Karim Bitar, spécialiste du monde arabe à l’Institut des relations Internationales et Stratégiques (Iris), revient sur la crise tunisienne.
L’exaspération des jeunes est née du manque d’opportunités professionnelles pour les diplômés de l’enseignement supérieur. Mais ils n’ont pas accès à l’emploi, comme le montre le fort taux de chômage. D’ailleurs, l’élément déclencheur des émeutes est très emblématique: un jeune diplômé a tenté de s’immoler par le feu parce qu’il ne pouvait même pas vendre des légumes.
Ces affrontements sont le fruit d’une accumulation de frustrations, depuis plusieurs années, qui sont liées à plusieurs facteurs, comme l’absence de liberté politique. Or, la jeunesse tunisienne a besoin de liberté. Cette génération est de plus en plus instruite, a accès à Internet… Contrairement à leurs parents, ces jeunes ne sont plus prêts à accepter de bafouer leur liberté pour la stabilité. Il y avait une sorte d’accord tacite entre le peuple et le président Ben Ali à ce sujet. Il semble être remis en question.
Derrière les revendications sociales et économiques, il y a un besoin de liberté et une volonté de participer à la vie politique. Ils ont le sentiment que le pouvoir est confisqué par une oligarchie et quelques familles proches du pouvoir.
‘est là qu’est toute la question. Les dernières manifestations de cette ampleur ont eu lieu en 1984, lors des émeutes du pain. Les Tunisiens se rebellaient alors contre le coût de la vie et la cherté, comme maintenant. Ils ont bien tenté de lancer un mouvement en mai dernier, mais cela n’a pas pris.
Aujourd’hui, il y a un événement conjoncturel supplémentaire: la crise économique mondiale. La Tunisie, comme beaucoup de pays, est soumise à une politique économique restrictive. Ces évènements sont à relier avec ceux qui se passent en ce moment en Egypte et en Algérie. Les jeunes se révoltent face à un pouvoir confisqué par un petit groupe de personnes et par des présidents âgés et peu ouverts sur les nouvelles générations.
Autre élément, la plupart des régimes autoritaires ont profité de la guerre globale contre le terrorisme pour verrouiller encore plus leur société, avec l’aval de l’Occident. Ce dernier a longtemps fait preuve d’indulgence envers ces régimes par crainte de la montée de l’intégrisme. Mais pour la France, c’est particulièrement délicat, parce qu’il y a souvent des accusations d’ingérence, surtout en Algérie.
Le point commun entre ces deux mouvements est l’exaspération de la jeunesse. Mais en Algérie, le pays est suffisamment riche pour assurer une vie décente à ses ressortissants, du fait de la rente pétrolière, alors qu’en Tunisie, il n’y a pas de ressources naturelles. Or, il n’y a eu aucune redistribution.
En outre, la liberté de la presse est moins importante en Tunisie qu’en Algérie. L’accès des jeunes à l’enseignement supérieur n’a alors fait que renforcer ces frustrations. En Tunisie, les jeunes ne vont pas se contenter de concessions sur les plans sociaux et économiques. Ils veulent le pain et la liberté.
Exactement. De nombreux sites Internet et de blogs sont bannis en Tunisie par le gouvernement. La jeunesse a riposté en attaquant des sites Internet gouvernementaux (à travers le groupe de hackers, Anonymous, ndlr). On assiste à une cyber-révolte. Il me semble que Facebook est maintenant déconnecté pour la plupart des Tunisiens.
Les ressortissants à l’étranger restent très mobilisés via le net. Pourtant, ils sont conscients que la Tunisie peut être, par certains aspects, une oasis, grâce au tourisme et à la liberté des femmes, notamment. Mais ils veulent respirer.
La société civile est très active. Elle est très éclairée, très ouverte, et compte énormément de personnalités de tout premier rang. Malheureusement, elle peine à trouver des relais politiques du fait que l’opposition, depuis 20 ans, a été marginalisée, réduite au silence ou à l’exil. On sait qu’il y a une exaspération mais pas encore d’alternative, pas de leadership. C’est d’ailleurs ce qui est inquiétant à ce stade.
Difficile de faire des prédictions. Mais des verrous importants ont cependant sauté. La personne du président est nommément prise à partie lors des manifestations. Sa famille aussi. Ils sont cités dans les slogans. Cela n’était pas possible il y a encore une quinzaine de jours.
La peur change de camp. C’est le gouvernement tunisien qui commence à craindre le peuple. On est assez proche du point de non-retour, si on ne l’a pas déjà dépassé. Il n’y aura pas de retour au statu quo. Si le régime survit, il devra faire des concessions.
Au delà des concessions économiques (politiques de relance, embauches avec priorité aux chômeurs diplômés…), la jeunesse Tunisienne attend également une ouverture politique, réclame plus de liberté d’expression, s’oppose à la censure d’Internet. Elle souhaite voir la Tunisie évoluer vers un système démocratique apaisé.
Le potentiel des jeunes Tunisiens n’est pas suffisamment exploité. La Tunisie peut accomplir des miracles économiques sans pour autant sacrifier les libertés. Il faudrait qu’il se rapproche du triptyque: pain, liberté et stabilité. Mais ce n’est pas gagné.