C’est par un acte de souveraineté que le peuple tunisien a mis fin au régime inique du président Ben Ali. La Tunisie s’inscrit désormais dans un processus de démocratisation ponctué par deux échéances cruciales : l’élection libre et pluraliste d’une Assemblée nationale constituante, le 23 octobre 2011, et l’adoption de la Loi fondamentale de la Seconde République tunisienne. La transition démocratique exigeait une transition constitutionnelle.
En visite officielle en Tunisie (21-23 mars 2011), le secrétaire général de l’Onu, M Ban Ki-moon, a estimé que « la révolution tunisienne est un modèle de transition démocratique » L’assertion est discutable : non seulement il demeure difficile de théoriser ou de « modéliser » les phénomènes de « transition démocratique», mais il est encore trop tôt pour connaître l’issue du processus enclenché en Tunisie. La transition démocratique est par définition une période charnière et incertaine(1). Imprévisions et improvisations sont de mise. Après une période d’insécurité et d’instabilité politique chroniques, l’exécutif bicéphale – transitoire- demeure confronté à une crise protéiforme : l’économie nationale est en récession, des conflits sociaux ponctuels ne cessent d’éclater sur fond de chômage de masse, enfin le pays subit de plein fouet les conséquences du conflit qui sévit chez son voisin libyen (tension et combats sur leur frontière commune, afflux de milliers de réfugiés, etc.).
Il n’empêche, la Tunisie post-révolutionnaire est marquée par une volonté populaire de rupture avec l’ancien régime. L’émergence d’un nouvel ordre juridique, politique et social s’est déjà traduit par un multipartisme effréné(2) et l’affirmation de nouveaux acteurs issus d’une société civile condamnée jusque-là au silence La consolidation de ces avancées démocratiques exige du temps et du savoir-faire. Dans ce contexte, l’expertise constitutionnelle et les techniques d’ingénierie électorale sont des instruments indispensables au processus de transition démocratique Pays arabo-musulman d’Afrique du Nord, la Tunisie n’échappe pas à cette règle de la « transitologie »(3), science empirique de la transition forgée au regard des expériences vécues au Portugal, en Espagne, en Amérique du Sud, et au début des années 1990 dans les pays d’Europe de l’Est(4). Ces divers exemples attestent du rapport étroit, voire mécanique, entre « transition démocratique» et ingénierie constitutionnelle. Traduite littéralement de l’expression américaine Constitutional Engeneenng, l’ingénierie constitutionnelle permet de recourir à des techniques et formes de « normativisme démocratique ».
Si la transition (du latin transitio : passage) relève plus du fait que du droit, elle s’inscrit malgré tout dans un cadre juridique et institutionnel, lequel se substitue à l’ancien ordre constitutionnel et en annonce un nouveau. Reste qu’une période de flottement constitutionnel et institutionnel a suivi le départ précipité du président Ben Ali. Il est vrai que la situation factuelle était elle-même confuse. Dans la soirée du 14 juillet 2011, le Premier ministre Mohamed Ghannouchi a déclaré que le président Ben Ali n’était temporairement pas en mesure d’assumer ses fonctions et qu’il assurait par conséquent la présidence par intérim, en vertu de l’article 56 de la Constitution de 1959 (alors encore en vigueur).
L’hypothèse du caractère « temporaire » de la vacance du pouvoir étant rapidement écartée, le lendemain, en application de l’article 57 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a pris acte de la situation, avant d’investir le président de la chambre des députés « des fonctions de la présidence de l’État par intérim ».
