Découvertes de gaz en Méditerranée orientale : quels lendemains ? / Par Luca Baccarini et Sohbet Karbuz

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  • Luca Baccarini

    Luca Baccarini

    Chercheur associé à l’IRIS

  • Sohbet Karbuz

    Sohbet Karbuz

    Directeur de la division Hydrocarbures à l’Observatoire méditerranéen de l’énergie (OME).

Les découvertes de plusieurs gisements de gaz naturel au cours des dernières années et la perspective d’exploitation de considérables ressources d’hydrocarbures sous les eaux de la Méditerranée orientale ont suscité un grand intérêt international. Ces découvertes, actuelles et futures, pourraient, si elles sont développées d’une manière opportune, changer de manière significative le visage du secteur de l’énergie dans l’ensemble de la région. L’exploitation de ces ressources gazières ne pourra toutefois se faire que si de nombreux défis et obstacles aux implications géopolitiques majeures parviennent à être surmontés. En tout état de cause, l’énergie aura de plus en plus de conséquences sur les tensions géopolitiques dans la Méditerranée orientale et ses environs.

La réémergence d’une province gazière

L’activité d’exploration d’hydrocarbures offshore en Méditerranée orientale a une longue histoire, la première découverte ayant eu lieu en 1969 au large d’Alexandrie. Une nouvelle vague d’intérêt s’est développée après que quelques découvertes modestes ont eu lieu en 1999 et 2000 à l’Ouest de la ville côtière d’Ashkelon, en Israël, et face à la bande de Gaza. Ces premiers succès ont stimulés les efforts d’exploration et produit trois découvertes significatives : les champs Tamar et Leviathan en 2009 et 2010, au large d’Israël, et Aphrodite en 2011, au large de la côte Sud de Chypre, dans la zone économique exclusive (ZEE) de la République de Chypre (RC) [1]. La grande découverte suivante a eu lieu en 2015 avec le champ gazier géant dénommé Zohr dans une zone d’offshore profond, au large des côtes de l’Égypte. Les compagnies pétrolières impliquées dans l’exploration et la production sont à la fois de petits acteurs régionaux – principalement des entreprises israéliennes –, des entreprises internationales de taille moyenne – notamment Noble Energy, opérateur en particulier de Tamar, Leviathan et Aphrodite – et des majors – ENI, opérateur de Zohr ; Shell, BP et Total, qui sont actives notamment en Égypte et à Chypre. Pourtant, la région demeure l’une des plus sous-explorées du monde ; elle a donc de bonnes perspectives de découvertes supplémentaires de réserves de gaz, et peut-être de pétrole.

À l’automne 2016, seul Tamar est en production. Les travaux sont en cours sur le champ de Zohr, avec un début de production prévu fin 2017, tandis que la décision finale d’investissement n’a pas encore été prise pour Leviathan et Aphrodite. En Israël, le plan de développement de Tamar, en production depuis le 30 mars 2013, a coûté 3 milliards de dollars. On estime que ce champ contient 282 milliards de m3 de gaz naturel. Aujourd’hui, 60 % de l’électricité produite en Israël provient du gaz produit à partir de Tamar. Le champ a produit 4,1 milliards de m3 de gaz naturel et 195 000 barils de condensats pendant la première moitié de 2016 [2]. Le développement du champ Leviathan – dont le potentiel de ressources est estimé à 621 milliards de m3 – a été jusqu’à présent perturbé par de nombreux obstacles politiques et réglementaires, tels que des retards dans l’approbation des contrats de vente de gaz, une procédure antitrust contre les sociétés productrices, ainsi que des incertitudes fiscales et administratives. Le débat s’est concentré sur le fait de savoir si ces réserves d’hydrocarbures devaient être consacrées à la consommation intérieure – la sécurité énergétique nationale à long terme est un sujet critique en raison de la dépendance à l’égard des importations de pétrole et du sentiment historique d’encerclement de l’État d’Israël – ou si elles pouvaient être exportées pour maximiser les retours économiques. S’est également posée la question du niveau de taxation et de savoir combien d’entreprises devaient être impliquées dans la production. Progressivement, ces incertitudes ont été levées et, en février 2016, les partenaires du champ Leviathan ont présenté un plan de développement prévoyant des coûts de l’ordre de 5 à 6 milliards de dollars américains et une capacité de production de 21 milliards de m3 par an. La réduction des incertitudes réglementaires à la suite de l’approbation par le gouvernement du « Natural Gas Framework » [3] a ouvert la voie à une reprise de l’activité d’exploration. En août 2016, le ministère de l’Énergie a annoncé une nouvelle série d’appels d’offres portant sur de nouvelles zones d’exploration dans la ZEE, dont les résultats sont attendus en 2017.

