• Interview de [Kader Abderrahim->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=abderrahim] par Nadjia Bouzeghrane

  • Kader Abderrahim

    Spécialiste du Maghreb et de l’islamisme

Kader Abderrahim est actuellement professeur à l’université de Californie où il enseigne les systèmes politiques dans le monde arabe, chercheur à l’IRIS et maître de conférences à Sciences-Po. Il est membre du Global Finder Expert de l’ONU, rattaché au secrétariat général de l’ONU, dont le rôle consiste à favoriser le dialogue entre les cultures.

Ben Ali en fuite, le système politique qu’il a mis en place pendant 23 ans est-il définitivement fini ?

Il est beaucoup trop tôt pour dire ce qui va se passer. Nous recevons des informations contradictoires dont certaines font état d’un possible retour de Ben Ali. Il convient donc, de rester prudent. A ce stade il y a deux scénarios  possibles : soit effectivement la mobilisation parvient à faire plier définitivement le régime et «la révolution de jasmin» peut fleurir. Soit les éléments les plus radicaux sortent de l’ombre et reprennent en main le pays, qui sera inévitablement accompagné d’une répression pour éliminer les leaders de ce mouvement.

Le président par intérim est-il en mesure de répondre aux aspirations populaires et de tenir les promesses faites par Ben Ali avant sa chute ?

Là encore difficile d’être précis, dans la mesure où l’on ne connaît pas ses marges de manoeuvre. Il faut rappeler que Mohamed Ghannouchi est surtout un homme du système Ben Ali, membre du gouvernement sans discontinuer depuis 1999. Dans ces conditions il a aussi une responsabilité dans la situation actuelle.

N’y a-t-il pas risque de sérieuse dégradation de la situation, malgré l’instauration de l’état d’urgence ?

Absolument, la situation est très volatile, on ne sait pas qui fait quoi. Les débordements auxquels on a assisté depuis le début du mouvement populaire ont été nombreux. Jusqu’à présent, les dirigeants de la police, épine dorsale du régime, ne semblent pas prêts à renoncer et à abandonner le terrain.

Quelle alternative au régime de Ben Ali? L’opposition démocratique est-elle en mesure de représenter cette alternative? Est-elle suffisamment crédible et représentative pour ce faire ?

C’est la question centrale. L’opposition démocratique est diverse, c’est bien, mais elle est divisée, c’est ennuyeux lorsque l’espoir de tout un peuple repose sur des femmes et des hommes qui savent que le moment est historique et qu’il ne faut pas rater ce rendez-vous. Il y a beaucoup de personnes de qualité mais quelle que soit la formule qui émergera, il faudra que l’opposition soit incarnée par une personnalité charismatique capable de mobiliser derrière elle toute la Tunisie.Les Tunisiens ont brisé la loi du silence et ont retrouvé leur droit à la parole. Ils doivent maintenant trouver les moyens institutionnels qui garantissent à tous les citoyens le respect des libertés individuelles et collectives, et pas de manière formelle, comme c’est le cas dans la plupart des pays arabes, mais réelle. Quels  outils mettre en place pour assurer une transition en douceur ? Quels seront les interlocuteurs du pouvoir dans cet entre-deux institutionnel ? Ce sont des questions essentielles auxquelles les différents acteurs de ce mouvement doivent trouver des réponses rapidement.

Comment expliquez-vous que la révolte populaire, née dans une région laissée pour compte, ait pu s’étendre à tout le pays et durer aussi longtemps malgré la violente répression dont elle a été l’objet, jusqu’à aboutir à la fuite de Ben Ali ?

Depuis décembre 2008, il y a une mobilisation sociale autour des bassins miniers de Gafsa, et à la fin de l’année 2010 il y a eu une forme de jonction entre les syndicalistes qui encadraient les ouvriers et les jeunes chômeurs qui ont lancé la révolte du début décembre. Dans un premier temps, le régime a tenté, comme il l’a déjà fait en 1984, de circonscrire cette révolte, c’est exactement le contraire qui s’est produit au fil des jours. L’ampleur qu’a atteint le mouvement, au tout début du mois de janvier 2011, a contraint l’entourage de Ben Ali à réagir en faisant des promesses, d’abord sur le recrutement de 300 000 sans- emplois diplômés de l’enseignement supérieur. Loin de calmer les protestataires, ces paroles ont été interprétées comme une volonté de gagner du temps, ce qui a relancé la violence et étendu la contestation à l’ensemble de la Tunisie. L’utilisation de la force et surtout le fait que la police ait tiré sur les manifestants a décuplé la détermination de ces jeunes et radicalisé leur revendication. Dès lors, la rupture symbolique entre la société et les gouvernants est devenue politique.

