Autour du gaullo-mitterrandisme / Par Jean de Gliniasty

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À propos de : Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Paris, Gallimard, 2017, 240 p.

Renaud Girard, Quelle diplomatie pour la France ? Prendre les réalités telles qu’elles sont, Paris, Éditions du Cerf, 2017, 142 p.

Laurent Fabius, 37, Quai d’Orsay. Diplomatie française, 2012-2016, Paris, Plon, 2017, 199 p.

Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français, Paris, CNRS Éditions, 2017, 258 p.

Thierry de Montbrial et Thomas Gomart (dir.), Notre intérêt national. Quelle politique étrangère pour la France ? Paris, Odile Jacob, 2017, 332 p.

Olivier Schmitt, Pourquoi Poutine est notre allié ? Anatomie d’une passion française, Lille, Hikari Éditions, 2017, 132 p.

Bruno Tertrais, La revanche de l’Histoire, Paris, Odile Jacob, 2017, 144 p.

Dominique de Villepin, Mémoires de paix pour temps de guerre, Paris, Grasset, 2016, 672 p.

Après une longue période de consensus sur une politique étrangère héritée du général de Gaulle, reprise pour l’essentiel par François Mitterrand et qui a duré jusqu’à l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir, une grande interrogation traverse aujourd’hui la société française sur le sens de la diplomatie de la France. Que ce soit à propos de l’Europe, de la Russie, des États-Unis, du Moyen-Orient ou de l’Afrique, l’opinion se divise. Même les campagnes électorales, pour le moins silencieuses sur les questions de politique étrangères jusqu’à récemment, sont devenues le théâtre de débats animés sur ce thème. Bref, la politique étrangère de la France est désormais un enjeu de politique intérieure et donne lieu à de nombreuses publications contradictoires. Cette évolution est naturelle et même nécessaire dans la mesure où citoyens et responsables politiques sont conscients que le monde change rapidement et devient de plus en plus inquiétant.

Une grille de lecture commode pour comprendre ce débat est celle de l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, qui oppose gaullo-mitterrandiens et occidentalistes. L’excellent travail d’ethnologue accompli sur les diplomates par Christian Lequesne met au jour deux cartes mentales des diplomates du Quai d’Orsay : celle de l’indépendance et du rang d’un côté, qui correspond grosso modo au gaullo-mitterrandisme, celle de l’occidentalisme de l’autre. L’une est celle de générations vieillissantes qui ont été formées et ont accompli leur carrière sous les présidents précédant Nicolas Sarkozy, l’autre est le plus souvent le fait de générations plus jeunes, formées à l’américaine et qui croient à la solidarité occidentale, à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), aux valeurs communes et à la nécessité d’éviter les dangers de la prolifération nucléaire. De fait, cette grille s’applique également assez bien aux ouvrages récemment publiés sur la diplomatie française.

Régénérer la diplomatie française

Il y a d’abord les essais qui, partant d’un constat de relatif échec de la politique étrangère française au cours des dernières années, s’efforcent de proposer de nouvelles pistes, le plus souvent d’inspiration « gaullomitterrandienne ». Renaud Girard a ainsi sous-titré son essai Quelle diplomatie pour la France ? par la formule Prendre les réalités telles qu’elles sont. Son bilan est sévère : « Quel diagnostic porter sur le mal-être de la politique étrangère de la France, sur le grand dérèglement stratégique dont elle souffre et qui la rend inaudible ? » (p. 6). Il propose au futur ministre des Affaires étrangères – à un moment où le gouvernement n’était pas encore formé – huit axes pour une diplomatie à nouveau ambitieuse et réaliste : lutte contre le djihadisme, ambitions au Moyen-Orient, retour de la Russie au bercail européen, Europe plus fonctionnelle, traitement des problèmes démographique et d’État de droit en Afrique, nouveaux liens en Asie, gouvernance des océans et nouveaux moyens d’agir. Ce programme pourra constituer la référence de tous ceux qui souhaitent revenir, en l’adaptant aux réalités actuelles, à une politique étrangère gaullo-mitterrandienne.

Le recours à l’intérêt national

En intitulant l’ouvrage publié sous leur direction Notre intérêt national. Quelle politique étrangère pour la France ?, Thierry de Montbrial et Thomas Gomart ont pour leur part mis en regard des points de vue différents mais gravitant aussi autour d’une vision gaullo-mitterrandienne (Sylvie Goulard, Jean-Pierre Chevènement, Hervé Gaymard, Hubert Védrine, etc.). Certes, les analyses présentées aboutissent à d’importantes nuances dans la conception de l’intérêt national, envisagé tour à tour comme plus ou moins européen, plus ou moins lié à l’économie et aux grandes entreprises, plus ou moins militaire, plus ou moins imbriqué dans nos alliances, etc., au point qu’apparaissent des gradations allant jusqu’à une conception plus « occidentaliste » de la politique étrangère française, illustrée par le « faux dilemme » entre valeurs et intérêt national que décèle Frédéric Charillon. Mais si le livre invite à redéfinir nos intérêts nationaux et à les adapter à un monde plus interdépendant, il plaide finalement, et la conclusion en témoigne, pour un retour à cette boussole, un moment délaissée, de l’intérêt national.