À Chypre, la découverte, fin 2011, d’un vaste gisement de gaz offshore – dénommé Aphrodite – par Noble Energy, qui est estimé contenir 128 milliards de m3 de gaz, a suscité beaucoup d’espoir. Le programme de développement du champ a été présenté en juin 2015, avec une capacité de production estimée à 8,2 milliards de m3 par an. L’investissement est estimé à environ 4 milliards de dollars. Les actionnaires du champ espèrent bientôt pouvoir prendre la décision finale d’investissement et commencer les premières ventes en 2020. Depuis 2011, aucune autre découverte n’a été faite à Chypre, en dépit d’une activité d’exploration intense. Un appel d’offres pour différents blocs au large de la côte Sud de l’île a eu lieu en 2016, avec des résultats attendus en 2017. La découverte de nouveaux champs serait un facteur de changements structurels pour le pays, puisque le champ Aphrodite seul ne permet pas la mise en place d’infrastructures d’exportation ambitieuses.

L’Égypte, pour sa part, est un pays avec une histoire de production de pétrole et de gaz ancienne. Le pays bénéficiait d’une situation d’indépendance énergétique totale jusqu’à la fin de la première décennie du XXIe siècle et pouvait exporter du gaz grâce à deux terminaux de liquéfaction et au gazoduc le liant à Israël et à la Jordanie. Ces dernières années, la réduction de la production et l’augmentation de la demande domestique l’ont rendu importateur net. La découverte du champ Zohr, annoncé par la société italienne ENI en 2015, a radicalement changé la donne. Cette découverte gazière est considérée comme la plus importante jamais réalisée en Méditerranée, avec des réserves probables estimées à 845 milliards de m3. ENI a lancé un programme de développement accéléré, avec un démarrage de la production attendu fin 2017-début 2018 et une production maximale estimée à 27 milliards de m3 par an en 2019-2020 [4]. Ce succès a stimulé une nouvelle vague d’activités d’exploration de la part de diverses sociétés internationales comme BP, Shell et Edison.

Dans les autres pays de la région, les perspectives sont moins optimistes. Au Liban, une vaste recherche sismique menée sur plus de 80 % de la ZEE a montré des perspectives prometteuses, mais le chaos politique et le vide institutionnel – absence de président entre mai 2014 et novembre 2016 – n’ont pour l’instant pas rendu possible la réalisation d’un appel d’offres pour l’exploration offshore. En Syrie, le gouvernement a signé, en décembre 2013, un accord d’exploration avec la société russe SoyuzNefteGaz [5]. Néanmoins, la guerre en cours rend toute perspective de développement irréaliste. Enfin, la Turquie a foré 13 puits dans les eaux de la Méditerranée entre 1966 et 2014, sans toutefois trouver de gisement exploitable. Cependant, le pays a récemment renforcé son activité d’exploration, avec l’acquisition de données sismiques, mais cela ne se traduit par aucune perspective immédiate de développement.

Options de valorisation et possibles routes d’exportation

Les découvertes n’ont de sens que si les réserves sont ensuite converties en capacités de production. Les entreprises n’engagent des dépenses que si elles pensent pouvoir commercialiser ces mêmes découvertes avec un taux de retour sur investissement élevé. Cela peut dépendre du prix du gaz pour les ventes sur le marché intérieur, de la disponibilité d’options d’exportation et de moyens de transport, ainsi que de la stabilité de l’environnement réglementaire, fiscal et politique des pays.

