Novembre 2017
« Comprendre les racines du terrorisme et favoriser sa prévention » / Entretien avec Georges Salines
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Médecin de santé publique et spécialiste de santé environnementale à la Ville de Paris, Georges Salines est l’un des fondateurs de l’association 13onze15 : Fraternité et vérité, qu’il a présidée jusqu’en septembre 2017. Celle-ci a pour objectifs de favoriser la rencontre et l’entraide, de mener des actions, d’apporter soutien et accompagnement dans la défense des droits et intérêts, de pousser à l’amélioration de l’accompagnement et de la prise en charge des victimes du terrorisme, tout comme à la prévention de ce dernier. Depuis janvier 2017, l’association est notamment agréée par le ministère de la Justice pour se porter partie civile dans l’instruction des attentats de Paris du 13 novembre 2015. En sa qualité de président, Georges Salines est intervenu auprès des autorités pour participer à l’amélioration de l’approche de la réponse aux événements de ce type, ainsi que dans le cadre de la prévention contre le terrorisme.
Pascal Boniface et Marc Verzeroli – Vous avez créé l’association 13onze15 : Fraternité et vérité. Pouvez-vous rappeler sa vocation ?
Georges Salines – Je l’ai créée avec d’autres, dans une démarche véritablement collective. L’assemblée générale constitutive s’est tenue le 9 janvier 2016. Au départ, nous étions un petit groupe de 15 personnes qui s’étaient mutuellement identifiées à travers les contacts avec des associations d’aide aux victimes, et pour la plupart la Fédération nationale des victimes d’attentats et d’accidents collectifs (FENVAC).
Dans la galaxie de l’aide aux victimes, la FENVAC est une fédération d’associations qui incite les victimes d’un événement à se constituer en association. Au départ, elle était plutôt tournée vers les victimes de catastrophes et ne concernait que les accidents collectifs. L’histoire a fait qu’elle s’est ouverte aux événements terroristes.
L’autre grand réseau est l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (INAVEM), qui s’appelle à présent France Victimes. Il est constitué d’associations d’aide aux victimes, il ne s’agit pas d’associations de victimes. Ce réseau associatif, dont la création a été impulsée par les pouvoirs publics – cela remonte à Robert Badinter –, a une couverture géographique et un nombre de salariés plus importants que la FENVAC, mais se compose d’associations parapubliques : souvent, dans les départements, c’est un magistrat à la retraite qui préside l’association. C’est ainsi sans doute un peu plus professionnel et un peu moins militant.
La FENVAC a donc aidé à la création de l’association 13onze15. La première motivation de tous était de faire connaissance, de se serrer les coudes, de s’entraider, d’échanger des informations. Nous avons d’ailleurs passé la première journée à parler essentiellement de l’objet de l’association et nous avons fait une liste assez longue de huit ou neuf points, parce que différentes personnes avaient différentes priorités.
J’avais, pour ma part, deux intentions depuis le 14 novembre. La première était de contribuer à l’amélioration du dispositif, parce que j’avais constaté ce jour-là et les jours qui ont suivi – et je n’étais malheureusement pas le seul – que les dispositifs en place n’étaient, c’est une litote, pas optimaux, notamment les services d’information et d’accompagnement. Les dispositifs d’accompagnement, d’assistance psychologique immédiate pour les personnes endeuillées ont été dépassés. Me concernant, j’ai eu un premier contact à l’Institut médico-légal de Paris avec une cellule d’urgence médico-psychologique. Ils ont été très gentils et aimables, mais ils nous ont, par exemple, donné des listes de numéros de téléphone pour des consultations psychiatriques qui pour certains n’étaient plus à jour. J’avais donc ce besoin de faire un retour d’expérience et de savoir ce qui s’était exactement passé.
Mon deuxième objectif était de porter une parole de victime qui ne soit pas une parole de revanche ou de haine, mais l’affirmation de la volonté d’aller au fond des choses pour essayer de faire en sorte que ces événements puissent ne pas se reproduire.
