Décembre 2016
Compagnies nationales, compagnies internationales : vers une nouvelle donne pétrolière / Par Nicolas Mazzucchi
Énergie : transitions et recompositionsRIS N°104 – Hiver 2016
Lancées dans les sables du désert arabique ou encore dans les jungles d’Asie du Sud-Est, la grande aventure des compagnies pétrolières tiendrait presque du roman, surtout à lire leur histoire dans l’excellent ouvrage de Daniel Yergin, The Prize [1]. La réalité est bien évidemment plus prosaïque en ce début de XXIe siècle, puisque ces dernières sont désormais des acteurs économiques durablement installés, comme le démontre leur poids dans les différents classements internationaux de rentabilité des entreprises. Toutefois, cette hyperpuissance financière est à relativiser, car ces compagnies sont fortement dépendantes de ressources qu’elles ne maîtrisent au fond que très peu. Les géants occidentaux du pétrole et du gaz (IOC, pour International Oil Companies) sont en effet obligés de composer avec les États, propriétaires des gisements à travers des compagnies pétrolières nationales (NOC, pour National Oil Companies). Dépossédées des ressources dans le troisième quart du XXe siècle par la montée en puissance des États nouvellement indépendants, les premières ont dû, nolens volens, trouver un mode relationnel avec les secondes. Toutefois, l’affirmation de nouvelles entreprises issues des grands pays dits « émergents » remet en cause ce paradigme fragile, jusqu’à provoquer une nouvelle donne pétrolière.
Compagnies nationales versus compagnies internationales : une histoire ancienne
La structuration du secteur pétrolier et gazier mondial selon une dichotomie NOC / IOC prend sa source dans les mouvements d’indépendance consécutifs à la Seconde Guerre mondiale, même si d’autres pays avaient institué des compagnies publiques d’exploitation du pétrole à partir des années 1920, à l’exemple du Mexique en 1938. En Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, les territoires riches en matières premières qui s’organisent en États après des luttes, armées ou non, deviennent rapidement conscients que les ressources du sous-sol constituent la principale voie de développement. Mis à l’écart du développement industriel des métropoles occidentales, ces pays ne peuvent ainsi s’appuyer que sur l’agriculture – c’est le cas, par exemple, de la Côte d’Ivoire – ou sur la prodigalité d’un secteur extractif, minier ou pétrolier.
Afin de contrôler, au niveau économique mais surtout politique, la production de pétrole et de gaz, ils instituent des entreprises nationales, qu’ils contrôlent le plus souvent par monopoles d’État. Naissent ainsi la Sonatrach algérienne (1963), la Petronas malaisienne (1974), la Nigerian National Petroleum Company (NNPC, 1977) ou la Sonangol angolaise (1976). Toutes sont l’actif majeur de leur État, surtout en ce qui concerne les pays du Golfe, et répondent directement au pouvoir politique, quelle que soit sa forme. Ces entreprises nationales constituent le plus souvent des caisses d’accumulation de la rente plus que de véritables acteurs de la production puisqu’elles se reposent, dès leurs débuts, sur le savoir-faire technique des entreprises internationales, lesquelles ont, la plupart du temps, découvert et exploité les gisements avant les indépendances. Les NOC sont ainsi très souvent un employeur majeur et la base de la richesse nationale, que celle-ci serve à stabiliser l’économie nationale (fonds de garantie des retraites en Norvège) ou à créer un système de subventions quasi universel (Algérie, Venezuela [2], pays du Golfe, etc.). Les contrats pétroliers et gaziers s’établissent sous différentes formes de concessions ou, surtout, de partage des produits, où les NOC empochent généralement entre 20 et 50 % du résultat, sans compter les joint-ventures diverses entre les deux types d’entreprises, comme par exemple RasGas, détenue à 70 % par Qatargas et à 30 % par ExxonMobil. Ce partenariat forcé IOC-NOC ouvre un second âge du pétrole – et du gaz – au niveau international après l’ère « Achnacarry », du nom de l’accord secret de 1928 dont résultait un partage du monde entre les principales compagnies occidentales : la Standard Oil of New Jersey (Exxon), l’Anglo-Persian (BP) et la Royal Dutch Shell (Shell), rapidement rejointes par la Standard Oil of New York (Mobil), la Standard Oil of California (Chevron), Gulf Oil et Texaco. Ces sept entreprises, surnommées par Enrico Mattei, le fondateur d’ENI, les « sept sœurs », ont dominé le marché mondial du pétrole jusqu’aux années 1960. Le paradigme de la coopération IOC-NOC a néanmoins été brutalement remis en question lorsque les États possédant les compagnies nationales ont décidé d’utiliser ces dernières dans une optique géopolitique. La volonté de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), formée en 1960 par ces mêmes États pétroliers, d’agir à l’encontre des pays soutenant Israël en 1973 lors de la guerre du Kippour, aboutit à un embargo pétrolier contre les pays occidentaux et à une hausse brutale des cours, qui quadruplent, passant de trois à douze dollars américains en quelques semaines.
