Émergence : genèse et circulation d’une notion devenue catégorie d’analyse / Par Robert Chaouad

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Au tournant des années 1980, alors que les dénominations « pays du tiers-monde » [1] ou encore « pays sous-développés » laissent peu à peu la place à la référence aux « pays en voie de développement », voire aux « pays en développement », des acteurs des milieux d’affaires et du monde de la finance anglo-saxons gravitant autour de la Banque mondiale réfléchissent à la manière de rendre les pays concernés plus attractifs aux investissements étrangers. Outre des mesures concrètes visant à libéraliser l’économie et à favoriser les conditions juridiques d’accueil de ces investissements, ces personnalités considèrent également qu’il serait nécessaire de modifier l’image de ces pays en cessant de les définir à partir de catégories ou de dénominations négatives peu enclines à encourager les investisseurs potentiels. C’est à cette occasion que va apparaître, dans les milieux financiers, la référence à l’« émergence », à travers l’expression anglo-saxonne emerging market.

L’histoire de la création de cette notion est racontée par Antoine van Agtmael, ancien banquier à qui l’on doit l’expression, dans l’introduction de son livre The Emerging Markets Century, publié en 2007 [2]. Après avoir voyagé en Asie pour le compte de la Bankers Trust dans les années 1970, puis séjourné plusieurs années en Thaïlande à la tête d’une banque d’investissement locale détenue par l’institution financière pour laquelle il travaillait, il rejoint en 1979 la Société financière internationale (International Finance Corporation), organisme du Groupe Banque mondiale tourné vers le secteur privé. En 1981, devant un parterre d’investisseurs réuni dans les locaux de la banque Salomon Brothers à New York, il défendait son idée de créer un fonds d’investissement en direction des pays du tiers-monde, arguant de l’essor des marchés financiers, des places boursières et de la possibilité de réaliser des profits [3] dans certains de ces États à fort potentiel de croissance économique. Si l’idée avait alors séduit l’assistance, le nom, « Third World Equity Fund », avait laissé les participants sceptiques. Après quelques jours de réflexion, raconte-t-il, A. van Agtmael inventait l’expression emerging markets. Selon lui, « le “tiers-monde” suggérait la stagnation ; emerging markets, le progrès, l’encouragement et le dynamisme » [4].

Près de quarante ans plus tard, une expression initiée comme slogan marketing – « a branding maneuver » selon son auteur – visant à rendre positive l’image des pays du tiers-monde et à stimuler les investissements dans certains d’entre eux – en Asie notamment – est devenue une catégorie économique, financière et politique internationale aux contours flous, à la définition incertaine et aux usages multiples selon la région et le domaine dans lesquels elle est employée. Ainsi, alors que la notion d’émergence continue d’être utilisée dans un sens et un contexte financiers – singulièrement aux États-Unis à travers les expressions emerging markets ou emerging economies [5] –, elle s’est également doublée d’un volet politique, particulièrement en France, où l’on évoque souvent sans distinction les puissances et les pays émergents. Les effets de traduction, tant linguistique que d’une discipline ou d’un champ académique à l’autre, ont conduit à en faire une notion servant tantôt à définir un état, un processus, un objectif, tantôt à refléter et expliquer les évolutions de la scène politique internationale et les changements de rapports de puissance qui s’y jouent.

La notion d’émergence, un « coup » marketing issu du monde de la finance anglo-saxonne

En retraçant l’histoire de l’expression, de sa réappropriation par des acteurs et des champs sociaux différents de ceux de ses origines, de son importation et sa traduction dans d’autres disciplines académiques, ainsi que de ses usages économiques, scientifiques, politiques, médiatiques, nous entendons éclairer la manière dont la catégorie de l’émergence s’est construite et transformée au point d’apparaître dans sa forme et son sens actuels. Si l’expression d’emerging markets, « marchés émergents », apparaît au début des années 1980 dans un contexte idéologique et politique anglo-saxon particulier, fait de révolution conservatrice – avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux États-Unis –, d’expansion des thèses économiques néolibérales et de financiarisation accélérée du capitalisme, ce n’est toutefois qu’à partir de la fin de cette même décennie que la notion va réellement se répandre et s’imposer dans la sphère financière.