Après avoir prêté serment, Fouad Mebazaa, a demandé à Mohamed Ghannouchi de former un nouveau gouvernement d’unité nationale. Face à l’inadéquation patente de la Constitution de 1959 à cette situation post-révolutionnaire, le 3 mars, M. Mebazaa a reconnu que la Loi fondamentale de la lère République tunisienne ne répondait plus aux aspirations du peuple et constituait un obstacle à des élections libres, pluralistes et transparentes. La violation et la suspension voire l’abrogation de fait de ladite Constitution soulevaient des questions de légalité. Toutefois, dans de telles circonstances exceptionnelles, la logique de légitimité prime sur ce type de considération. Si la plupart des Constitutions envisagent les modalités de leurs révisions, elles ignorent généralement l’hypothèse de leur propre abrogation et le passage d’une constitution à une autre. La transition comme abolition d’une constitution est avant tout un acte de fait. En témoigne l’expérience tunisienne
En attendant l’entrée en fonction de l’Assemblée nationale constituante et l’instauration des institutions établies sur la base de la future Constitution, les autorités publiques de la République tunisienne sont organisées conformément au décret-loi n° 2011-14 du 23 mars 2011, texte qui définit donc le cadre juridique et institutionnel général de la transition démocratique en Tunisie. Suivant ce décret-loi, la Chambre des députés, la Chambre des conseillers, le Conseil économique et social, le Conseil constitutionnel sont dissous. Le pouvoir exécutif est exercé par le président de la République par intérim assisté d’un gouvernement provisoire dirigé par un Premier ministre qu’il nomme. L’autre tête de l’Exécutif est incarnée par Béji Caïd Essebsi, qui a été nommé, à 84 ans, Premier ministre du gouvernement provisoire(5). Celui-ci veille à gérer les affaires courantes de l’État, au fonctionnement ordinaire des services publics. Les textes à caractère législatif sont promulgués sous forme de décrets-lois signés par le président de la République par intérim, après délibération du conseil des ministres (art. 4), ce qui suppose théoriquement un accord entre les deux têtes de l’Exécutif transitoire, incarnés par deux personnages issus de l’ère Bourguiba, mais qui ont également occupé des fonctions politiques non négligeables sous le régime du président Ben Ali. Sous cet angle, la rupture révolutionnaire n’exclut pas une certaine continuité avec l’histoire politique du pays.
Si les organes législatifs de l’ancien régime ont été dissous, un sentiment de défiance perdure dans la population à rencontre de l’administration (nationale et locale) en général, et de la justice en particulier. Lin grand nombre de personnalités de la haute fonction publique et de la sphère politico-institutionnelle de l’ancien régime ont réussi à s’imposer comme des acteurs de la transition. Le corps de la magistrature a échappé jusqu’à maintenant à toute épuration, alors que certains de ses membres étaient impliqués dans le système de corruption alors en vigueur. Cet aspect ne serait qu’anecdotique, si cette même justice n’avait pas la responsabilité historique de juger les anciens dignitaires du régime et autres membres des clans Ben Ali/Trabelsi… Dès lors, en vue d’établir les responsabilités et de permettre une réconciliation nationale, la question de la mise en place d’une « justice transitionnelle » mérite d’être posée sérieusement. En revanche, les modalités et règles fixées en vue de l’élection de l’Assemblée nationale constituante traduisent une volonté réelle de rupture avec les pratiques antérieures.
Le processus devant mener à l’élection de l’Assemblée nationale constituante est régi par une série de décrets-lois adoptés par l’Exécutif. Afin de pallier leur faible légitimité, le président intérimaire et le gouvernement de transition s’appuient sur des organes consultatifs qui se sont imposés comme des acteurs clefs de cette transition démocratique. Ainsi, au-delà des représentants de l’État, la transition démocratique est préparée par des organes consultatifs dont la composition tend à allier représentativité (y siègent des personnalités sensées refléter différentes sensibilités politiques) et expertise (à travers la présence en force et la fonction directrice de juristes/constitutionnalistes). Placée sous l’autorité du professeur de droit public Yadh Ben Achour, l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Isror), « instance publique indépendante »(6), est chargée d’étudier les textes législatifs ayant trait à l’organisation politique et de proposer les réformes à même de concrétiser les objectifs de la révolution relatifs au processus démocratique. Elle est également en mesure d’émettre un avis sur l’activité du gouvernement.
