L’évolution stratégique la plus importante de ces trente dernières années est la fin du monopole occidental sur la puissance. Évolution car il ne s’agit pas d’une rupture brutale et soudaine, mais d’un processus long, qui se consolide avec le temps sans que l’on puisse dater précisément sa survenance. Évolution par ailleurs plus importante encore que ne le fut la fin du monde bipolaire. Ce dernier n’a en effet duré « que » quatre décennies pour s’achever à la fin des années 1980 – et non le 9 novembre 1989, date de la chute du mur de Berlin, symbole plutôt que cause de la fin de cette période historique. Le monopole occidental sur la puissance internationale s’est, pour sa part, maintenu cinq siècles durant.
Face à cette mutation majeure, deux erreurs tragiques sont encore – trop – courantes. La première consiste tout simplement à la nier, à ne pas prendre en compte ce bouleversement. La seconde consiste à en conclure que le monde occidental n’est plus puissant et qu’il est en danger. Or, perdre le monopole de la puissance n’est pas devenir faible : c’est partager la puissance. Ces deux erreurs de diagnostic peuvent conduire à des politiques unilatérales, à chercher à imposer sa volonté parce que l’on se pense en mesure de le faire ou parce que l’on croit qu’il est encore temps de « corriger » la situation, que la montée en puissance des autres n’est pas un rééquilibrage mais une menace existentielle.
Mais, depuis quelques années, les pays « émergents », qui sont justement ceux par qui passe la remise en cause du monopole occidental sur la puissance, traversent une crise. On peut alors se demander si le rééquilibrage en cours a pris fin, s’il va s’inverser ou s’il marque simplement une pause. C’est précisément sur ce point que nous avons souhaité nous interroger dans ce numéro de La Revue internationale et stratégique. Nous avons étendu l’étude au-delà des simples BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), catégorie d’abord artificiellement inventée par Goldman Sachs, puis devenue réalité stratégique avec la tenue de sommets réguliers. Comme l’écrit Robert Chaouad dans ce dossier : « Initiée comme un slogan marketing par le monde de la finance, la référence à l’émergence s’est muée en mot d’ordre pour réalités internationales complexes. » Ces mêmes BRICS représentaient 5 % du produit intérieur brut (PIB) mondial au début des années 1990, 8,5 % en 2001 et 22,6 % en 2015. Or Sylvie Matelly nous apprend que l’inventeur du concept, s’il devait le recréer aujourd’hui, y intégrerait uniquement la Chine. Pour sa part, Pierre Salama rappelle que l’expression « pays émergents » est « quasi obsolète », mais qu’il n’en existe pas d’autre, et note à juste titre que ce bloc est « totalement hétérogène » en matière de politique sociale, de modes de vie, de taux de croissance et d’alphabétisation. Et selon Dalila Chenaf-Nicet, « les premiers signes de ralentissement de la croissance dans les pays émergents à partir des années 2008 ont laissé croire un temps que ces pays connaissaient un simple épisode d’ajustement après des périodes de surchauffe. »
Après avoir rappelé le rattrapage économique exceptionnel de la Russie – qui date de la gestion d’Evgueni Primakov en 1998, et non de l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir – faisant suite à un effondrement tout aussi exceptionnel, Arnaud Dubien note que la Russie n’a pas vocation à rattraper ou dépasser l’Occident – Nikita Khrouchtchev déjà se trompait du temps de l’Union soviétique – mais que cela ne l’empêchera pas d’être une puissance influente. Barthélémy Courmont s’interroge quant à lui sur la possibilité d’une fin de cycle pour la Chine : « Et si l’aboutissement de devenir première puissance économique mondiale marquait également le crépuscule de son miracle économique ? » Mais il conclut : « Même si elle ne domine pas encore entièrement l’économie mondiale, la Chine en est désormais le pivot, au point que l’interdépendance est désormais réelle entre l’économie de la Chine et celle du reste du monde. » Comme le Japon dans les années 1980, son poids économique est en effet supérieur à son poids stratégique. La Chine reste encore très discrète sur les grands sujets géopolitiques et demeure un contributeur modeste au règlement des questions globales, invoquant la non-ingérence.
Devenir une puissance de rang mondial est précisément l’ambition affichée de l’Inde. Olivier Da Lage estime que « l’ambition est légitime et le pari raisonnable, mais il n’est pas encore gagné. » Philippe Hugon relève, de son côté, que « si l’Afrique du Sud est la puissance hégémonique de l’Afrique australe et en partie du continent, elle demeure dans une place subordonnée au sein du capitalisme mondial et de la gouvernance internationale. » Le Mexique est certainement le grand émergent qui a le moins souffert pour ce qui est de sa croissance économique. Pour autant, comme le souligne Jean-Jacques Kourliandsky, « ce développement n’a pas permis d’élargir la capacité de décision autonome du pays, objectif de l’émergence vue du “Sud”. » Il en conclut qu’à la question de jouer un rôle d’acteur international, la réponse reste ouverte pour le Mexique. « Parmi les pays dits émergents, le Brésil, la Corée du Sud, l’Inde et la Turquie ambitionnent de développer une industrie de défense à même de répondre aux besoins formulés par leurs forces armées, et ce afin de consolider leur influence régionale et leur indépendance nationale », rappelle Sophie Lefeez.
Enfin, il importe de noter que si les pays émergents marquent, à des degrés divers, une pause dans leur phase d’expansion et de rattrapage des autres pays, les sociétés civiles de font de plus en plus entendre dans chacun d’entre eux.
Ne sacrifions pas au charme de l’analyse. La crise qui frappe – à des degrés divers et sous des formes distinctes – les émergents ne redonne pas au monde occidental la perspective d’un retour au monopole de la puissance. Car elle touche également de nombreux pays occidentaux. La différence est que, pour beaucoup d’entre eux, elle est moins soudaine parce que plus ancrée. Sur le moyen-long terme, les Occidentaux doivent donc accepter un partage du pouvoir ainsi qu’une gestion multilatérale des affaires mondiales.