Dans les années 1980, les principales caractéristiques des pays considérés comme emerging markets sont d’être des pays en développement – pour la plupart – et de présenter un haut degré de risque pour les investisseurs étrangers du fait de l’instabilité politique, économique, financière et monétaire susceptible d’y régner, de l’absence de règle de droit effective ou encore de la faiblesse des structures institutionnelles et financières. Toutefois, de par leur dynamisme démographique, leur main-d’œuvre nombreuse et bon marché, leurs ressources naturelles pour certains, ainsi que leur potentiel de développement industriel et entrepreneurial [6], ces marchés émergents sont susceptibles d’offrir des retours sur investissement considérables. Dès lors, c’est le potentiel de rentabilité de pays à forte croissance économique qui semble définir les marchés émergents aux yeux des défenseurs de la notion [7]. Après la création de l’IFC Emerging Market Index and Data Base au début des années 1980, la création en 1988 par la société d’investissement Morgan Stanley Capital International (MSCI) d’un indice d’évaluation des marchés économiques et financiers dédié à la catégorie des marchés émergents – le MSCI Emerging Index Market – participe à la légitimation et à l’institutionnalisation d’une notion financière appelée à définir désormais une catégorie spécifique de pays, évaluables à partir d’une série de critères économiques et financiers [8].

Dans les années 1990, la libéralisation économique, la dérégulation des marchés et l’ouverture aux échanges commerciaux – via des politiques favorisant la production, les exportations et l’ouverture aux capitaux étrangers – accélèrent l’insertion de nombreux pays en développement dans les circuits économiques et commerciaux internationaux. Nombre de ces pays (Chine, Inde, Indonésie, Viêtnam, Turquie, etc.) jouissent alors de taux de croissance économique élevés, atteignant parfois plus de 10 % comme en Chine, alimentant l’emballement des investisseurs et confortant leur nouveau statut d’emerging economies ou de « pays émergents », comme on commence alors à le traduire en France, notamment à l’occasion de la crise financière asiatique de 1997 [9]. À l’époque, cependant, la notion se cantonne aux sphères économiques et financières, et il n’est nullement question de « puissances émergentes » (emerging powers).

Il faudra attendre les années 2000 pour voir le nom et la catégorie d’emerging economies – ou markets – ou de « pays émergents » élargir son audience au-delà des acteurs spécialisés et devenir des termes repris dans les champs académiques, médiatiques et politiques. L’élargissement des usages de la notion, notamment dans le champ de la géopolitique et des relations internationales, va conduire à brouiller encore un peu plus son sens, en l’éloignant de sa dimension purement économique et financière, et en lui conférant une dimension davantage politique – en France particulièrement.

L’émergence, une mesure de la performance économique

Le moment BRIC

La banque d’affaires américaine Goldman Sachs est à l’origine de ce changement et de la popularisation de la notion. En novembre 2001, dans une note d’analyse intitulée « Building Better Global Economic BRICs » [10], Jim O’Neill, alors économiste en chef de la banque, créait l’acronyme BRIC, reprenant les initiales de quatre pays considérés comme des emerging markets – Brésil, Russie, Inde, Chine. Cette note indiquait qu’au regard du rythme de leur croissance économique et de leur accumulation de réserves monétaires étrangères, la richesse de ces quatre pays allait à moyen terme rattraper, voire dépasser celle des membres du G7 [11]. Cette évolution allait transformer l’économie mondiale, suggérant que l’on fasse de la place à ces pays dans la nouvelle architecture institutionnelle économique mondiale à élaborer – la note évoquait la perspective d’élargir le G7 pour en faire un G9. Avec la création de l’acronyme BRIC, la catégorie de pays connue jusque-là sous le terme d’emerging markets faisait irruption sur la scène internationale et dans le débat public.

Le succès de l’acronyme allait faire des émules et lancer la course à la nouvelle économie émergente. En 2005, Goldman Sachs identifiait 11 nouveaux marchés émergents susceptibles de transformer l’économie mondiale à l’avenir et formait à cette occasion le Next Eleven (N-11), groupe de pays incluant le Bangladesh, l’Égypte, l’Indonésie, l’Iran, la Corée du Sud, le Mexique, le Nigeria, le Pakistan, les Philippines, la Turquie et le Viêtnam. D’autres institutions financières allaient ensuite créer d’autres acronymes – et les fonds d’investissement qui vont avec –, définissant d’autres groupes de pays considérés comme des économies émergentes : en 2010, la banque HSBC pariait sur les CIVETS (Colombie, Indonésie, Viêtnam, Égypte, Turquie, Afrique du Sud), tandis que le groupe bancaire espagnol BBVA misait sur les EAGLEs (BRIC, plus Mexique, Indonésie, Corée du Sud, Turquie, Taiwan) [12], etc.