Le choc de 1973 et ses suites ont amené, dans les années 1980-1990, à des mouvements de fusion au sein de l’industrie (ExxonMobil, Chevron-Gulf-Texaco, etc.), où les « sept sœurs » originelles ont laissé la place aux « super majors » : ExxonMobil, Shell, BP, Chevron-Texaco, ConocoPhilips, Total et ENI. Toutefois, ces dernières ne possèdent toujours qu’une très faible part des ressources pétrolières mondiales, de l’ordre de 4 % pour ExxonMobil, loin des 16 % de la Saudi Aramco par exemple. Les super majors, si elles ont réussi à diversifier leurs sources pétrolières, favorisant de nouveaux pays en Amérique latine, en Afrique et en Asie pour desserrer l’étau de l’OPEP, n’en demeurent pas moins dépendantes du bon vouloir des États possesseurs de la ressource [3]. Leur rôle dans l’industrie pétrolière a donc fortement évolué, et elles se présentent désormais avant tout comme des champions technologiques et gestionnaires de grands projets [4].
La technologie au cœur de la problématique
Avec cette situation de possession de la ressource par les États à travers leurs compagnies nationales, les compagnies internationales ont dû, dès les années 1960-1970, s’adapter à un paysage concurrentiel différent. Leur grande force, super majors en tête, est de proposer une offre économique complète sur l’ensemble de la chaîne de valeur pétrolière et gazière. Ainsi, si les ExxonMobil, BP, Total et consorts ne sont plus les maîtres des gisements d’or noir, elles sont indispensables à la transformation, au transport et à la distribution des hydrocarbures.
Outre l’exploration-production maintenant tenue par les compagnies nationales, ce sont essentiellement les phases centrale et aval de la chaîne de valeur qui sont l’apanage des compagnies internationales. Le raffinage, élémentclé de la valorisation des produits pétroliers, est en grande partie contrôlé par des entreprises occidentales. Les grands pays de raffinage sont ainsi avant tout des pays du Nord, même si la Chine, la Russie et le Brésil se posent depuis quelques années comme des acteurs importants. Les États-Unis, les pays d’Europe et le Japon représentaient ainsi près de 40 % des capacités mondiales en 2015 [5]. De plus, un grand nombre de raffineries hors des pays du Nord sont possédées ou copossédées par des compagnies internationales, à l’image d’ExxonMobil à Singapour et en Arabie saoudite, de Chevron en Angola, de Total en Afrique du Sud ou de Shell en Malaisie. La volonté de la part des IOC de préserver ce savoir-faire, crucial puisqu’il donne toute sa valeur au pétrole, s’inscrit dans une optique de maintien de leur place centrale dans le marché pétrolier. Il ne s’agit là, au fond, que de la poursuite du rêve de John Davison Rockefeller, ce dernier ayant bâti sa fortune sur la détention du monopole du raffinage aux États-Unis dans la dernière partie du XIXe siècle [6].