Si les textes qu’elle adopte (sous forme de projets de décret-loi) sont soumis à l’approbation de l’Exécutif, le rôle et le poids de l’Isror ne sauraient se réduire à cette fonction consultative. Ses initiatives se sont avérées décisives dans la transition démocratique, comme l’attestent les projets de décrets-lois relatifs : à l’élection de l’Assemblée nationale constituante (choix du mode de scrutin, fixation de la durée de l’inéligibilité des ex-responsables du RCD et consécration du principe de parité « homme-femme » sur les listes électorales), aux partis politiques, au code de la presse… L’Isror n’a pas hésité a adopter un « pacte républicain » – visant à servir de socle à la future Constitution – dans lequel la Tunisie est définie comme un Etat « démocratique et libre [ ] Sa langue est l’arabe et sa religion est l’islam »
En outre, l’Isror est à l’origine de l’Instance supérieure indépendante pour les élections(7) (Isie) chargée de préparer, de superviser et de contrôler les opérations de vote pour l’élection prévue le 23 octobre 2011 L’Isie doit accréditer à la fois les observateurs étrangers et Tunisiens (recrutés parmi les associations citoyennes) présents aux bureaux de vote et charges de la validation des résultats issus de l’opération de vote. Les élections à la Constituante doivent se dérouler sous le contrôle exclusif des contrôleurs tunisiens. Cela n’exclut pas la participation d’observateurs étrangers pour assurer une mission de supervision et de suivi
Suivant en cela une pratique classique des transitions démocratiques, le gouvernement tunisien a fait appel à l’expertise et a l’expérience des organisations internationales et européennes en matière d’encadrement du processus électoral
Même si ces actions de coopération et d’assistance sont destinées à conforter la légalité et la légitimité de la transition, elles n’en n’ont pas moins été accompagnées de précautions rhétoriques afin d’éviter que le sentiment d’ingérence ne se développe dans un corps social qui vient à peine de recouvrir sa souveraineté interne.
Le 18 juillet 2011, un protocole d’accord sur la coopération dans le domaine des élections a été signe entre le ministère des Affaires étrangères l’Isror et le Programme des Nations Unies pour le développement (Pnud). Au niveau européen,l’UE comme le Conseil de l’Europe sont également mobilisés Sur invitation du gouvernement de transition, la Commission européenne a dépêché trois experts électoraux (10 au 25 février) qui ont effectué une analyse du cadre juridique et organisationnel en vue des élections et identifié les demandes et les besoins en assistance technique dans le domaine électoral. Par la suite, l’UE a envoyé une équipe (Consortium de deux ONG européennes – Eris et Osservatono di Pavia(8)) auprès de l’Isie, composée de six experts en matières juridique, logistique, opérations procédures, média et relations extérieures. De plus, une mission d’observation de l’UE – comptant 66 observateurs, soit 32 équipes – est chargée d’accompagner les différentes phases du processus électoral et devrait remettre un rapport général à son terme. En outre, au nom du Conseil de ‘Europe la Commission européenne pour la démocratie par le Droit(9) s’est également impliquée dans la formation et le conseil en matière de normes de qualité de la démocratie.
Enfin, il convient de souligner le rôle non négligeable des ONG dans la transition démocratique. Leur action contribue à la stratégie d’influence de leurs Etats d’origine. A cet égard, la faible présence française contraste avec l’activisme remarque des structures allemandes (la « Konrad Adenauer-Stiftung », l’Organisation « Democracy Reporting International ») ou anglosaxonnes (« Electoral Reform International Services » (G B ), le « Center for the Study of Islam and Democracy » (E -U ) L’Assemblée nationale constituante aura pour mission première d’élaborer la Constitution de la Seconde République tunisienne Expression de la souveraineté populaire, norme juridique suprême de l’Etat, cette Constitution devra définir à la fois le contrat social et le régime politique de la Tunisie moderne. Or si la transition constitutionnelle est en marche, la transition économique et sociale n’est pas encore acquise L’une et l’autre risquent de ne pas suivre le même rythme. Ce décalage entre le temps politique et le temps économique est source de tension sociale. Face au spectre d’une contre-révolution, les différents acteurs sont convoqués par I’histoire réussir la première Révolution démocratique du XXIe siècle (10).