Les propriétés économiques des émergents

Loin d’être porté par un souci analytique, la floraison de sigles classant et répertoriant des économies émergentes s’inscrit surtout dans des stratégies financières visant à attirer des investisseurs pour abonder les fonds d’investissements en direction de ces groupes de pays et y réaliser à terme des profits. Les critères mobilisés pour sélectionner ces économies émergentes varient selon la nature et les ambitions des institutions qui réalisent ces classements, qu’il s’agisse d’institutions bancaires, de sociétés d’investissement, d’agences de notation (Goldman Sachs, MSCI, Standard & Poor’s, etc.) ou d’organisations internationales comme le Fonds monétaire international (FMI). On peut cependant esquisser les propriétés générales traditionnellement reconnues aux pays dits émergents. Les critères définissant ces économies ou ces marchés émergents sont à la fois d’ordre économique, financier ou encore sociodémographique lorsqu’ils renseignent sur l’état du marché en question. La taille de la population et la structure démographique d’un pays importent dans l’appartenance à la catégorie des émergents car ces caractéristiques trouvent immédiatement des traductions économiques en termes de main-d’œuvre, d’évolution de la classe moyenne, de marché intérieur et de consommation.

Sur le plan économique, les pays incarnant les économies émergentes se caractérisent par une croissance rapide, supérieure à la moyenne mondiale, et un produit intérieur brut (PIB) par habitant qui les range parmi les économies dites à revenu moyen. De même, ils peuvent se caractériser par leur capacité à concurrencer les économies développées par leur degré d’insertion dans les échanges commerciaux mondiaux – ou leur potentiel d’insertion –, par le potentiel de leurs grandes entreprises (capitalisation, présence à l’étranger, investissement, etc.) et leur capacité à influencer les marchés mondiaux. La possession d’importantes ressources naturelles favorise certes le potentiel de ces États, mais une trop grande dépendance à l’exportation de ces matières premières et le développement d’une économie de rente peuvent être préjudiciables si elles remettent en cause le dynamisme dont ces marchés sont porteurs. Sur le plan financier, ces pays se caractérisent par un processus de libéralisation financière qui se traduit par leur capacité à attirer des capitaux étrangers et par le développement de leur marché boursier.

Une catégorisation réductrice

Entretenant une logique néolibérale qui irrigue l’ensemble des institutions financières en quête de rentabilité et de profit rapides, le phénomène d’émergence économique se mesure principalement en termes de performances économiques. Croissance économique, potentiel d’investissement, avoirs financiers, etc. : l’accumulation de données (« data ») favorables n’a pas uniquement pour fonction de faire passer les pays concernés d’une catégorie à l’autre en signe de reconnaissance des « progrès » accomplis – de la catégorie des pays les moins avancés à celle des pays en développement à celle des pays émergents. La classification n’étant pas une fin en soi pour les institutions financières, elle a surtout pour fonction de supporter les attentes d’ordre économique et financier des acteurs qui la promeuvent et qui entendent stimuler leurs activités. Toutefois, si l’émergence se réduit à des performances économiques considérées comme positives au regard de leurs critères, la réalité sociale et économique des pays émergents ne se réduit pas, elle, à ces quelques indicateurs de performance économique. De la Chine au Brésil, de l’Inde à l’Afrique du Sud, de l’Indonésie au Mexique, si l’on observe que la pauvreté a reculé dans nombre de pays, elle concerne toujours des centaines de millions de personnes, et le constat vaut pour de nombreux indicateurs sociaux (accès à l’eau potable, alimentation, accès aux infrastructures d’assainissement, etc.). Par ailleurs, on constate également un creusement de la tendance inégalitaire [13] de ces sociétés, où l’ensemble de la population n’est pas affecté par les dividendes de la croissance économique, comme si le miracle des performances économiques des uns demeurait le mirage des autres.