Il est vrai qu’il s’agit là d’une notion éminemment idéologique. C’est ce que se propose notamment de démontrer Olivier Schmitt dans Pourquoi Poutine est notre allié ? Voulant faire pièce au courant de sympathie pour le président russe manifesté selon lui par la société française – en fait, il semble, selon un récent sondage, que ce soit bien l’inverse [1] –, il s’efforce, avec un certain talent de polémiste, de démontrer que les raisons de cet engouement sont fallacieuses, et plus particulièrement parmi celles-ci la notion d’intérêt national, sujette à interprétation, à lecture idéologique et à préjugés. « La question de l’intérêt de la France dans ses rapports avec la Russie est régulièrement invoquée dans les milieux pro-russes pour justifier leur appel à rapprocher la politique française des préférences de Moscou » (p. 67), or « tout intérêt national est […] fondé sur une préférence politique » (p. 70).

C’est aussi le sens du petit ouvrage de Bruno Tertrais, La revanche de l’Histoire, qui analyse le pouvoir déstabilisateur et belligène des références historiques et invite à une grande méfiance quant à l’utilisation de l’histoire dans les relations internationales : il oppose ainsi la « mémoire », histoire idéologisée porteuse de toutes les dérives revanchardes, à l’histoire des historiens, certes nécessaire mais dont les nations et les politiques étrangères doivent user avec circonspection. « Les passions historiques peuvent être nobles à condition de ne pas être attisées à l’excès par les dirigeants. Le recul de l’historien et, lorsque l’arbitrage est nécessaire, la sagesse du juge doivent permettre de les tempérer […] il faut savoir regarder le passé avec les yeux de la raison. » (p. 119).

La même distance par rapport à l’histoire est prise par le livre de Laurent Fabius, 37 Quai d’Orsay. Diplomatie française, 2012-2016, journal au jour le jour, volontairement dépourvu de perspectives historiques, des principales actions conduites par l’ancien ministre des Affaires étrangères et du Développement international. L’accent est bien sûr mis sur les succès obtenus, notamment la conférence de Paris sur le climat et l’accord nucléaire avec l’Iran, mais aussi, et c’est là le plus éclairant, sur les raisons de l’enlisement syrien ou de la crise traversée par l’Union européenne. L’invocation de l’indépendance de la France est en tout cas une belle conclusion pour une période dont le « gaullo-mitterrandisme » n’a pas été perçue comme la caractéristique principale.

Le retour au gaullo-mitterrandisme

C’est à Dominique de Villepin, qui fut successivement secrétaire général de Jacques Chirac à l’Élysée, ministre des Affaires étrangères, ministre de l’Intérieur et Premier ministre, que revient l’analyse la plus cohérente. Même si l’inspiration générale de son livre est sans aucun doute fondée sur la tradition gaulliste (voir l’hommage rendu à Jacques Chirac, « le dernier gaulliste », p. 18), ce n’est pas son sujet. Faisant le constat d’une dangerosité croissante du monde, il estime qu’œuvrer pour la paix et la stabilité du monde est la vocation et l’honneur de la diplomatie française, ce qui nécessite une bonne dose d’idéalisme, de connaissances des sociétés et des hommes, d’humilité, de ténacité, etc. Passant en revue dans le détail les principaux événements du dernier quart de siècle, Dominique de Villepin en analyse les ressorts à la lumière d’une profonde culture et d’une ligne directrice : la recherche de la paix et de la stabilité. Il déplore le poids trop grand pris, partout, par les militaires au détriment des diplomates, le goût pour les prétendues solutions militaires qui engendrent le plus souvent des spirales de violences. Mais si la France veut faire œuvre de paix, il lui faut acquérir plus d’indépendance dans ses analyses et dans ses actions ; il lui faut donc être plus puissante et plus influente.

Le peut-elle encore ? Ce n’est pas la première fois que Régis Debray constate avec un détachement apparent la lente dérive de nos élites vers un modèle de pensée américain et – finalement – une allégeance envers les États-Unis. Son Édit de Caracalla ou plaidoyer pour les États-Unis d’Occident, publié il y a quinze ans, introduisait déjà ce thème [2]. Civilisation en est l’aboutissement. Nous sommes devenus, sans nous en rendre compte, américains dans nos têtes. Régis Debray, avec son immense culture et sa virtuosité, oppose les « civilisations », expansives, naturellement tournées vers l’extérieur et englobantes, aux « cultures », défensives, protectrices et conservatrices. Après la Première Guerre mondiale, l’Europe est passée, selon lui, du stade de la civilisation, dont les États-Unis étaient une des cultures, à une simple sous-culture du modèle de civilisation américaine. Il juge ce phénomène inévitable et, pourquoi pas finalement, presque souhaitable, parce que les « crépuscules donnent du talent » (p. 229) et que, de toute façon, « rien ne meurt, tout se transforme » (p. 223). Mais tout est dans le « presque ». Le problème est que la « pax americana » n’est pas si pacifique que cela et que la nostalgie de l’indépendance reste entière.

*

Alors, tous « gaullo-mitterrandiens » ? Que ce soit sur le mode dynamique et optimiste, sur le mode nostalgique ou par hypocrisie – mais c’est le meilleur hommage du vice à la vertu –, le gaullo-mitterrandisme est l’ultime référence en politique étrangère. La plupart des candidats à l’élection présidentielle s’y sont référés explicitement ou implicitement, Emmanuel Macron le premier. Ce sera la tâche du nouveau gouvernement de la France de le réinventer.


  • [1] Odoxa, « La Russie de Vladimir Poutine : partenaire ou adversaire ? », sondage réalisé pour l’IRIS et Le Parisien – Aujourd’hui en France dans le cadre des 9e Entretiens européens d’Enghien, 19 mai 2017.
  • [2] Xavier de C***, L’Édit de Caracalla ou plaidoyer pour les États-Unis d’Occident, traduit de l’anglais (américain) et suivi d’une épitaphe par Régis Debray, Paris, Fayard, 2002.