À côté, il y avait d’autres personnes qui avaient d’autres préoccupations très légitimes. Certains avaient le souhait de se porter parties civiles dans l’enquête judiciaire, de savoir vraiment ce qui s’était passé au sens factuel. D’autres avaient la préoccupation de défendre les intérêts des victimes. Il ne s’agissait pas de chercher à gagner de l’argent, mais de l’exigence d’être traités de manière équitable, humaine, et d’avoir son mot à dire dans l’aide aux victimes dans toutes les dimensions. L’action mémorielle était aussi vraiment la priorité de certains, car beaucoup voient dans ce genre d’association un devoir moral à l’égard de leurs enfants disparus, pour leur rendre hommage, pour que l’on se souvienne. Voilà les principales motivations.
Vous l’avez évoqué : il y avait l’objectif de pouvoir se porter partie civile dans l’instruction des attentats du 13-novembre, ce que l’association peut désormais faire depuis janvier 2017. Quelles en sont les implications et les conséquences ?
Georges Salines – Je crois que nous nous sommes pour la plupart d’entre nous portés parties civiles de façon individuelle. Ne serait-ce parce qu’au départ, l’association n’avait pas le droit d’être partie civile. Nous avons mis un an à l’obtenir : il a fallu, par voie législative, modifier le Code de procédure pénale puisque, jusqu’à 2016, un article disposait qu’une association ne pouvait se constituer partie civile qu’après cinq ans d’existence. C’était une absurdité qui avait sa propre histoire et ses propres motivations, mais c’est donc aujourd’hui réglé.
À titre individuel, je l’ai fait parce que je souhaitais avoir accès au dossier d’instruction pour savoir ce qui était arrivé à ma fille. Mais le fait d’être partie civile en tant qu’association, à titre collectif, permet d’avoir une parole collective dans le procès, surtout dans une affaire où il y a 2 000 parties civiles, ce qui est un peu inédit. L’avocat de 13onze15 et celui de Life for Paris vont porter la parole des associations, là où il ne serait pas possible d’entendre 2 000 parties civiles.
Dans ce cadre, quelles sont vos attentes à l’égard du rôle de la justice et, plus largement peut-être, de l’État de droit dans un contexte post-attentat ?
Georges Salines – C’est que la justice, que l’instruction puissent faire la lumière autant que possible, que les coupables soient arrêtés vivants, jugés et qu’ils reçoivent la sanction qui correspond à leurs crimes. Beaucoup de familles de victimes attendent de l’instruction quelque chose qu’elle ne leur donnera pas, c’est-à-dire la recherche des responsabilités des pouvoirs publics ou la responsabilité individuelle de tel ou tel policier dans le fait que l’on soit intervenu trop tôt ou trop tard. L’instruction fait apparaître cela en creux, car elle raconte ce qui s’est passé, mais le juge d’instruction n’instruit pas contre l’État ou contre la police : il instruit contre les auteurs terroristes, et veille prudemment à ne pas déborder sur ce versant pour de simples questions de coopération.
La question des responsabilités éventuelles relevait du travail de la commission d’enquête parlementaire, qui a produit un travail considérable, mais qui s’est heurtée, à certains moments, à des refus de répondre ou à des zones quelque peu opaques. Il y a des moments ou des choses sur lesquels nous n’avons pas obtenu les explications que nous aurions aimé obtenir. Sur tout ce qui relève de ce que l’on peut appeler la « guerre des polices » ou sur la rivalité entre services pour utiliser un terme plus ou moins politiquement correct, par exemple. Pourquoi la personne à qui l’on demande l’autorisation de faire intervenir la force Sentinelle répond-elle « non » ? Nous n’avons pas vraiment eu d’explication satisfaisante, même si je sais que c’était une décision très difficile à prendre de faire intervenir des militaires armés de fusils automatiques dans une salle où il y avait des otages. A posteriori, l’on se dit qu’ils auraient dû y aller, il ne s’agissait pas d’une situation dans laquelle les terroristes menaçaient de s’en prendre aux otages s’ils n’obtenaient pas satisfaction, contexte où il est encore possible de gagner du temps en négociant. Les doctrines ont d’ailleurs évolué sur ce point. Mais refaire l’histoire pour dire « il aurait fallu faire cela », maintenant, avec tout ce que l’on sait, c’est une tentation à laquelle je préfère ne pas céder… Je ne cherche pas à identifier des coupables supplémentaires.