En se focalisant sur des indicateurs économiques, les critères de définition des économies émergentes confortent le caractère financier du concept d’émergence tel qu’il s’est développé initialement et tel qu’il a évolué depuis lors dans les milieux financiers anglo-saxons. Toutefois, dans les années 2000, l’expansion de la notion d’émergence dans les discours publics, notamment sous l’effet de la publicisation de l’acronyme BRIC, va se matérialiser par le développement de son usage hors du monde anglo-saxon et hors de la sphère économique et financière. Les effets de traduction et de transfert du concept d’émergence hors de son territoire d’origine vont alimenter la confusion autour d’une notion dont l’intérêt demeurait encore incertain [14]. L’emploi et la réappropriation du terme dans un sens plus politique vont conduire à en transformer la signification et l’horizon. Désormais, un même signifiant allait recouvrer des phénomènes différents lorsqu’il serait employé dans le champ des relations internationales et de la géopolitique.

L’émergence comme figure des transformations de l’ordre politique international

La circulation des idées et des concepts à l’échelle internationale ou entre champs sociaux nationaux n’est pas sans effet sur eux et peut conduire à des transformations de signification et d’usage relativement importantes. Comme l’indique le sociologue Pierre Bourdieu dans le texte d’une conférence donnée le 30 octobre 1989 à l’Université de Fribourg (Allemagne) et publié en français en 2002 : « Le fait que les textes circulent sans leur contexte, qu’ils n’emportent pas avec eux le champ de production – pour employer mon jargon – dont ils sont le produit et que les récepteurs, étant eux-mêmes insérés dans un champ de production différent, les réinterprètent en fonction de la structure du champ de réception, est générateur de formidables malentendus. » [15] S’agissant de la notion d’émergence, le passage de la sphère économique et financière au champ académique et politique des relations internationales n’échappe pas à cette transaction. Si une sociologie du transfert, de l’importation et de la réception de cette notion dans un nouveau champ reste à faire pour éclairer les « intérêts » en jeu dans un tel mouvement, notamment aux États-Unis et en France, on peut cependant retracer à grands traits certains effets produit.

L’importation de la notion dans le champ des relations internationales

Tant que la notion d’émergence s’est cantonnée à la sphère économique et financière, elle s’identifiait à des dynamiques et des trajectoires économiques de pays en développement. Ce que relèvent, à leur manière, les chapitres consacrés à la généalogie de l’émergence dans l’ouvrage français publié en 2008 sous la direction du chercheur Christophe Jaffrelot, Les pays émergents [16] : les trois chapitres rédigés par des économistes [17] s’entendent dans une large mesure sur l’origine économique et financière de la notion [18], sur l’absence de définition standard et sur ces limites analytiques. Ainsi, en France, d’une manière générale, nombre de travaux menés dans le champ économique académique et par les institutions bancaires et financières continuent de se référer à l’émergence dans sa dimension économique en continuant de recourir au terme « économie ou marché émergent » [19].

En revanche, lorsque le phénomène et la notion d’émergence ont été investis par le champ des relations internationales [20], les interrogations, les notions, les attentes et les agendas propres à cette discipline académique et aux acteurs politiques et médiatiques qui le composent ont altéré l’ordre des problématiques qui prévalait jusque-là et ont conduit à faire de l’émergence une catégorie davantage politique, censée rendre compte de l’apparition de nouvelles puissances mondiales et des transformations de l’ordre international. Ce changement de signification et de problématique du fait de la traduction de l’émergence dans le langage des relations internationales est particulièrement visible en France.

En France, les usages répétés et indifférenciés de la formule « pays émergents » à partir des années 2000, tant dans les sphères académiques, médiatiques, politiques et économiques, ont peu à peu popularisé la notion [21]. Le recours à cette dénomination, largement utilisée et préférée en langue française alors que les termes « emerging states » ou « emerging countries » le sont très peu en langue anglaise [22], a conduit à forger une notion relativement floue et molle, qui a fini par recouvrir, en France du moins, le sens et les réalités de la notion initiale d’emerging market. Associé à l’acronyme BRIC dans le champ géopolitique, les références à l’émergence ont transformé le sens de la notion jusqu’à imposer ce qu’elle représente comme une métonymie des changements que connaît l’ordre international. Avec les BRIC, devenus BRICS lorsqu’ils ont été rejoints par l’Afrique du Sud en 2010, de nouvelles puissances – « émergentes » – s’affirmaient sur la scène internationale [23] ; elles venaient concurrencer les puissances anciennes issues du monde industrialisé occidental que sont les États-Unis et l’Europe, et bousculer les modes de gouvernance internationale traditionnels hérités de l’après-Seconde Guerre mondiale.