En Égypte, le lancement du développement de Zohr a été rendu possible par l’existence d’une forte demande intérieure. Le pays pourrait recommencer à exporter du gaz au début des années 2020, lorsque la production de Zohr et d’autres champs devrait rattraper la demande intérieure. Les exportations pourraient alors utiliser l’infrastructure existante des deux usines de gaz naturel liquéfié (GNL) situées à Idku et Damiette, qui ont une capacité combinée de 19 milliards de m3 par an.

La situation est plus complexe pour Israël et pour Chypre, car les découvertes sont en mesure de répondre aux besoins domestiques pendant des décennies. L’existence de marchés d’exportation est donc une condition pour le développement des champs. Plusieurs accords d’exportation de gaz israélien de Tamar et de Leviathan ont été signés avec l’Autorité palestinienne, la Jordanie et l’Égypte, et des discussions sont en cours pour acheminer le gaz de Chypre vers l’Égypte. Les ventes de gaz à la Palestine et à la Jordanie rencontrent une opposition des opinions publiques locales, qui les considèrent comme une menace pour la souveraineté et l’indépendance, et manifestent contre ces projets de vente. Les perspectives d’exportations vers l’Égypte sont, quant à elles, entravées par le développement de la production égyptienne, qui pourrait être en mesure de satisfaire la demande intérieure et de réduire la disponibilité d’utilisation des installations de GNL pour réexporter le gaz en provenance d’Israël et de Chypre. Par conséquent, Israël et Chypre partagent un intérêt dans le développement commun d’infrastructures de transport permettant d’atteindre des marchés plus éloignés. Trois options sont en discussion : un terminal GNL, un gazoduc vers la Turquie et un autre vers la Grèce. Cependant, chacune est confrontée à plusieurs défis. Premièrement, une installation de GNL pourrait être construite à Vassilikos, sur la côte Sud de Chypre – étant donné que Leviathan est situé quasiment à égale distance d’Israël et de Chypre –, sur la côte d’Israël ou encore dans la zone économique spéciale d’Aqaba, en Jordanie, sur la mer Rouge. Une installation flottante (floating LNG) a également été envisagée. Si transformer le gaz en GNL permet d’avoir accès au marché mondial, avec des cargaisons allant vers l’Europe, l’Asie ou l’Amérique du Sud, la faisabilité de cette option est actuellement rendue difficile par les coûts de construction élevés, par la surcapacité actuelle sur le marché du GNL et par la faiblesse des prix du gaz.

Deuxièmement, il y a un intérêt commercial considérable de la part d’entreprises en Turquie pour l’achat de gaz israélien. La construction d’un pipeline à partir des champs offshore vers la côte sud-méditerranéenne du pays, soit directement, soit en traversant l’île de Chypre, pourrait permettre l’exportation de gaz israélien et chypriote vers le marché turc, ou même vers les marchés européens à travers le Southern Gas Corridor en cours de construction – composé par le gazoduc transanatolien (Tanap), qui initialement acheminera le gaz d’Azerbaïdjan à la frontière entre la Turquie et la Grèce, et par le gazoduc transadriatique (TAP), qui traversera la Grèce et l’Albanie pour atteindre les côtes méridionales de l’Italie. Cette option nécessite deux conditions géopolitiques : la résolution du problème chypriote et la stabilité durable des relations entre Israël et la Turquie [6].

Troisièmement, le projet Eastern Mediterranean Natural Gas Pipeline (Israël-Chypre-Grèce-Italie) prévoit de relier Israël et Chypre aux marchés européens. Il a été approuvé par la Commission européenne comme un projet d’intérêt commun, ce qui le rend ouvert à un financement de l’Union européenne (UE). Cependant, un tel projet est coûteux et techniquement difficile, et pourrait, de plus, causer de graves problèmes politiques avec la Turquie en raison des différends sur la délimitation maritime.