L’association a également pour vocation de participer à la prévention contre le terrorisme. Comment cela se traduit-il concrètement ?
Georges Salines – Nous voulons contribuer à toute action qui pourrait permettre de comprendre les racines du terrorisme et favoriser sa prévention. Par exemple, nous avons organisé un colloque [1].
Nous avons un rôle de catalyseur, c’est-à-dire que nous ne sommes pas des experts, mais nous avons une espèce d’autorité morale du fait de ce qui nous est arrivé, et donc une facilité à obtenir que l’on nous prête une salle, qu’un mécène finance un colloque, etc. Cela nous permet effectivement d’aider. Cela nous permet aussi, et c’est quelque chose qui commence à se faire peu à peu, de jouer un rôle de témoin en faisant des interventions en milieu scolaire ou devant d’autres publics. Il y a là une valeur pédagogique que je crois très importante, c’est un peu comme – mutadis, mutandis – les anciens déportés qui faisaient des interventions dans les écoles. Nous amenons un témoin qui va être forcément écouté. J’ai déjà fait plusieurs interventions en milieu scolaire : les enfants écoutent avec énormément d’intérêt et d’attention, ce qui permet de susciter la réflexion, la discussion, le débat. Je pense qu’il s’agit d’une chose qui doit vraiment être faite, mais ceux qui le font doivent avoir réfléchi à ce qu’ils vont dire et être préparés à faire face à des questions qui ne vont pas leur plaire. Les enseignants doivent aussi avoir réfléchi au contexte, avoir travaillé ou préparé avec leur classe.
J’ai également rencontré des familles de djihadistes, ce qui est un sujet compliqué, y compris par rapport à mes amis de l’association. Il y a une sorte de mouvement de recul pour certains, qui ne peuvent pas s’empêcher de les considérer comme un peu coupables par association ou à travers l’éducation qu’ils ont donnée à leur enfant, par la non-dénonciation, etc. Je le comprends et en même temps, eux sont des victimes au carré, ou au cube si l’on veut, parce que généralement leurs enfants sont morts, ils se sentent coupables et sont souvent traités comme tels. Je pense que nous avons une attention à leur donner et un rôle à leur faire jouer, notamment dans la prévention des recrutements djihadistes.
Vous vous êtes montré parfois assez critique, avec du recul en tout cas, à l’égard de la réaction des autorités françaises à la suite des attentats du 13-novembre. Comment avez-vous vécu les débats sur la déchéance de la nationalité ? Et quel regard portez-vous sur la prolongation indéfinie de l’état d’urgence ?
Georges Salines – J’en pense deux choses différentes. J’ai toujours cru que la déchéance de nationalité était une mauvaise idée, pour une raison bien précise : les attentats du 13 novembre 2015 et du 14 juillet 2016 ont frappé la population française dans toutes ses composantes, même si les cibles n’avaient peut-être pas été choisies tout à fait au hasard. Le 13 novembre ont été visés des gens qui assistaient à un concert, à un match de football, qui étaient sur les terrasses. Même s’il y avait des musulmans, ils étaient des pécheurs aux yeux des terroristes. Le 14 juillet, la population visée était peut-être plus large encore, puisqu’elle assistait à un feu d’artifice.