De la même manière, en ce qui concerne le gaz, les IOC ont fait le choix de se positionner sur le créneau central du transport à travers la détention – totale ou majoritaire – des terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL). Si les terminaux de regazéification, la plupart du temps dans les pays consommateurs d’Occident et d’Asie, sont détenus par les électriciens locaux, ceux de liquéfaction appartiennent aux grandes entreprises déjà citées. Ainsi les terminaux d’Égypte, de Guinée équatoriale, du Nigeria, du Yémen, de Malaisie ou d’Oman sont-ils la propriété d’entreprises comme ENI, Total, Marathon Oil ou Shell. Toutefois, cette position dans le secteur du transport n’est pas uniquement orientée vers le GNL – même si ce dernier est le parangon technologique de la chaîne de valeur gazière –, puisque les compagnies internationales sont, de longue date, présentes dans le transport maritime pétrolier et terrestre par pipelines – oléoducs et gazoducs. Les grands transporteurs maritimes, au-delà des entreprises spécialisées comme Teekay (Danemark) ou Knutsen-NYK (Norvège-Japon), sont le plus souvent des filiales des compagnies internationales. BP Shipping (BP), Bonny Gas Transport (Total et Shell), International Marine Transportation (ExxonMobil) sont autant d’exemples de ces compagnies transportant brut, gaz et produits raffinés partout sur la planète [7]. La question des tubes, à commencer par les gazoducs, est assez voisine. En ce qui concerne l’Europe, il s’agit tout autant du choix d’une source d’approvisionnement – Russie ou Azerbaïdjan en ce qui concerne les projets actuels – que d’un consortium d’entreprises, le choix russe étant porté au niveau du Nord Stream par E.ON, Engie, Wintershall et Gasunie et le choix azerbaidjanais pour les gazoducs transanatolien (TANAP) et transadriatique (TAP) par BP, Fluxys, Snam et Enagas.
Depuis quelques années, les majors ont également acquis des compétences recherchées, comme l’exploration en grandes profondeurs ou l’extraction des hydrocarbures non conventionnels. Le « boom » du secteur des gaz et pétroles de roche-mère, à la suite des succès obtenus par les États-Unis, a lancé de nombreux pays sur la voie de l’identification et de l’exploitation de leurs ressources nationales. Certains, voyant leur production conventionnelle s’épuiser comme l’Argentine ou découvrant un potentiel trésor sous leurs pieds comme l’Ukraine et la Pologne, ont décidé de faire appel aux compétences des compagnies internationales [8]. De la même manière, les avancées dans les techniques d’exploration-production offshore en grande profondeur, détenues par une poignée de grandes compagnies et d’opérateurs spécialisés [9] se révèlent nécessaires à des pays comme le Mexique pour poursuivre une exploitation pétrolière nationale sur fond d’épuisement des ressources les plus accessibles.
Ces nouveaux besoins technologiques sur l’exploration-production et le transport (GNL) se combinent aux besoins existants dans le cadre d’un marché de plus en plus mondialisé. Les grandes compagnies internationales, en tant qu’acteurs globaux, réussissent leur mutation car elles sont les plus à même de se positionner, suivant la situation et le pays, sur une phase ou une autre de la chaîne en apportant une expertise toujours plus pointue. Toutefois, cette dichotomie compagnies nationales possédant les ressources / compagnies internationales fournissant la technologie est remise en cause depuis les années 2000 par un mouvement d’internationalisation des entreprises pétrolières et gazières issues des grands émergents.
La transnationalisation des compagnies nationales
L’émergence de nouvelles puissances depuis le début du XXIe siècle n’a pas eu que des effets géopolitiques ou macroéconomiques. En effet, les nouvelles puissances économiques – Chine, mais aussi Inde, Brésil ou Russie, pour ne citer que les principales – exploitent elles aussi des matières premières sur leur sol national. Qu’ils disposent ou non de grandes richesses – la Russie est le troisième producteur mondial de pétrole quand l’Inde peine à produire l’équivalent d’un cinquième de sa consommation –, ces pays ont, depuis des années, établi des structures entrepreneuriales pétrolières. Ainsi, de nombreuses entreprises pétrolières nationales existent au sein des pays émergents, qu’il s’agisse des trois rivales chinoises (CNPC, Sinopec, CNOOC), du géant Petrobras (Brésil), de la galaxie de pétroliers publics russes (Rosneft, Gazprom Neft, Bashneft, etc.) ou des entreprises indiennes Oil and Natural Gas Corporation (ONGC) et Oil India Limited (OIL).
