Novembre 2015
Des Afriques contrastées / Entretien avec Philippe Hugon
La France, le mondeRIS 100 - Hiver 2015
Pascal Boniface – Cinquante-cinq ans après, peut-on dire que le diagnostic de René Dumont, L’Afrique noire est mal partie [1], est définitivement démenti ?
Philippe Hugon – L’ouvrage de René Dumont a été important. Soutenant les indépendances africaines, il s’opposait aux travaux dépendantistes ou à l’afrocentrisme considérant que les maux de l’Afrique venaient de l’extérieur, depuis la traite esclavagiste ou la colonisation. À l’inverse, il a mis l’accent sur certaines défaillances et vulnérabilités de l’Afrique elle-même.
Ingénieur agronome et homme de terrain, R. Dumont a notamment, avec justesse, souligné l’importance de l’agriculture et des questions environnementales, le rôle des « fonctionnaires-ponctionnaires » et certaines dérives des hommes politiques. Il a toutefois mésestimé certaines mutations et l’immensité des défis des Afriques plurielles, notamment l’urbanisation, la construction de l’État et de la nation, la sécurité des biens et des personnes, la gestion des rythmes de croissance démographique. Il se situait dans une tradition dénommée « afro-pessimiste ».
Car depuis que l’on écrit sur l’Afrique dominent des représentations négatives sur un « continent dans l’enfance », bien que le plus vieux du monde, caractérisé par les trois parques mortelles de Malthus : les guerres, les épidémies et les famines. Ainsi l’Afrique est-elle toujours montrée marginalisée et déchirée par les conflits.
Les représentations sont aujourd’hui plus positives, ou du moins plus contrastées. Certains « afro-optimistes » parlent ainsi d’une Afrique émergente, d’un continent convoité et courtisé, qui connaît une forte croissance économique et qui est reclassé géopolitiquement. Le continent est perçu plus positivement depuis la décennie 2000, et grâce à un taux de croissance moyen supérieur à 5 %. La capitalisation boursière a également été multipliée par neuf de 2000 à 2014 et la part de l’Afrique subsaharienne dans les investissements directs étrangers (IDE) mondiaux est passée de 1,2 % en 2007 à 3,1 % en 2014. L’indice du développement humain (IDH), pour sa part, a crû de 15 %. Par ailleurs, la classe moyenne a doublé depuis 1990, atteignant 300 millions d’individus en 2015.
Cette Afrique convoitée est parfois définie, avec excès, comme « la nouvelle frontière économique du monde », « la Chine de demain », une terre de délocalisation industrielle, un nouvel eldorado pour ses ressources naturelles.
Ne faut-il pas, à l’inverse, relativiser ces représentations ?
Philippe Hugon – Celles-ci diffèrent selon les éclairages que l’on utilise et les lunettes que l’on chausse. Une démarche d’en haut, ou « hors sol » (top-down), classe ainsi les pays africains à l’aide d’indicateurs qui en font les mauvais élèves de la classe internationale. Alors qu’elle abrite 15 % de la population mondiale, l’Afrique représente seulement 1,5 % du produit intérieur brut (PIB) mondial, 3 % du commerce international et des IDE de la planète. Selon cette approche, l’Afrique est davantage un sujet passif qu’un acteur géopolitique : elle pèse davantage par ses nuisances que par sa puissance Elle a connu, sur une longue période, une stagnation de son revenu par tête, une marginalisation vis-à-vis des flux commerciaux et financiers internationaux ainsi qu’un endettement extérieur difficilement gérable.
L’on observe toutefois, depuis le début du XXIe siècle, un fort désendettement et une reprise de la croissance économique. Mais cette dernière reste peu inclusive, génératrice d’inégalités et peu créatrice d’emplois, avec de forts contrastes selon les pays et des cycles liés aux prix des matières premières et aux conjonctures internationales. Après un déclassement géopolitique lié à la chute du mur de Berlin, l’Afrique émerge également en diversifiant ses partenariats. Les ruptures et les bifurcations en cours sont ainsi liées à la mondialisation, mais également aux transformations internes des sociétés africaines, notamment intergénérationnelles.