Risques et opportunités géopolitiques

Les récentes découvertes et les perspectives futures représentent de grandes opportunités pour la région en matière de sécurité énergétique, de prospérité économique et de coopération entre les différents pays. Elles peuvent également alimenter de nouveaux conflits et aggraver ceux qui existent déjà [7]. L’exploitation et l’exportation des ressources en hydrocarbures présentent, en effet, d’énormes enjeux techniques, administratifs, sécuritaires, juridiques et politiques aux implications géopolitiques nombreuses. Les défis techniques sont centrés sur les infrastructures et le financement. Par exemple, bien que toutes les options d’exportation évoquées précédemment soient techniquement réalisables, les coûts et la complexité des négociations posent de sérieux obstacles au développement des ressources gazières découvertes. Les défis administratifs incluent la capacité et les choix des différents gouvernements à faire le meilleur usage des réserves. Malheureusement, aucun pays de la région n’a encore mis au point une politique globale et efficace prenant en compte les différents aspects économiques, politiques et géopolitiques.

Les défis sécuritaires sont liés aux relations politiques instables entre les pays de la région. Celles-ci comprennent les conflits persistants entre Israël et ses voisins – état de guerre formel avec le Liban, conflit avec les Palestiniens –, le persistant problème de Chypre, les troubles en cours en Syrie et leur impact sur le Liban. À cela s’ajoutent des défis juridiques et politiques concernant surtout les disputes au sujet de la propriété des ressources et de la délimitation des frontières maritimes [8]. Entre le Liban et Israël, ces dernières n’ont, par exemple, jamais été agréées officiellement et jusqu’à présent, les tentatives des Nations unies et des États-Unis pour régler ce différend entre les deux pays ont échoué.

Un cas encore plus complexe est celui entre la Turquie, la RC et la RTCN. Le désaccord de la Turquie avec la RC concerne les zones offshore situées à l’Ouest et au Sud-Est de l’île. Ankara allègue que les accords de démarcation maritime signés par les Chypriotes grecs avec les pays de la région sont nuls et non avenus pour plusieurs raisons. Premièrement, elle ne reconnaît pas la RC, et donc sa ZEE proclamée en 2004. Deuxièmement, elle fait valoir que le gouvernement chypriote grec ne représente pas la population chypriote turque. Troisièmement, elle prétend que les forages autorisés par la RC mettent à mal les négociations sur la réunification de l’île. Aux côtés de la RTCN, elle propose la suspension de toutes les activités ou la mise en place d’un comité mixte jusqu’à ce que le processus de réunification des deux communautés soit conclu.

Des disputes pourraient également se faire jour au sujet de la délimitation des structures géologiques des gisements de gaz – notamment lorsqu’ils se situent près des frontières des ZEE et pourraient alors les chevaucher. Il est intéressant de noter que le champ Zohr se trouve dans la ZEE égyptienne à seulement quelques milles de la ZEE de Chypre, et qu’Aphrodite est situé dans la ZEE de Chypre et se prolonge légèrement dans les eaux israéliennes. Dans le cas de réservoirs à cheval entre différentes ZEE, il faudrait envisager une exploitation conjointe du champ, mais des tensions entre les pays concernés sont aussi à attendre.

Au cours des dernières années, les opportunités liées à la production de gaz ont généré diverses initiatives économiques et diplomatiques. Deux alliances tripartites ont vu le jour, avec des réunions politiques et techniques de haut niveau : l’une entre la Grèce, la RC et l’Égypte, l’autre entre la Grèce, la RC et Israël. Dans le même temps, les relations entre l’Égypte et la Turquie se sont détériorées, notamment à la suite du renversement du président Mohamed Morsi en 2013. Ces évolutions ne sont pas surprenantes. La RC – en dépit des tendances historiques pro-arabes – a en effet opéré un tournant pro-israélien dans sa politique étrangère, avec le soutien de l’opinion publique. Dans le même temps, elle a maintenu avec succès un équilibre entre l’UE, de laquelle elle fait partie, les États-Unis et la Russie.

En ce qui concerne Israël, le développement de la production de gaz offre une occasion d’amélioration des relations avec les voisins. Un certain nombre d’accords d’exportation ont ainsi déjà été signés ou sont en cours de discussion pour vendre le gaz des champs Tamar et Leviathan à l’Autorité palestinienne, à la Jordanie et à l’Égypte.