La réaction des pouvoirs publics aurait alors dû être de s’adresser en particulier aux musulmans en leur disant : « Vous êtes des victimes parce que vous êtes Français. La France est attaquée, vous faites partie de la France, venez la défendre avec nous ». C’est cela le discours qu’il fallait tenir. S’embarquer dans la déchéance de nationalité, même si cela ne visait que les terroristes, était une erreur. D’un côté, cela ne sert à rien pour les terroristes eux-mêmes, qui s’en fichent comme de colin-tampon. De l’autre, j’ai parmi mes amis et mes collègues des musulmans issus de la deuxième génération de l’immigration, qui n’ont absolument aucune chance d’être déchus de leur nationalité car ils n’ont aucune espèce de sympathie vis-à-vis du terrorisme, mais qui ont ressenti qu’on leur disait : « Vous n’êtes pas des Français comme les autres, on pourrait éventuellement vous déchoir de la nationalité alors que c’est impossible pour les autres ».
Sur la question de l’état d’urgence, j’ai les plus grands doutes quand ses partisans déclarent que X attentats ont été évités. Ils établissent une relation de causalité sans doute un peu rapide entre ces attentats évités et le dispositif d’état d’urgence. Parce que nous voyons bien que certains sont évités du fait de l’action policière, mais que d’autres échouent pour d’autres raisons, par défaut d’organisation par exemple. Le problème est que l’on arrive, au niveau du renseignement policier, de ce que permettent les écoutes téléphoniques, etc., à un niveau de technicité tel qu’il est difficile de porter un jugement. Ce qui est un problème démocratique d’ailleurs, parce que ces mesures d’exception peuvent ainsi nous être présentées comme efficaces.
À cet égard, ne notez-vous pas une instrumentalisation de la part de certains responsables politiques de la douleur des victimes à d’autres fins que la lutte contre le terrorisme ?
Georges Salines – Bien sûr. Les hommes politiques passent leur temps à instrumentaliser tout ce qui se passe pour servir leurs propres objectifs. Par rapport à cela, ce que nous pouvons faire et dire en tant qu’association de victimes, c’est : « vous ne vous exprimez pas en notre nom ». Comme les habitants de Pittsburgh qui, lorsque Donald Trump avait déclaré en référence à l’accord de Paris sur le changement climatique qu’il avait été élu par les gens de Pittsburgh et non par ceux de Paris, avaient dit : « non, nous aussi sommes contre le réchauffement climatique ».
Vous l’avez évoqué, votre but n’est pas la vengeance, la revanche. C’est une parole très forte, mais comment faire en sorte qu’elle ne soit pas confisquée par des gens dont le but n’est pas de vous accompagner réellement ?
Georges Salines – La manière de faire est d’être le plus clair possible. Nous réagissons, nous ne craignons pas de faire polémique quelquefois, nous disons si nous ne sommes pas d’accord. Pour ma part, je l’avais fait de manière assez forte et claire lorsque Manuel Valls avait déclaré que chercher à expliquer le terrorisme consistait déjà à l’excuser. J’ai également signé une pétition pour faire barrage à Marine Le Pen entre les deux tours de l’élection présidentielle, qui faisait explicitement référence à certaines de ses déclarations sur le terrorisme. Il faut s’exprimer clairement, et je crois que nous avons été assez clairs.
Comment jugez-vous la façon dont le débat médiatique s’organise sur ces questions, entre la nécessité d’informer d’un côté, et l’impression, parfois, d’une sorte d’indécence, de voyeurisme, d’information spectaculaire sur le sujet de l’autre ?
Georges Salines – Le 14 novembre 2015, j’ai cherché ma fille dans Paris et avec l’aide des réseaux sociaux. J’avais également contacté des journalistes et laissé mes coordonnées. Le 15, je continuais à recevoir des coups de téléphone. Au début, je me suis prêté au jeu en voulant faire passer quelques messages. Je me souviens avoir reçu TF1 et leur avoir dit : « je vous reçois parce que j’ai cela et cela à dire ». Eux ne m’ont filmé que sous l’angle du père éploré, ce qui m’avait beaucoup choqué.