À l’inverse, si l’on adopte une démarche par le bas (bottom-up), le paysage devient plus contrasté, des « dynamiques du dedans » apparaissent et les Afriques deviennent plurielles. Des zones de prospérité côtoient ainsi des zones de grande pauvreté ou de conflictualité.
À un niveau global, les Africains ont été capables de gérer à leur manière, depuis les indépendances, un quadruplement de leur population, un sextuplement de leur population urbaine, le maintien de frontières constitutives d’États-nations en voie de développement. Sauf exceptions, le monde de la « brousse » s’est déplacé vers la ville avec l’accès aux infrastructures, aux images, aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), ainsi qu’à de nouveaux référents culturels.
Les transformations institutionnelles sont considérables, qu’il s’agisse de réformes fiscales, de la libéralisation des marchés ou des progrès de la démocratisation. L’apartheid a disparu. Les économies populaires ou « informelles » ont constitué des modes d’accommodement, d’ingéniosité, de vie ou de survie du plus grand nombre. L’Afrique bouge, les jeunes générations bousculent les anciennes avec volonté d’entreprendre et d’innover. Le développement des infrastructures, des systèmes scolaires et sanitaires, des appareils productifs, ainsi que l’émergence d’élites formées ou de la société civile font que l’Afrique du XXIe siècle est fort différente de ce qu’elle était au moment de la décolonisation.
Les Afriques sont également très diversifiées, tant du point de vue géographique, historique, économique, culturel, démographique que géopolitique. Les « maux de l’Afrique » (conflits, famines ou épidémies) doivent être localisés et contextualisés. Le sida, par exemple, concerne principalement l’Afrique australe, qui n’est pas aujourd’hui marquée par la conflictualité ou par une démographie non contrôlée. Les menaces environnementales de sécheresse et sécuritaires touchent, pour leur part, principalement les zones sahéliennes – qui sont, de plus, menacées par l’extension des réseaux mafieux et du terrorisme –, alors que l’Afrique forestière connaît surtout des risques de pillage, de gaspillage et de mauvaise gestion de ses ressources naturelles expliquant largement la conflictualité, comme en Centrafrique ou en République démocratique du Congo (RDC).
L’Afrique est-elle entrée dans la mondialisation ?
Philippe Hugon – La mondialisation est un processus transnational complexe. Elle renvoie à plusieurs phénomènes : le changement d’échelle et l’extension des espaces (la dimension mondiale ou planétaire liée aux révolutions technologiques), la multiplication des interdépendances (la globalisation), le mouvement englobant du capital (financiarisation du capitalisme, mesures de dérégulation et de libéralisation) et une tendance vers un monde multipolaire, voire apolaire.
À cet égard, il faut remarquer que l’Afrique est insérée dans la révolution de l’économie numérique et des NTIC. En outre, les politiques d’ajustement ont libéralisé les économies et les ont ouvertes aux vents de la concurrence : les plus dynamiques sont directement concernées par la financiarisation du capitalisme. Par ailleurs, les États africains sont directement concernés par la multipolarisation. Celle-ci conduit à une diversification des partenaires et à un relatif découplage Nord / Sud renforçant un couplage Sud / Sud. Les réseaux transnationaux – des firmes, des informations, des diasporas – jouent, à côté des territoires, un rôle croissant. La montée des puissances dites émergentes, dans un contexte de financiarisation du capitalisme, a modifié la donne.
Néanmoins, et malgré les fantasmes sur la migration, c’est au niveau de la mobilité des hommes que la mondialisation de l’Afrique est la plus limitée. Les obstacles à la libre circulation des personnes contrastent avec la libre circulation des capitaux et des marchandises. Plus de neuf dixièmes de la migration africaine est intra-africaine, ce qui ne signifie pas que la pression migratoire hors d’Afrique n’est pas forte.
