• [Charlotte Lepri->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=chlepri] interviewée par Audrey Fournier

Le site Internet Wikileaks a publié ce week-end quelques 90 000 documents militaires américains confidentiels concernant les combats menés en Afghanistan par la coalition internationale entre 2004 et 2009. Des documents embarrassants pour Washington. Entretien avec Charlotte Lepri, chercheuse à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

Quelle est la portée politique des "journaux de guerre" révélés par Wikileaks ?

Ces documents n’apportent certes aucun élément réellement nouveau, mais en tout cas ils confirment les craintes exprimées par le général Stanley McChrystal, l’ancien commandant des forces américaines en Afghanistan, dans l’article que lui a consacré Rolling Stone, article qui lui a coûté son poste. Il y exprimait ses inquiétudes quant à l’issue de la guerre. Les documents rendus publics par Wikileaks confirment les risques d’un fiasco militaire. "Qu’est-ce qu’on fait là-bas ?" est la question posée par ces documents. Et ça, c’est assez nouveau. Cette affaire donne un tour nouveau au débat sur les raisons de la présence militaire américaine dans cette région du monde.

En deux semaines, les Etats-Unis ont connu deux affaires du même genre. Il y a quelques jours, le Washington Post publiait une vaste enquête sur le mauvais état des services de renseignement américains post 11-Septembre, une organisation devenue tentaculaire, opaque et impotente.

Ajoutée au dossier Wikileaks, cette enquête montre que l’Etat américain manque de contrôle sur le terrain, qu’il ne sait pas où va l’argent et qu’il a trop tendance à faire appel aux "contractors", c’est-à-dire aux sociétés privées. De plus en plus de politiques, de journalistes, d’éditorialistes posent des questions, demandent des comptes. Le débat s’anime également dans les pays partenaires, Allemagne, France, Royaume-Uni, Pays-Bas…

Quelles seront les conséquences pour Barack Obama et sa stratégie militaire ?

En août 2009, le général McChrystal écrivait dans un rapport, rendu public par le Washington Post, que si la stratégie militaire en Afghanistan n’était pas repensée, la coalition courait à l’échec. A l’automne 2009 se sont tenues plusieurs réunions à Washington, pendant lesquelles le plan McChrystal, qui préconisait l’envoi de 30 000 à 50 000 hommes supplémentaires sur le terrain, et le plan du vice-président Joe Biden, qui appelle au retrait, sont débattus.

Ce sont deux plans opposés, et pourtant la stratégie Obama qui en résulte est un compromis des deux : le président américain préconise en effet d’envoyer 30 000 hommes de plus afin de mener une grande offensive qui doit permettre une sortie du pays en 2014. Depuis, McChrystal a présenté sa démission et Wikileaks a rendu publics ses documents. Pourtant, Barack Obama peut difficilement changer de cap, dans la mesure où son plan est trop consensuel. En revanche, il peut fournir des efforts pour mieux l’expliquer, être plus précis sur les objectifs des Etats-Unis en Afghanistan : comment compte-t-il s’y prendre pour les atteindre ? Comment saura-t-on que la guerre est finie ?

Enfin, les Etats-Unis doivent mieux communiquer avec leurs alliés. A l’heure actuelle, et les rapports diffusés par Wikileaks le montrent bien, les Américains font quasiment tout tout seuls, les Alliés n’ont pas leur mot à dire.

Des discussions sont actuellement engagées au Congrès sur le renouvellement des crédits de guerre. L’affaire Wikileaks va-t-elle peser sur le débat ?

D’une certaine façon. Il s’agit finalement plus d’une question de résultats que de moyens. Actuellement, la crise économique appelle des réductions de budget. Or le budget de la défense – 700 milliards de dollars dont 300 milliards rien que pour la guerre en Afghanistan – n’a pas connu de coupe sévère. Les contribuables veulent savoir pourquoi : comment est dépensé cet argent ? ces dépenses portent-elles leurs fruits ? Or le gouvernement reste très opaque sur le sujet. Les Américains sont prêts à accepter une forte intervention du gouvernement, mais à condition qu’il y ait des résultats. Face à cette exigence de transparence, le Congrès a un vrai rôle à jouer dans le vote du budget consacré à cette guerre, en réclamant des explications sur son affectation. Cela dit, tout est relatif. Les Américains, et on le voit dans les sondages les plus récents, sont bien plus préoccupés par la crise économique, la réforme de la santé et la marée noire que par l’Afghanistan. L’affaire Wikileaks ne bouleversera probablement pas l’ordre des priorités