Qu’est-ce qui fait la force de ce mouvement populaire?

Il me semble que l’encadrement syndical et le soutien de certaines catégories professionnelles, comme les avocats ou la Ligue tunisienne des droits de l’homme, ont permis à ce mouvement populaire de maintenir la pression sur les dirigeants politiques.Mais il a surtout fait apparaître des divergences à l’intérieur du système. Le limogeage du chef d’état-major de l’armée de terre, pour avoir refusé de donner l’ordre de tirer sur la foule, a été le signe que la façade craquait et que cela pouvait avoir des conséquences sur l’ensemble du système mis en place par Ben Ali et sa famille.

En quoi est-il différent ou se distingue-t-il des émeutes qui ont secoué encore tout récemment l’Algérie ?

On pourrait trouver des similitudes ou dresser des parallèles entre les deux pays. Et il y en a, les mêmes causes produisent les mêmes effets, une jeunesse désœuvrée, sans perspective d’avenir et absente des discours et des projets de l’Etat. Ajoutés à cela, des systèmes politiques sans aucune légitimité populaire, des niveaux de corruption insupportables ont exacerbé le sentiment d’injustice et ont été les principaux déclencheurs de la révolte. Pour autant il est important de rappeler que chaque pays possède sa culture politique qui structure la relation entre l’Etat et les administrés. En Algérie, la citoyenneté est sans cesse revendiquée et affirmée, elle est partie intégrante de l’ADN politique de tous les Algériens. C’est une caractéristique très importante, toutefois dès que l’Etat tente d’introduire de la norme pour réguler la société ou les relations économiques, il y a révolte.

On pourrait penser que les Algériens sont incohérents, ce qui est en partie juste ; en réalité, la contradiction vient à la fois de cette relation conflictuelle entre la société et les gouvernants et également à l’intérieur des cercles de décision qui n’ont pas tous la même vision sur la nature du lien Etat/société. Toutefois, lorsque l’on gouverne on a une obligation de résultat et une obligation pédagogique. Cette seconde dimension est le plus souvent absente de l’action politique. Les décideurs estiment que leurs choix sont bons pour le pays, sans se soucier de l’effet qu’ils peuvent avoir sur les citoyens.

Dans le cas de la Tunisie on a assisté à la révolte d’une jeunesse qui est la première victime de la crise économique, et de cela découle sa prise de conscience que son statut dans la société est beaucoup plus important que d’être un consommateur docile. Les principales revendications, au début du mouvement, concernaient l’emploi, puis la dignité et enfin le respect des libertés. On a observé au fil des semaines une maturation qui est aussi le fait des syndicats et des associations qui ont été présents dès le début. Ce sont ces médiateurs qui garantissent qu’une situation même violente ne dérape pas et devienne incontrôlable ; en Algérie, les jeunes émeutiers ont formulé des revendications similaires, dignité et liberté, mais le message n’a pas été relayé politiquement.

Internet semble avoir joué un rôle éminemment décisif de relais, de lien, d’information et de solidarité dans les événements en Tunisie…

En effet, je crois que c’est l’un des grands enseignements de ce mouvement. Et l’on peut parler ici, d’une rupture symbolique face à un régime archaïque. Les outils informatiques ont été utilisés par les protestataires comme autant de leviers pour donner le maximum d’écho à leurs revendications.

Twitter, Facebook, blogs et forums ont été les supports d’une démocratie en train de s’inventer un avenir réel.

A défaut d’une convergence entre les organisations démocratiques tunisiennes et algériennes, une jonction entre jeunes via Internet et facebook est-elle possible ?

Elle existe déjà, les utilisateurs d’Internet n’ont pas attendu cette révolte pour échanger, communiquer et diffuser leur réalité sociale chez leurs voisins. Mais cela n’empêche pas d’imaginer des mobilisations communes, la solidarité est déjà à l’œuvre, Internet pourrait être un facilitateur pour diffuser des mots d’ordre. Le Maghreb est une réalité culturelle et géographique depuis des millénaires. Pour ma part, je suis convaincu depuis longtemps qu’il faut lui donner une traduction politique.