Rappelons que l’Afrique a toujours été relativement ouverte dans son histoire. Avant la colonisation, elle avait déjà développé des relations directes avec l’Asie – notamment la Chine, l’Inde et l’Indonésie pour l’Afrique orientale –, le monde méditerranéen, ainsi que le Proche et Moyen-Orient pour la zone sahélienne. Ces relations sont aujourd’hui réactualisées dans un contexte économique, géopolitique et technologique nouveau.
Le continent sort donc de relations postcoloniales pour se mondialiser. Toutefois, si l’Afrique est intégrée dans le système-monde, elle en demeure à la marge. En somme, elle est mondialisée mais non mondialisatrice. Encore faut-il rappeler que l’Afrique est plurielle et que sur 54 États, 15 sont enclavés, ce qui ne facilite pas leur insertion dans l’économie mondiale. Les Afriques s’intègrent ainsi différemment dans les chaînes de valeur portées par les firmes multinationales, dans les réseaux d’information et de transport. On observe donc une forte différenciation des partenaires et des zones d’influence.
L’unité africaine est-elle en marche ou les facteurs centrifuges l’emportent-ils ?
Philippe Hugon – L’intégration africaine apparaît comme une nécessité aux yeux de la plupart des responsables politiques, des intellectuels africains ou même des populations. L’Afrique a été « balkanisée » à l’époque coloniale et, surtout, postcoloniale. À l’heure actuelle, la rhétorique sur l’intégration économique et politique l’emporte souvent sur la réalité. Le régionalisme de jure, porté par plus de 200 organisations régionales, diffère de la régionalisation de facto. Par exemple, les relations commerciales et financières intra-africaines comptent pour environ 10 % du total des échanges du continent – sauf en Afrique australe et orientale –, alors qu’elles sont supérieures à 65 % en Asie orientale ou en Europe.
La transformation de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en Union africaine (UA) a permis des avancées. Mais si l’UA et les cinq organisations régionales qui en dépendent [2] fédèrent autour d’une rhétorique unitaire fondée sur un discours anticolonial, elles restent surtout des syndicats de chefs d’État où s’expriment les rapports de forces entre des pays aux intérêts divergents. Le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) permet toutefois de mettre en œuvre des projets communs, notamment dans le domaine des infrastructures. Il a également permis la mise en place d’un examen de bonne gouvernance entre partenaires.
Certaines zones d’intégration se renforcent, notamment la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), grâce à la puissance régionale que constitue l’Afrique du Sud. C’est également le cas de la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC), qui profite du poids du Kenya. En revanche, l’intégration régionale ne progresse pas, voire régresse, au sein de l’Union du Maghreb arabe (UMA) et de la Communauté économique des États d’Afrique centrale (CEEAC). Les progrès sont également mitigés au sein de la Communauté économique de développement des États d’Afrique occidentale (Cédéao), avec le maintien d’une rivalité entre la puissance nigériane et les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).
La priorité, pour beaucoup d’États, reste le renforcement de leur intégration interne et le contrôle des frontières face à des voisins souvent prédateurs – citons encore la Centrafrique et la RDC. Enfin, malgré les forces africaines en attente, les armées régionales ont une efficience limitée et sont généralement financées, encadrées, formées et mises en avant par l’Union européenne (UE) ou la France.
Les sociétés civiles sont-elles en train de se développer en Afrique ?
Philippe Hugon – Elles émergent, tout en demeurant embryonnaires dans de nombreux pays. Encore faut-il définir ce que l’on entend par société civile. Souvent, l’offre politique est devenue pléthorique, mais soit les partis incarnent les intérêts personnels de quelques politiciens, soit ils s’appuient sur des fondements ethno-régionaux plus qu’ils ne traduisent des programmes politiques concrets.
En parallèle, les syndicats ne concernent que la fonction publique, à l’exception de secteurs très particuliers comme la prospection minière. Ils jouent un rôle réduit, sauf dans certains pays comme l’Afrique du Sud, la Zambie ou la Guinée. Leur pendant agricole, les organisations paysannes, sont puissantes dans certains pays comme le Mali.