Un sens dilué

Alors même que ces pays émergents ne fondent pas un ensemble homogène, les États composant les BRICS ont eux-mêmes utilisé l’opportunité offerte par un tel acronyme pour tenter de lui donner une réalité politique. L’acte de nomination, de catégorisation ou de labellisation est toujours un acte de création, qui institue, rassemble et porte à l’existence sous une identité commune, parfois artificielle, des réalités qui vivaient jusque-là sous des formes disparates. En unifiant des réalités sociales multiples, des agents aux intérêts différents et n’ayant pas même conscience de pouvoir composer ou appartenir à un ensemble commun, l’acte de catégorisation donne corps à une réalité ou un groupe nouveau. Dès lors, lorsqu’en 2009, le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine se réunissent à Ekaterinbourg (Russie) et décident de donner un semblant d’organisation au groupe BRIC, ils donnent une réalité géopolitique à un groupe dont l’existence n’était jusque-là que le produit intellectuel d’un analyste financier de Goldman Sachs qui n’avait certainement pas pour ambition d’en faire un groupe politique ou encore le synonyme des redéfinitions des rapports de force mondiaux.

En France, le basculement de la notion d’émergence économique vers une émergence politique internationale s’opère au cours de la décennie 2000 et s’impose définitivement après la crise financière et économique mondiale de 2008 qui, partie des États-Unis, s’est répandue au reste du monde et particulièrement à l’Europe, qui peine à s’en remettre tandis que nombre de pays en développement ont absorbé le choc. Si le terme même de « puissance émergente », qui découle tout droit de la référence aux « pays émergents », est utilisé en France dès le début des années 2000, c’est en effet autour de 2008 que son usage s’accélère. De même, aux États-Unis, dans le champ des relations internationales, il faut attendre cette même crise pour voir les institutions académiques, les centres de recherches et les publications recourir au terme emerging power, qui n’avait que très peu cours avant cette date – ce qui n’empêche pas pour autant le maintien de l’emploi fréquent de la référence aux emerging markets ou economies outre-Atlantique [24]. Depuis lors, les publications et programmes de recherche se multiplient, et la notion, de part et d’autre de l’Atlantique, doit se lire dans une acception politique, à la fois comme un facteur de transformation du nouvel ordre global et comme une variable explicative. Dans cet ordre de chose, le développement économique des « grands pays émergents » et leur accumulation de richesse a fourni le socle matériel à une remise en cause du fonctionnement du système antérieur et à l’affirmation d’ambitions internationales.

Toutefois, alors que l’adjectif émergent (emerging) suggérait dans son emploi économique, même de manière confuse, certaines propriétés et caractéristiques, associé à la puissance il renvoie, de manière utilitaire, à l’apparition de nouvelles puissances. Son degré de signification s’en trouve largement amoindri tant on peine à distinguer les critères auxquels doivent répondre les postulants à cette catégorie : capacités militaires ? potentiel diplomatique et aspiration à devenir membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies ? capacités financières ? part dans les échanges commerciaux ? armes nucléaires ? modèle pour le monde ?

L’émergence ou le nouveau récit du monde

La plasticité, voire la confusion, du facteur « émergence » a donc conduit à en faire une catégorie attrape-tout, applicable à ou impactant presque tous les phénomènes internationaux : économie internationale, gouvernance mondiale, changement climatique, ressources naturelles, rapports de force. L’« émergence » semble offrir un cadre explicatif immédiatement mobilisable pour décrire les appels aux changements de gouvernance à l’échelle mondiale, le basculement de l’économie vers l’Asie, le déclin et la perte d’influence de l’Occident, la provincialisation de l’Europe [25], autant que les transformations éventuelles des équilibres stratégiques. Or, il ne faudrait pas confondre performances économiques et puissance internationale. Cette dernière n’est l’apanage que d’un nombre restreint d’acteurs étatiques dits émergents, au premier rang desquels la Chine, figure archétypale des analyses sur l’émergence, qui dispose des attributs matériels – économie, finance, militaire – et subjectifs – volonté – de la puissance. La référence à la puissance ne saurait donc engager l’ensemble des pays ou économies « émergents », réels ou potentiels, qui n’ont bien souvent jamais été confrontés à l’exercice de la puissance – si ce n’est celle des autres –, ou qui n’en ont jamais nourri l’ambition.