Dans le même temps – en dépit de toute rhétorique sur son rôle de chef de file régional –, la Turquie apparaît isolée dans l’Est de la Méditerranée. Le pays bénéficie d’une position de pivot incontestable pour le transport d’énergie entre le Moyen-Orient, la région de la mer Caspienne, la mer Noire et l’Europe du Sud-Est ; néanmoins, les développements politiques et géopolitiques de ces dernières années ont affaibli son image et son poids sur la scène internationale.

Vers plus de coopération régionale ?

La découverte de ressources en hydrocarbures présente une rare fenêtre d’opportunité pour la coopération régionale, la sécurité énergétique et la prospérité économique à long terme. Des développements coordonnés pourraient ainsi favoriser la rapidité de la mise en production de ces ressources et la possibilité de les vendre sur les marchés les plus intéressants. Une coopération ouverte et efficace entre les différents pays et les entreprises énergétiques actives dans ce domaine pourrait produire des décisions d’investissement et d’exploitation « optimales », telles que le développement d’infrastructures d’exportation communes pour les champs situés dans différents pays.

L’UE a intérêt à promouvoir toutes les formes possibles de coopération régionale. D’un point de vue énergétique, le gaz de la Méditerranée orientale peut renforcer sa sécurité et la diversification de l’offre pour un certain nombre d’États membres, en particulier dans l’Europe du Sud-Est et centrale – régions actuellement presque exclusivement dépendantes du gaz russe. Du point de vue politique, la République de Chypre est membre de l’Union européenne, qui entretient des relations étroites avec tous les pays concernés : la Turquie est candidate à l’adhésion et est liée à l’UE par un accord d’association et d’union douanière, le Liban et Israël ont conclu des accords d’association avec elle, et l’État hébreu est un participant actif au programme-cadre de l’UE pour la recherche et le développement.

Le soutien à la coopération régionale est également exprimé par les États-Unis, en particulier pour des raisons de sécurité, avec la participation de la Grèce et de la Turquie à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et l’alliance historique avec Israël. La volonté de contenir la présence et la puissance de la Russie et des entreprises russes dans la région en est une autre raison.

Le risque de tensions alimentées par la recherche et la production de gaz et par la construction d’infrastructures de transport est également très réel. Ont été précédemment évoqués certains points de confrontation. Outre les tensions entre entités étatiques, le développement des installations énergétiques augmente les risques sécuritaires. La prolifération de plates-formes d’extraction, de pipelines, de navires, voire de terminaux méthaniers implique une multiplication des cibles sensibles et des besoins de surveillance croissants. Les risques de sabotages, de frappes militaires ou terroristes représentent ainsi de nouveaux défis pour les appareils de sécurité des différents pays, en particulier pour les marines nationales, qui pourraient alors avoir une forte incitation à collaborer. En Israël, par exemple, les champs de production sont situés dans des zones relativement proches des côtes. Le champ Tamar est situé à 56 milles à l’Ouest d’Haïfa et le champ Leviathan à 80 milles d’Haïfa, près de la frontière avec le Liban. Le gaz de Tamar est transporté par pipeline jusqu’à Ashkelon, à quelques kilomètres de la frontière avec Gaza. Toutes ces installations industrielles sont donc exposées au risque d’attaques terroristes ou militaires de l’extérieur.

Entre espoirs de coopération régionale et augmentation des tensions sécuritaires, il est possible que l’équilibre se réalise in fine autour de développements strictement nationaux. Chacun des pays disposant de ressources potentielles – actuellement l’Égypte, Israël et Chypre – pourrait, dans le but de monétiser ses actifs, se concentrer sur la recherche de sa propre solution individuelle, au détriment des solutions optimales pour l’ensemble de la région. En ce sens, l’action des entreprises privées impliquées dans les différents projets pourrait pousser vers des solutions pragmatiques. Les compagnies pétrolières ont, en effet, besoin d’un cadre économique et administratif clair afin de formaliser une décision finale d’investissement, d’attirer des financements et de commencer des travaux de construction. Ceci est encore plus vrai dans le contexte actuel, caractérisé par des prix de l’énergie historiquement bas, une surcapacité dans le secteur du GNL et une potentielle guerre des prix sur les marchés européens entre le gaz qui arrive par gazoducs et les importations de GNL.