Enfin, le monde associatif est très important, et souvent en relation avec des organisations religieuses, musulmanes et évangéliques notamment. Les organisations non gouvernementales (ONG) jouent un rôle croissant en se substituant aux défaillances des États, en mobilisant des acteurs locaux, en fondant des relations entre le Nord et le Sud, mais également en étant des lieux de captation de l’aide. Certains pays, comme le Burkina Faso, ont ainsi été qualifiés de « pays-ONG ». Dans ce « pays des hommes intègres », les mouvements de jeunes et la société civile ont, en effet, joué un rôle central dans la mise en place du processus de transition démocratique et l’opposition aux coups d’État constitutionnels ou militaires.
L’Afrique va-t-elle rester un continent principalement producteur de matières premières ?
Philippe Hugon – Les économies demeurent largement rentières. La grande majorité des pays africains reste dominée par la production et l’exportation des produits du sol (agriculture, bois) ou du sous-sol (mines, hydrocarbures), qui représentent près de 80 % des exportations en valeur. Le continent fait ainsi face aux risques de « re-primarisation » des économies, de malédiction minière ou pétrolière et de hausse de la facture alimentaire avec toutes les incertitudes liées à l’environnement international.
La croissance économique de l’Afrique, supérieure en moyenne à 5 % entre 2000 et 2015, s’explique certes partiellement par l’inversion des termes de l’échange, avec une hausse des prix des matières premières et une baisse des prix des produits manufacturés, liées notamment à la demande des pays émergents. La baisse de ces termes de la croissance et de l’échange a, inversement, conduit à une légère inflexion en 2015, notamment dans les pays exportateurs de pétrole, où la croissance n’a pas été particulièrement plus forte que dans les autres.
Il importe donc de repérer les facteurs internes et internationaux de la croissance qui relativisent le poids des matières premières. La montée des classes moyennes, la diversification du tissu économique, le rôle croissant du secteur des services (commerce, assurance, banques) et des nouvelles technologies traduisent un rôle décroissant des produits primaires dans la composition du PIB. Dans les grands pays pétroliers comme le Nigeria, les hydrocarbures comptent certes pour plus de 90 % des exportations, mais ne représentent finalement que 15 % du PIB. Parallèlement, plusieurs pays investissent dans la transformation des matières premières (Gabon pour le bois, Côte d’Ivoire pour le café et le cacao). Les Afriques sont donc de plus en plus contrastées et de nombreux pays diversifient leurs économies, mobilisent les nouvelles technologies, se spécialisent dans la sous-traitance industrielle ou les produits de marque (Éthiopie, Maurice).
Y a-t-il un pays capable de prendre le leadership en Afrique ?
Philippe Hugon – Les puissances politiques et militaires africaines sont en Afrique du Nord – Algérie, Égypte, Maroc – et en Afrique subsaharienne – Afrique du Sud, Angola, Nigeria. Ces six pays représentent plus des trois quarts des dépenses militaires continentales, et disposent d’armées bien équipées et organisées.
L’Afrique du Sud reste la puissance régionale dominante et pourrait obtenir éventuellement un poste de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Elle est une puissance militaire et économique qui a le leadership en Afrique australe. Elle pèse également de par son rôle au sein de l’UA, mais elle fait face à de sérieux problèmes économiques, sociaux et politiques. De plus, elle est en déclin démographique. À l’échelle continentale, son ambition se heurte à l’Égypte ou au Nigeria. Pour leur part, l’Algérie et le Maroc sont en rivalité au sein de l’UMA. Par ses relations transsahariennes privilégiées, le royaume chérifien exerce néanmoins une influence sur les pays d’Afrique occidentale, notamment sahéliens.
Il paraît donc plus vraisemblable que les leaderships s’exerceront davantage au niveau régional : Nigeria au sein de l’Afrique de l’Ouest, Éthiopie au sein de l’Afrique orientale, Afrique du Sud en Afrique australe, Angola en Afrique centrale et Maroc en Afrique occidentale.