Chaque pays et chaque compagnie disposent tant d’une histoire que d’une appréhension particulières des problématiques énergétiques. Si le principal point commun des émergents – en dehors d’une forte croissance – est de disposer d’un modèle économique national de capitalisme d’État, force est de constater que celui-ci varie fortement selon les pays. Toutefois, tous ont placé l’énergie au centre de leur développement international, qu’elle soit un instrument projection grâce à une production abondante – Russie et, depuis le milieu des années 2000, Brésil – ou une vulnérabilité à combler – Chine et Inde. Longtemps, les compagnies pétrolières de ces pays – à la notable exception de Petrobras – ont exclusivement œuvré sur le sol national, exploitant des richesses tantôt maigres, tantôt fabuleuses. Le système change avec l’émergence de ces nouvelles puissances et leur besoin sans cesse affirmé de contrôler les flux de pétrole à destination et au départ de leur territoire. Le développement économique de la Chine dans les années 1990 est révélateur à ce titre. Alors que les questions pétrolières étaient une compétence exclusivement ministérielle dans la Chine de Mao Zedong, deux ministères – Pétrole et Pétrochimie – s’occupant des phases amont et aval de la chaîne, tout change dans les années 1980. En raison des besoins particuliers induits par l’exploration-production offshore, Deng Xiaoping choisit de créer une entreprise pétrolière de toutes pièces : China National Offshore Oil Corporation (CNOOC). Les résultats économiques positifs de cette dernière conduisent, en 1988, à la transformation des ministères du Pétrole et de la Pétrochimie en compagnies pétrolières détenues par l’État : China National Petroleum Corporation (CNPC) et Sinopec. Dès lors, l’exploitation du pétrole et du gaz en Chine, si elle se fait toujours sous la tutelle de l’État, est réalisée à travers des structures économiques dédiées, répondant de plus en plus aux règles financières internationales et aptes, avec la création de filiales dédiées (Petrochina, Sinopec Corp.) à se projeter sur les marchés. Les autres entreprises des émergents ont connu des trajectoires similaires, qu’il s’agisse de la vraie-fausse privatisation de Petrobras entre 1988 et 1997 [10] ou de la constitution des pétroliers russes dans les années 1990.
Au tournant des années 2000 et suivant une courbe s’accélérant depuis, ces entreprises ont fait le choix, grâce au soutien de leur État d’origine, de s’internationaliser, en concurrençant les IOC occidentales sur de nombreux marchés. C’est avant tout dans l’exploration-production pétrolière que les compagnies publiques des émergents ont choisi de se positionner dans les années 2000. Suivant les lignes de la géoéconomie de leur pays d’origine, les pétroliers chinois, brésilien ou indiens, se sont déployés en Asie, en Afrique de l’Ouest (Petrobras), de l’Est (ONGC, OIL), au Moyen-Orient ou en Amérique latine. Cherchant le plus souvent à développer des circuits d’approvisionnement du marché national, ces entreprises ont sélectionné un certain nombre de zones de projection. Cette nouvelle logique de la géoéconomie du pétrole a commencé dans les années 1990 dans un certain nombre de pays africains auparavant « évités », comme le Soudan ou l’Angola [11], où les entreprises occidentales ne se risquaient que très peu. À la suite des succès remportés sur ces marchés, les compagnies des pays émergents ont réussi, souvent grâce à une politique tarifaire agressive, à se faire une place sur des marchés importants comme le Nigeria, la Libye ou même depuis quelques années l’Arabie saoudite.