L’émergence est ainsi devenue, au gré de l’expansion de ses usages, de ses pertes de sens, de ses débordements vers d’autres champs sociaux, voire de ses reconfigurations phénoménologiques, la figure narrative centrale autour de laquelle se construit et s’articule le nouveau récit du monde [26]. Dans le désordre international généralisé – politique, économique, financier, environnemental, militaire –, l’émergence redonne un semblant d’ordre, elle organise le récit du monde actuel sur un mode linéaire où un monde émergé est frappé du risque d’être submergé sous la venue d’un monde émergent. Toutefois, porté par une vision téléologique de la marche du monde extrêmement rassurante sur le plan analytique, puisqu’il nous laisserait entrevoir sereinement les transformations internationales en cours et donc ce que sera le monde de demain, le recours à l’émergence pour raconter l’évolution de la scène internationale souffre de ne pouvoir se faire plus précis et de proposer davantage de distinctions adaptées à la diversité des cas de figure. La catégorie de l’émergence offre un récit globalisant dans lequel les transformations internationales en cours s’ordonneraient logiquement et s’expliqueraient mécaniquement : des puissances établies seraient sur le déclin et de nouvelles prendraient leur place ; des pays pauvres, en développement, du tiers-monde quitteraient leur condition, deviendraient plus riches et remettraient en cause l’ordre du monde.

Pourtant, passé le confort d’un tel schéma et d’un tel récit, dans sa forme actuelle, la capacité analytique de la notion d’émergence quand elle est utilisée dans le champ de la politique internationale se fait toute relative tant elle peine à saisir certaines réalités sociales (insécurités sociales des populations), certaines situations conjoncturelles (retournement économique) ou encore la spécificité des changements structurels du système international. Marchés, économies, pays, puissances, mondes, rien ne semble échapper au processus d’émergence. Initiée comme un slogan marketing par le monde de la finance, la référence à l’émergence s’est muée en mot d’ordre pour réalités internationales complexes.