La Chine va-t-elle prendre des positions dominantes en Afrique ou le continent va-t-il diversifier ses partenariats extérieurs ?
Philippe Hugon – La Chine a modifié la donne par l’extension rapide et importante de sa présence en Afrique. Elle se mondialise par son intégration à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et une acceptation croissante du multilatéralisme. Dans le même temps, elle se régionalise grâce aux réseaux de sa diaspora, qui permettent l’extension de ses aires d’influence. Parallèlement, l’Afrique diversifie ses partenaires et fait de la Chine un interlocuteur souvent stratégique.
En 2015, la Chine pèse pour environ 10 % des relations commerciales et des investissements de l’Afrique, et ces indicateurs sont en forte croissance. Ces relations commerciales sont ainsi passées de 10 milliards de dollars en 2000 à plus de 200 milliards en 2015. Beijing souhaite avant tout sécuriser ses approvisionnements en ressources naturelles afin de jouer son rôle d’atelier du monde, d’alimenter sa croissance et d’asseoir sa puissance. Ses considérables besoins sont partiellement comblés par l’Afrique, qui lui fournit une grande quantité de matières premières (fer, bois, coton, diamant, cuivre, manganèse) ainsi que 30 % de ses approvisionnements en pétrole.
Les relations bilatérales se font sous forme de « package deal » : un accès aux ressources moyennant contrepartie, généralement la construction ou la restauration d’infrastructures. Une influence plus durable s’exerce également par le soft power : centres Confucius, formation des Africains, mise en place de dispositifs de recherche, absence de conditionnalités politiques hormis la non-reconnaissance de Taiwan. Le consensus de Beijing s’oppose donc, en Afrique, au consensus de Washington.
Les relations sont focalisées sur les pays dotés de ressources du sous-sol et / ou disposant de marchés intérieurs développés. Les principaux chantiers de la Chine en Afrique se trouvent ainsi en Algérie (bâtiments), au Nigeria (raffineries), en RDC (infrastructures), en Angola (pétrole offshore) et en Afrique du Sud (banques). Bien que sa stratégie internationale demeure encore relativement discrète, la Chine se pose en puissance concurrente du pôle nippo-américain. Sa soif de matières premières a dopé les marchés, accru les prix des produits, favorisé les investissements et la croissance en Afrique. Mais elle a également de nombreux effets pervers : re-primarisation des économies, effets de « dutch disease », appui à des régimes rentiers, contrats souvent léonins, effets d’enclave et de pollution.
À défaut de transferts de technologies, de formation des cadres, d’emploi massif de travailleurs africains et d’utilisation de sous-traitants, les pays du continent en retard sur le plan économique subissent la concurrence des produits chinois sur une gamme allant des produits artisanaux aux produits sophistiqués, et ont du mal à faire des remontées en gammes. Toutefois, la lune de miel avec l’empire du Milieu, si elle constitue un ballon d’oxygène financier et diversifie les partenaires, n’est pas exempte de risques écologiques ou sociaux, avec un rejet lié à une trop grande présence de peuplement.
Il importe toutefois de relativiser ce qui est parfois appelé la « Chinafrique » et de la resituer dans un contexte de partenariats multiples des pays africains. Les autres pays asiatiques, à commencer par l’Inde et le Japon, mais aussi la Corée du Sud, l’Indonésie et la Malaisie, sont également des partenaires croissants, bien que leurs investissements soient plus ciblés. L’Inde se focalise par exemple sur l’Afrique orientale, l’Afrique du Sud et l’Océan indien. Le Brésil, la Turquie, les pays du Golfe jouent également un rôle important. Ces relations diversifiées doivent être globalement considérées comme un renforcement des relations Sud / Sud donnant plus de marges de manœuvre aux États africains.
La croissance démographique vous paraît-elle être un atout ou une menace pour la stabilité, la prospérité et la sécurité de l’Afrique ?
