-Pierre Raffarin porteur d’une lettre d’Emmanuel Macron au président Xi Jinping », franceinfo, 15 mai 2017.