Mais ce n’est rien par rapport à ce qui est arrivé à d’autres. France 2 a eu la palme en interrogeant sur la Promenade des Anglais un monsieur à côté de son épouse décédée. Oui, l’indécence médiatique existe. La presse est aussi un business, et donc chaque média cherche à s’adapter à ce qu’il croit être son auditoire. Ils donnent aux gens ce qu’ils pensent qui les intéresse, je suppose. Cela conduit à la fois à un côté voyeuriste, puis également à des moments de grand désintérêt parce qu’il y a autre chose dans l’actualité. Il faut aussi être philosophe par rapport à cela, mais nous savons que nous avons de temps en temps un accès facile aux médias, puis que l’on nous oublie parfois.
Mais cela ne concerne pas que les attentats : c’est une observation générale sur les chaînes d’information et ce commentaire indéfini et infini sur la politique, les scandales, etc. Au bout du compte, ils disposent de tellement de temps et d’espace qu’ils pourraient faire quelque chose de profond. Or ce ne l’est jamais, ou très rarement, ce qui est troublant. Il n’y a pas beaucoup d’émissions qui fouillent un peu les choses.
N’avez-vous pas le sentiment que le traitement parfois sensationnel de ces événements risque de donner des idées à certains ?
Georges Salines – C’est bien possible. Il y a une levée d’inhibition. Mais il faut tout de même qu’il y ait d’autres facteurs.
Je viens de finir le livre de Maajid Nawaz, un djihadiste repenti qui a fait partie de ce qu’il appelait le « djihadisme non terroriste », ce qui n’est pas faux : beaucoup de ceux qui sont partis en Syrie n’ont jamais commis d’attentat terroriste. Lui dit qu’il faut quatre éléments pour « fabriquer » un terroriste : un récit de victimisation réel ou imaginaire, une crise identitaire, une adhésion idéologique à l’islamisme et un recruteur charismatique. Je ne sais pas si ce dernier point se vérifie toujours, parce que certains semblent se passer du leader charismatique. Mais j’apprécie ce type de raisonnement, très anglo-saxon. Il faut garder une distance critique par rapport à ces catégorisations, mais cela permet quand même d’avoir des repères et de ne pas oublier certaines dimensions des choses.
Vous considérez le terrorisme comme un épiphénomène et réfutez l’idée d’un état de guerre. Comment jugez-vous cette bataille des mots ?
Georges Salines – Ce sont surtout les déclarations du type « nous sommes en guerre » qui ancrent l’idée que la réponse vis-à-vis de l’agression terroriste est de faire la guerre. Or, je pense que ce n’est ni le seul élément ni même l’élément essentiel. D’une certaine manière, les terroristes nous font la guerre à travers des actes d’agression. Pour autant, répondre par des moyens militaires n’est qu’une toute petite part de ce qui doit être fait.
Avez-vous été surpris par la suppression du dispositif interministériel d’aide aux victimes du terrorisme [2] ? Comment l’expliquez-vous ?
Georges Salines – Très surpris. Et malheureusement, nous n’avons pas eu d’autre explication que « on simplifie, on supprime des structures redondantes, mais on va assurer un service aussi efficace ».
En fait, le ministère de la Justice dispose d’un service qui s’appelle le Service de l’accès au droit et à la justice et à l’aide aux victimes (SADJAV), qui existait avant le 13 novembre 2015. Il était manifestement sous-doté en personnel et en moyens, et nous avons constaté énormément de dysfonctionnements, ce que nous avons fait valoir. Le secrétariat d’État chargé de l’Aide aux victimes a alors été créé, au sein duquel Juliette Méadel a fait beaucoup de concertation et a œuvré à la création d’une administration dédiée. Celle-ci nous a tout de suite été présentée comme la bonne solution car permettant de pérenniser cette coordination intergouvernementale administrative, et non plus politique. Quelle que soit la configuration gouvernementale, l’on conserverait un secrétariat général. Puis soudain, il se trouve supprimé et ses missions sont confiées au ministère de la Justice.
Comme nous nous sommes fait à nouveau entendre, un poste de délégué interministériel a été créé, mais il est resté rattaché au ministère de la Justice.