Philippe Hugon – Le continent africain a connu les plus grands bouleversements démographiques de la planète, puisque sa population a décuplé en un siècle. Si elle comptait pour moins de 10 % de la population mondiale en 1950, et pour 15 % en 2015, elle pèsera pour un quart en 2050 et près de 39 % en 2100, selon les Nations unies. Elle représentera alors une fois et demi la population de la Chine et deux fois celle de l’Europe.
L’Afrique est une exception historique. Elle est en voie de peuplement, de densification de l’espace et connaît de fortes pressions migratoires, essentiellement internes au continent. Non seulement sa croissance démographique est la plus rapide du monde, mais elle concerne à la fois les zones rurales et les zones urbaines, et ceci malgré l’augmentation du taux d’urbanisation. Globalement, le continent bénéficie du dividende démographique, c’est-à-dire de la hausse relative de la population en âge d’être active. La jeunesse, facteur de vitalité des sociétés, veut sortir de l’exclusion économique, sociale et politique. Encore faut-il que ces opportunités soient saisies par la création d’activités rémunérées : 18 millions de jeunes arrivent annuellement sur le marché du travail, dont plus de 75 % sans emplois durables ou décents. Pour relever ce défi, il faudrait créer 13 millions d’emplois par an en zones rurales et 13 millions supplémentaires en zones urbaines d’ici 2030.
On peut parler, en Afrique, d’une « lutte des classes d’âge », avec une jeunesse montante largement exclue du jeu politique, social et économique. La montée des jeunes, bombe à retardement ou facteur d’innovation et de vitalité, rend nécessaires des investissements démographiques (santé, éducation) que beaucoup de pays ne peuvent financer. Songez que la population en âge d’être scolarisée est quatre fois supérieure en Afrique à celle des pays industriels. Dans le domaine démographique, comme dans d’autres, les Afriques sont contrastées. L’Afrique du Nord et l’Afrique australe ont ainsi achevé leur transition et comptent moins de trois enfants par femme, alors que les pays sahéliens ne l’ont pas commencée (six à sept enfants par femme au Niger, en Somalie, au Mali, etc.).
Cette zone est donc rendue particulièrement vulnérable par la conjonction de cette croissance démographique, de la vulnérabilité environnementale, de la faiblesse des États pour contrôler leurs territoires, de l’absence de perspectives d’insertion des jeunes, sans parler de la diffusion du terrorisme.
Pourra-t-on encore parler, à l’avenir, de « Françafrique » ?
Philippe Hugon – Les relations avec la France demeurent complexes et complexées. Aux Français hésitant entre indifférence et ingérence font face des Africains parlant d’abandon ou de néocolonialisme. La politique française vise des objectifs pluriels, souvent contradictoires, qui sont à la fois culturels, humanitaires, économiques, géopolitiques, et qui continuent de s’insérer en partie dans une relation postcoloniale.
On a beaucoup fantasmé sur la « Françafrique », expression créée par le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, devenue le maître mot pour caractériser les relations occultes, le double langage, la confusion entre les intérêts privés, la raison d’État et les jeux politiques et militaires. Antoine Glaser a montré que le relâchement de ces réseaux et liens aboutissait à l’Africafrance [3], avec des cartes davantage dans les mains des dirigeants africains.
La France est liée à l’Afrique, tant par leur histoire commune que par les relations actuelles et futures, à commencer par les questions démographiques ou la présence croisée de Français en Afrique et d’Africains en France. Ancienne puissance coloniale, elle a un rôle spécifique dans le domaine linguistique (la francophonie), monétaire (la zone franc) et militaire (les accords de coopération militaire ou de défense, les bases et les opérations militaires comme Barkhane ou Sangaris, mobilisant au total près de 9 000 militaires). La France est plus en pointe que les autres pays européens au sein des « pays du champ ». En revanche, malgré sa diplomatie économique, elle a perdu en quinze ans plus de la moitié de ses parts relatives de marché. En outre, la question de l’absence d’un travail de mémoire, de regards croisés sur le passé et d’acceptation de la diversité demeure.
L’ère des régimes militaires est-elle en récession ? L’avenir de l’Afrique sera-t-il démocratique ?