Le développement du champ Zohr en Égypte est révélateur de cette tendance, puisque la production sera consacrée – au moins durant la phase initiale – à satisfaire la demande locale. En Israël, le développement semble aller à la fois vers l’utilisation du gaz pour la consommation locale et pour l’exportation vers les pays proches – comme le montrent les discussions pour exporter vers la Palestine et la Jordanie, même si la viabilité économique du développement du Leviathan est encore incertaine. Le cas de Chypre apparaît plus critique, alors que le pays semble être celui qui aurait le plus à gagner à une coopération régionale. À moins que de nouvelles découvertes soient faites à l’avenir, le champ Aphrodite seul ne justifie pas la construction d’infrastructures d’exportation pour cibler les marchés européens ou du GNL. L’annonce, en août 2016, par le ministre de l’Énergie de Chypre et par le ministre du Pétrole égyptien, d’étudier la possibilité d’un pipeline pour alimenter l’Égypte avec le gaz du champ Aphrodite semble confirmer cette analyse.

Dans les cinq prochaines années, le développement de tels projets à portée nationale, ou au mieux bilatérale, ainsi que l’attente de prix du gaz faibles devraient rendre moins probable l’essor de projets plus ambitieux, tels que les exportations vers la Turquie, la Grèce ou vers d’autres marchés européens. Ainsi l’importance de la Méditerranée orientale d’un point de vue énergétique devrait rester limitée.

Les hydrocarbures seront un facteur dominant dans l’avenir des pays de la Méditerranée orientale et au-delà, du moins en théorie. Les découvertes réalisées depuis janvier 2009 et la perspective d’importantes ressources qui attendent d’être exploitées sous les eaux ont consacré une nouvelle région gazière et suscité un grand intérêt international. Si elles constituent une fenêtre d’opportunités multiples, ces ressources pourraient aussi alimenter des affrontements et ajouter des frictions à une région déjà volatile, avec des risques de confrontation à grande échelle. Une approche équilibrée et pragmatique est nécessaire, fondée sur un dialogue franc et constructif entre les différents pays et acteurs. Cette approche pourrait redessiner toute la carte politique et économique de la région d’une manière bénéfique à toutes les parties. Cependant, en l’absence de dialogue, ces opportunités risquent d’être perdues de façon durable.


  • [*] Les vues et opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs.
  • [1] Sauf indication contraire, le mot « Chypre » fait référence, dans cet article, au nom de l’île et à la République de Chypre (RC), non reconnue par la Turquie. La République turque de Chypre du Nord, qui est seulement reconnue par la Turquie, est mentionnée comme RTCN.
  • [2] Sauf indication contraire, dans cet article, les données chiffrées relatives aux divers champs et projets proviennent des plus récentes communications officielles des sociétés opératrices.
  • [3] Ministry of National Infrastructures, Energy and Water Resources, « Solution Found for Framework for Developing Israel’s Natural Gas Fields – the Stability Provision Will Be Revised », Communiqué de presse, Jérusalem, 19 mai 2016.
  • [4] Egypt Oil and Gas, 10 mai 2016 ; Oil and Gas Journal, 9 août 2016.
  • [5] Voir Luca Baccarini, « Syrie-Russie : accord sur l’exploration pétrolière offshore », Tribune, IRIS, 10 janvier 2014.
  • [6] Voir Sohbet Karbuz, « How to Frame and Develop the Necessary Cross-Border Energy Infrastructures between Cyprus, Turkey, and Israel ? », in Sami Andoura et David Koranyi (dir.), Energy in the Eastern Mediterranean : Promise or Peril ? Joint Report by the Egmont Institute and the Atlantic Council, Gand, Academia Press, 2014.
  • [7] Voir Michael Leigh et Charlotte Brandsma, « Energy Resources in the Eastern Mediterranean : Source of Cooperation or Fuel for Tension », Paper Series, Brussels Forum, mars 2012.
  • [8] Entre le Liban et Israël ainsi que la Turquie, la République de Chypre et la République turque de Chypre du Nord.