La justice est compétente pour ce qui est de l’indemnisation civile, avec le fonds de garantie, et au niveau pénal bien sûr, mais c’est tout. Or les besoins des victimes concernent la santé, l’éducation pour ceux qui faisaient des études, l’emploi pour ceux ont perdu leur travail, le logement, etc. Nous ne comprenons donc pas cette suppression, qui touche qui plus est un sujet considéré comme prioritaire. D’autant que si vous prenez la liste des délégués interministériels rattachés à Matignon, il y a tout de même des intitulés qui ne semblent pas plus importants que l’aide aux victimes.
Cette décision a eu lieu au moment où François Bayrou était garde des sceaux, et je pense qu’il s’est agi d’une question de pouvoir, de rivalité, pas même au niveau ministériel, mais à l’échelon administratif : je crains que l’on soit sur des choses aussi triviales que cela.
Pour se placer sur le terrain géopolitique, vous connaissez le monde arabe pour avoir vécu en Égypte au cours des années 1990. Quelle est votre appréciation des stratégies des pays occidentaux de soutenir alors un régime autoritaire en y voyant un rempart au terrorisme ?
Georges Salines – J’étais exagérément optimiste et probablement un peu euphorique quand le « printemps arabe » est arrivé. Le régime d’Hosni Moubarak était quand même quelque chose de terriblement déprimant pour la population égyptienne, une sorte de carcan, d’enfermement, d’impossibilité de bouger. Et la corruption sapait véritablement l’énergie de tout un pays. Ce qui ne signifie pas qu’il faut et qu’il est possible d’exporter la révolution, la démocratie. Nous, Occidentaux, avons fait beaucoup de bêtises dans ce domaine. L’intervention en Libye, par exemple, a été une catastrophe.
Je suis assez déprimé sur ces questions. De nombreux procès d’intention sont faits aux puissances occidentales. Il faut bien dire qu’elles ont fait tout et n’importe quoi, mais on leur reproche aussi tout et son contraire : leurs interventions comme leurs absences d’intervention. Mais l’invasion de l’Irak en 2003 a été – même si tout ne part pas de là, il y a tout de même bien des événements antérieurs – un facteur de déstabilisation incroyable.
D’un point de vue plus académique, enfin, quel regard portez-vous sur les débats ayant notamment suivi les attentats de 2015 en France opposant « radicalisation de l’islam » et « islamisation de la radicalité », deux courants respectivement représentés par Gilles Kepel et Olivier Roy ?
Georges Salines – Je pense que tous deux ont une part de vérité et que leurs raisonnements ne sont pas si incompatibles. Chacun parle finalement de ce qu’il connaît le mieux : G. Kepel de l’histoire de l’islamisme et O. Roy davantage des déterminants sociologiques.
Je pense toutefois que le second minimise un peu la part de l’islamisme idéologique. Je ne suis pas un grand spécialiste de l’islam, mais je suis très opposé au fait de dire que le terrorisme n’a rien à voir avec l’islam, ce qui est idiot parce que les terroristes commettent leurs actes en son nom. De plus, la violence et même le terrorisme islamistes ont toute une histoire qui s’inscrit dans la durée très longue. Mais dans le même temps, il faut être très clair sur le fait qu’il y a l’islam, le djihad, l’islamisme, le djihadisme, le djihadisme terroriste, et que toutes ces choses sont sinon indépendantes, du moins distinctes. Tout l’enjeu est de ne pas tout mettre dans le même paquet, parce que si l’on va dans ce sens en suivant des gens comme Donald Trump ou Marine Le Pen, on est complètement contre-productif et parti pour de très longues années de misère.
Le 11 juillet 2017.
- [1] NDLR : « 13 novembre 2015 : comprendre pourquoi, agir comment ? », Paris, 10 mars 2017.
- [2] Créé le 11 février 2016 et placé sous l’autorité du Premier ministre, le secrétariat d’État à l’aide aux victimes n’a pas été reconduit par le gouvernement d’Édouard Philippe et a été remplacé par un délégué interministériel rattaché au ministère de la Justice.