La situation économique actuelle, dans laquelle les entreprises occidentales souffrent toujours des effets de la crise des cours du pétrole et pâtissent d’une demande domestique moribonde, voit les pétroliers issus des pays émergents prendre de plus en plus de place. Le dernier classement Fortune des 500 entreprises mondiales laisse d’ailleurs entrevoir une mainmise des pétroliers chinois puisque CNPC (3e) et Sinopec (4e) se classent, en termes de bénéfice net, devant les super majors Shell (5e) et ExxonMobil (6e). L’extrême rentabilité de ces entreprises qui, comme les super majors occidentales, sont actives sur l’ensemble de la chaîne de valeur du pétrole et du gaz, en fait des concurrents tout désignés. À l’exception des entreprises russes, principalement actives sur leur marché national – lequel est d’ailleurs peu ou prou sanctuarisé par la loi –, les compagnies pétrolières nationales des grands émergents se déploient sur toute la planète.
La transnationalisation des compagnies pétrolières nationales suit mécaniquement leur rythme de développement technologique. En acquérant des savoir-faire particuliers, comme l’exploration-production en grandes profondeurs (Petrobras), l’extraction d’hydrocarbures non conventionnels (CNPC) ou la liquéfaction-regazéification du gaz naturel, elles s’affirment déjà comme des concurrents des compagnies internationales. Autrefois obligées de se tourner vers les partenaires occidentaux, les compagnies nationales disposent maintenant d’une nouvelle alternative avec ces transnationales pétro-gazières issues des émergents. En outre, elles bénéficient le plus souvent d’un soutien étatique étroit et sont totalement insérées dans la chaîne diplomatique de leur État d’origine. Ainsi la projection de Petrobras en Afrique de l’Ouest recouvre-t-elle les projets de diplomatie Sud-Sud et d’« Amazonie bleue » promus par Luiz Inácio Lula da Silva [12]. De la même manière, les ambitions de l’Inde dans l’Océan indien sont sous-tendues par la présence de ses compagnies pétrolières nationales en Asie (Bangladesh, Birmanie) et sur la façade Est de l’Afrique (Mozambique, Soudan, Soudan du Sud). L’exemple le plus abouti est celui des pétroliers chinois, dont les projets – exploitations, gazoducs, terminaux pétroliers et gaziers – en Asie centrale et dans l’Océan indien sont l’expression tangible de la stratégie nationale « One Belt, One Road ».
L’alliance de facto entre États et entreprises se réalise ainsi souvent par un soutien diplomatique autant que par un appui financier. Les diverses banques d’État (China Investment Corporation, Banco nacional de desenvolvimento econômico e social, etc.) et fonds souverains offrent de généreuses lignes de crédits, prêts et dons divers aux États pétroliers où les compagnies des émergents souhaitent s’implanter. Le soft power chinois, brésilien ou indien, qui passe par le financement d’hôpitaux, d’infrastructures publiques ou le refinancement des dettes locales – en direct ou à travers des organismes multilatéraux comme l’IBSA [13] –, s’avère très efficace quand vient l’heure de la signature des contrats. Gagnant de plus en plus de terrain par rapport aux compagnies pétrolières occidentales, ces entreprises issues des nouvelles puissances économiques se sont imposées dans de nombreuses régions comme les leaders de la production [14]. Leur combinaison d’un comportement de compagnie pétrolière nationale sur leur territoire et de compagnie internationale hors de leurs frontières constitue le principal changement dans le jeu pétrolier international depuis les années 1950-1970.
Sans la possibilité de transformer et de transporter les matières premières brutes, on ne peut parler de géoéconomie de l’énergie, mais simplement de géopolitique des ressources. Cette situation, prégnante avant tout pour des pays enclavés comme la Bolivie ou le Kazakhstan [15], est en réalité commune à l’ensemble des territoires de la planète. La mondialisation est d’abord un phénomène de réticulation du monde qui amène les entreprises globales à se transformer de plus en plus en propriétaires et gestionnaires de réseaux. Les compagnies pétrolières internationales ont été parmi les premiers acteurs industriels à comprendre ce phénomène, principalement à la suite des douloureuses expériences du troisième quart du XXe siècle. La mutation des IOC, nécessaire pour éviter leur disparition dans un climat de nationalisation des ressources, est maintenant suivie d’une autre révolution du système, celle de la transnationalisation des compagnies issues des grands émergents.