  • [1] Le terme tiers-monde a été initié par Alfred Sauvy dans un article publié dans l’hebdomadaire L’Observateur (n° 118), « Trois mondes, une planète », le 14 août 1952. Alors que la guerre froide divisait le monde en deux blocs antagonistes, le démographe français concluait son article par cette phrase : « Car enfin ce Tiers Monde ignoré, exploité, méprisé comme le Tiers État, veut, lui aussi, être quelque chose. »
  • [2] Antoine van Agtmael, The Emerging Markets Century. How a New Breed of World-Class Companies is Overtaking the World, New York, Free Press, 2007.
  • [3] Ibid., p. 4 : « a real possibility of making real money ».
  • [4] Ibid., p. 5.
  • [5] On parle parfois d’emerging market economies. Ces expressions seront utilisées indistinctement dans le texte.
  • [6] Le reste de l’ouvrage d’Antoine van Agtmael est presque entièrement consacré aux grandes entreprises des marchés émergents, qui ont ou vont bouleverser les marchés mondiaux dans les secteurs de l’industrie, de l’énergie, des nouvelles technologies, des médias, etc.
  • [7] Pour une définition générique, on pourra se référer à celle du Financial Times : « Emerging market is a term that investors use to describe a developing country, in which investment would be expected to achieve higher returns but be accompanied by greater risk. Global index providers sometimes include in this category relatively wealthy countries whose economies are still considered underdeveloped from a regulatory point of view. »
  • [8] En juillet 2016, le MSCI Emerging Market Index rangeait 23 pays dans la catégorie des marchés émergents : Brésil, Chili, Colombie, Mexique, Pérou, République tchèque, Égypte, Grèce, Hongrie, Pologne, Qatar, Russie, Afrique du Sud, Turquie, Émirats arabes unis, Chine, Inde, Indonésie, Corée du Sud, Malaisie, Philippines, Taiwan et Thaïlande.
  • [9] En France, on commence à trouver le terme dans des revues économiques ou dans des publications économiques institutionnelles à partir du milieu des années 1990, à l’image de la note de Michel Fouquin, du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), « Le rôle des grands pays émergents dans l’industrie mondiale, 1995-2005 », Le 4 pages des statistiques industrielles, n° 103, SESSI, ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, secrétariat d’État à l’Industrie, février 1999 ; ou encore dans le magazine Alternatives économiques, n° 151, septembre 1997. Les grands pays considérés alors comme émergents sont la Chine, le Brésil, l’Inde, le Mexique et l’Indonésie. L’analyse qui y est proposée est d’ordre économique et industriel, et ne fait aucune référence réelle aux enjeux de puissance et de transformations de l’ordre politique international.
  • [10] Jim O’Neill, « Building Better Global Economic BRICs », Global Economics Paper, n° 66, Goldman Sachs Economic Research Group, 30 novembre 2001.
  • [11] Groupe des sept pays les plus riches du monde.
  • [12] Concernant les CIVETS, en 2013, le département de gestion d’actifs de HSBC fermait le fonds d’investissement consacré à ces pays faute d’investisseurs intéressés ; en 2016, le groupe des EAGLEs s’étendait à 15 pays.
  • [13] Pierre Salama, Des pays toujours émergents ?, Paris, La Documentation française, Doc’ en poche – Place au débat, 2014, chapitre 5, « La pauvreté éradiquée ? », p. 111 et s.
  • [14] Lire Jérôme Sgard, « Qu’est-ce qu’un pays émergent ? », in Christophe Jaffrelot (dir.), L’enjeu mondial. Les pays émergents, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, pp. 41-54. Le titre du chapitre a été traduit dans la version américaine de l’ouvrage par « What Is an Emerging Country and Is It an Interesting Concept for the Social Sciences ? ».
  • [15] Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 145, décembre 2002, p. 4.
  • [16] Christophe Jaffrelot (dir.), op. cit., « Partie I. Généalogie d’une catégorie ». L’ouvrage a été traduit en anglais (américain) en 2009 sous le titre : Emerging States. The Wellspring of a New World Order, New York, Columbia University Press, 2009 (traduit du français par Cynthia Schoch).
  • [17] « La fabrique en trompe-l’œil de l’émergence » par Jean-Jacques Gabas et Bruno Losch, « Qu’est-ce qu’un pays émergent ? » par Jérôme Sgard et « Les formes du capitalisme en pays émergents », entretien avec Robert Boyer.
  • [18] Une catégorie pour « golden boys » mais pas pour sciences sociales selon Jérôme Sgard (p. 33, version américaine).
  • [19] Voir par exemple Jean-Raphaël Chaponnière et Marc Lautier, Les économies émergentes d’Asie. Entre État et marché, Paris, Armand Colin, coll. U, 2014.
  • [20] Cela vaut par exemple pour l’ouvrage dirigé par C. Jaffrelot, où lorsque les chapitres sont le fait de politistes, les économies émergentes se font plus souvent pays et puissances émergents.
  • [21] La notion de « pays émergents » est déjà présente et utilisée par les économistes en France dans les années 1990, mais c’est dans les années 2000 qu’elle s’impose dans le discours public.
  • [22] Aux États-Unis, le terme d’« emerging state » a pu être utilisé dans les années 1960 et 1970 à propos des nouveaux États indépendants en Afrique et en Asie, comme dans Virginia Thompson et Richard Adloff, The Emerging States of French Equatorial Africa, Stanford, Stanford University Press, 1960. Le terme était employé au sens strict d’apparition et de création de nouveaux États. Dans les années 2000, tant les publications des milieux d’affaires que dans le monde académique anglo-saxons, l’utilisation des termes « emerging state » ou « emerging country » est peu commune. Il est intéressant de noter que l’un des seuls usages académiques de l’expression « emerging state » apparaît dans la traduction en anglais d’un livre français évoqué précédemment et portant dans son titre la référence aux pays émergents : Christophe Jaffrelot (ed.), Emerging States. The Wellspring of a New World Order.
  • [23] Pour une critique de l’acronyme et de ce qu’il porte, lire Immanuel Wallerstein, « The BRICS : a fable of our time », Agence global, 1er janvier 2016 (en ligne).
  • [24] Les marchés émergents continuent en effet d’être abordés dans la perspective d’y réaliser des affaires. Lire à cet égard Tarun Khanna, Krishna G. Palepu, avec Richard J. Bullock, Winning in Emerging Markets. A Road Map for Strategy and Execution, Boston, Harvard Business Press, 2010.
  • [25] Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000.
  • [26] Lire par exemple Andrew Hurrell, « Récits d’émergence : la fin du Tiers monde ? », Critique internationale, Presses de Sciences Po / FNSP, n° 56, 2012 / 3 ; ou Karoline Postel-Vinay, Le G20, laboratoire d’un monde émergent, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2011.