Philippe Hugon – Le rôle des armées africaines a connu une rupture importante après la chute du mur de Berlin, la fin de l’apartheid et la mise en place de conférences nationales appuyant un processus de démocratisation. Le nombre de coups d’État a largement diminué. Mais de nombreux généraux ont revêtu un habit civil et ont été élus, souvent après avoir pris le pouvoir par les armes. Ils sont, dans de nombreux cas, devenus des « présidents à vie » et ont remplacé les coups d’État militaires par des « coups d’État constitutionnels ». La lutte contre le terrorisme sert, en outre, à relégitimer des régimes forts et des stabilités politiques aux dépens des urnes.
Par ailleurs, la démocratie a été souvent réduite à la transparence des élections et au multipartisme. La démocratisation est toutefois un processus historique qui progresse par les combats. Là encore, l’Afrique est très contrastée. L’Afrique du Sud, malgré certaines dérives récentes, l’île Maurice, le Sénégal sont de vraies démocraties, avec séparation des pouvoirs et jeux de contre-pouvoirs. À l’opposé, l’Érythrée, « Corée du Nord africaine », le Swaziland, le Soudan et le Soudan du Sud, la Somalie restent des dictatures ou des sociétés dominées par des seigneurs de la guerre. La tendance dominante est celle de sociétés en voie de démocratisation, avec des avancées (Burkina Faso) et des reculs (Burundi, Congo, RDC).
Le continent africain est-il une clé dans la lutte contre le réchauffement climatique ?
Philippe Hugon – Le continent est responsable de 4 % des émissions de gaz à effet de serre au niveau international, mais il est celui qui subit avec le plus d’ampleur les effets du réchauffement climatique. Deux tiers de sa surface totale et un tiers de sa population sont, en effet, situés dans des zones arides ou semi-arides faisant face aux défis de la désertification, du stress hydrique et des déplacés climatiques.
Le continent est toutefois, là encore, très varié et connaît pratiquement tous les climats du monde, exception faite des zones septentrionales. L’Afrique centrale possède, après l’Amazonie, le second puits de carbone de la planète avec la forêt équatoriale et dispose de réserves hydrauliques considérables. À l’opposé, les régions sahéliennes subissent les effets de la désertification et voient s’accroître le nombre de réfugiés climatiques.
Les questions environnementales doivent être traitées en profondeur, et ne pas se réduire à des visions hors-sol. Par exemple, sait-on que le rétrécissement du lac Tchad, qui a perdu neuf dixièmes de sa superficie en cinquante ans d’après les observations satellites, a fait place aujourd’hui à son renflouement, qui oblige des milliers d’agriculteurs et d’éleveurs à quitter des terres fertiles pour migrer dans une zone où Boko Haram est influente ?
Les 54 États africains comptent pour environ un quart des voix dans les organisations onusiennes. Ils jouent, par leurs votes et jeux d’alliances, un rôle central dans la négociation. La question qui demeure est celle de l’affectation des 100 milliards de dollars annuels, prévus a priori par la COP 21 pour lutter contre le réchauffement climatique. Seront-ils dédiés à leur transition énergétique de la biomasse et des hydrocarbures vers l’hydroélectricité et le solaire, ou ces fonds permettront-ils seulement une adaptation à ce réchauffement ?
Les pays africains ont, jusqu’à présent, très peu bénéficié du mécanisme de développement propre (MDP) prévu par le protocole de Kyoto. Les réponses aux enjeux environnementaux concernent diverses échelles territoriales, du local au global. La préservation de la forêt, par exemple, passe par des acteurs locaux qui reboisent ou pratiquent l’agroforesterie, et non par des fonds pouvant servir in fine à alimenter des « ponctionnaires ».
- [1] L’Afrique noire est mal partie, Paris, Seuil, 1962.
- [2] Cédéao, Comesa, UMA, CEEAC, SADC.
- [3] Antoine Glaser, Africafrance. Quand les dirigeants africains deviennent les maîtres du jeu, Paris, Fayard, 2014.