De la même manière que dans tous les secteurs industriels, l’émergence de nouvelles puissances comme la Chine ou l’Inde s’accompagne donc d’une redéfinition de la division internationale du travail. L’évolution de leurs industries nationales vers plus de technicité et de légèreté dans les produits et solutions proposés en fait de nouveaux et féroces compétiteurs pour les Occidentaux. L’affrontement des modèles économiques n’est plus, comme au temps de la guerre froide, entre capitalisme et communisme, mais à l’intérieur même du capitalisme, entre un capitalisme d’État plus ou moins dirigiste et un système libéral, lui-même toujours rattaché d’une certaine manière aux acteurs politiques. La montée en puissance des acteurs issus des émergents semble couronner la synergie poussée État-entreprise. Toutefois, ces entreprises demeurent fragiles et novices sur le marché. Leur place est pour l’instant loin d’être sanctuarisée, comme le montre l’exemple de Petrobras, emportée depuis 2014-2015 dans la tourmente des scandales politico-financiers brésiliens.
- [1] Daniel Yergin, The Prize. The Epic Quest for Oil, Money and Power, Londres, Simon & Schuster, 1991.
- [2] Le cas vénézuélien a ceci de particulier que du temps d’Hugo Chávez, les revenus de la compagnie nationale PDVSA servaient, en partie, à financer les partis d’obédience « bolivarienne » dans le reste de l’Amérique du Sud.
- [3] Voir Jean-Marie Chevalier, Les grandes batailles de l’énergie, Paris, Folio-Gallimard, 2004.
- [4] Voir Steve Coll, Private Empire. ExxonMobil and American Power, New York, Penguin Press, 2012.
- [5] L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), la Chine et la Russie réunies regroupent les deux tiers des capacités mondiales de raffinage pétrolier, contre seulement 22 % des réserves.
- [6] Voir Andrew Price-Smith, Oil, Illiberalism and War. An Analysis of Energy and US Foreign Policy, Boston, MIT Press, 2015.
- [7] Sur ce point, certaines compagnies nationales se montrent également très actives, comme la Saudi Aramco (Vela International Marine), Qatargas (Nakilat) ou la National Iranian Oil Company (National Iranian Tanker Company).
- [8] Avec plus ou moins de succès selon les cas.
- [9] Américains et Européens pour la plupart, comme Halliburton, Snam ou Technip.
- [10] Bien que Petrobras ait été officiellement privatisée en 1997, l’État brésilien conserve le contrôle sur l’entreprise, à travers des participations sous la forme de golden shares lui permettant de nommer tous les dirigeants, et du système de financement de l’entreprise par les banques publiques.
- [11] Voir Alex Vines, Lilian Wong, Markus Weimer et Indira Campos, Thirst for African Oil. Asian National Oil Companies in Nigeria and Angola, Londres, Chatham House, 2009 ; et Julie Jiang et Jonathan Sinton, Overseas Investments by Chinese National Oil Companies, Paris, IEA, 2010.
- [12] Voir Nicolas Mazzucchi, « L’énergie, source de la nouvelle puissance brésilienne », Nouvelle Revue Géopolitique, n° 3, janvier-mars 2012.
- [13] Créée en 2003, l’IBSA – pour Inde, Brésil, Afrique du Sud – est une organisation trilatérale de financement de projets en Afrique dont le but, à moitié avoué, est de contrebalancer la puissance financière chinoise.
- [14] Voir Michal Meidan, « La Chine à la conquête des marchés énergétiques mondiaux », Hérodote, n° 125, 2007 / 2.
- [15] Voir Nicolas Mazzucchi, « Les réseaux de pipelines en Asie Centrale, effets d’une stratégie géoéconomique », in Olivier Kempf (dir.), Penser les réseaux, Paris, L’Harmattan, 2014.