• Interview de [Philippe Hugon->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=hugon], directeur de recherche à l’IRIS, par Fanny Lépine

Les tensions sont vives et ne retombent pas à la frontière entre les deux Soudan. Le 10 avril, les forces du Soudan du Sud ont pris la zone pétrolière de Heglig, déclenchant la colère de Khartoum. Depuis elles se sont retirés de cette zone stratégique mais Khartoum continue de bombarder au delà de sa frontière. Le président sud-soudanais, en viste en Chine a décidé d’écourter sa visite pour suivre la situation de près. Il y a d’un côté le conflit frontalier et d’un autre l’enjeu pétrolier. Le Soudan du Sud détient 75% des richesses pétrolières de l’ancien Soudan (avant la partition) mais dépend de son voisin du nord pour l’acheminer. Or Khartoum en profite pour appliquer à son ennemi des tarifs prohibitifs. Philippe Hugon, directeur de recherches à l’IRIS (l’Institut de relations internationales et stratégiques) nous explique les enjeux de ce conflit. Il estime que la Chine est la mieux placée pour intervenir et faire retomber les tensions.

comment a-t-on défini la frontière entre les deux Etats quand le Soudan du Sud a acquis son indépendance ?

Le referendum de janvier 2011 et ensuite l’indépendance du 9 juillet 2011 se sont fait après des négociations qui ont duré de 2005 à 2011 pour délimiter les frontières entre le Soudan et le Sud-Soudan. Mais certaines zones frontalières étaient très discutées – notamment la zone d’Abyei, où il n’y a pas eu de referendum, mais aussi la zone de Heglig, du Sud-Kordofan ou du Nil bleu. Il y a certes des zones frontalières qui sont en débat actuellement et qui n’ont pas conduit à un consensus, mais globalement le referendum s’est fait sur la base de délimitations de frontières acceptées par les deux nouvelles puissances.

Quand le Sud-Soudan a fêté son indépendance, il restait donc encore quelques zones d’ombre sur l’état des frontières ?

Absolument. Il restait d’abord une zone où le referendum n’avait pas eu lieu, c’est Abyei. Et puis deuxièmement il restait des zones discutées, notamment les zones pétrolières qui sont les enjeux majeurs du conflit.

Ne pouvait-on pas prévoir cette recrudescence des violences ?

On pouvait espérer qu’il y ait quand même des jeux coopératifs. Les accords d’Addis Abeba étaient en cours jusqu’à une période récente. Il y avait 3 dossiers : le dossier des frontières, celui dont on parle, il y avait le dossier du partage des revenus pétroliers et puis il y avait également le dossier de la citoyenneté, de la nationalité des 700 000 sud soudanais qui habitent le Soudan. Donc il y avait des négociations en cours, mais ces négociations ont été stoppées après les différents affrontements militaires. Le Sud-Soudan est arrivé à Heglig, l’armée du Soudan a bombardé une partie des villes le long des frontières. On est donc passé, hélas, à l’affrontement militaire mais il y avait des négociations en cours.

Pourquoi les forces du Sud-Soudan ont allumé la mèche en prenant Heglig, le 10 avril dernier ?

Il y a plusieurs explications possibles. Il peut s’agir d’un conflit frontalier. Peut-être que le Sud-Soudan considérait que certaines zones pétrolières lui appartenaient ? Il peut aussi y avoir une autre explication : le pouvoir d’Omar El-Béchir cherche à développer aussi au Sud-Soudan des mouvements d’opposition au parti qui est dirigé par un groupe ethnique qui s’appelle les Dinka. Peut-être qu’en faisant cela (en attaquant Heglig NDLR), le Sud-soudan a voulu éviter l’appui du Soudan aux opposants. C’est une façon de montrer les armes pour un future négociation, pour mettre en avant sa force militaire. Mais on est passé dans l’escalade donc on a actuellement des risques d’affrontements de plus en plus violents et il est impératif que le jeu soit calmé et qu’on ne passe pas dans des guerres qui seraient évidemment suicidaires.

Les affrontements ont-ils atteint Abyei ?

Il y a plusieurs zones d’affrontements. D’abord au sud Kordofan et au Nil bleu. Et puis à Heglig. Il faut rappeler que l’attaque de Heglig s’est faite aussi avec l’appui du JEM, qui est la grande force militaire du Darfour, donc il y a une alliance entre les forces contestant le régime d’Omar El-Béchir au Darfour et le Sud-Soudan. On est dans un jeu très complexe puisqu’il y a des conflits au sud-Soudan et au Nil bleu, mais il y en a également dans la région de Jonglei au sud-Soudan et ce sont des conflits qui sont alimentés par le Soudan. On est dans des conflits non pas simplement entre deux Etats mais aussi des guerres par procuration qui se font en soutenant des mouvements rebelles de part et d’autre des frontières.

Qui pourrait intervenir pour apaiser ces tensions ? La Chine a-t-elle un rôle à jouer ?

C’est la Chine qui a actuellement le rôle le plus important à jouer puisque c’est un allié fidèle d’Omar El-Béchir, donc du Soudan. Mais en même temps, le président actuellement du Sud-Soudan, Salva Kiir est à Pékin – Pékin a des intérêts importants au Sud-Soudan, des projets de construction de raffineries et d’oléoducs éventuellement – 80% des ressources pétrolières du Soudan et du Sud-Soudan se trouvent au sud et donc la Chine a noué des relations aussi avec le Sud-Soudan. C’est elle qui a armé le Soudan dans la guerre contre le Sud-Soudan mais en même temps, elle a ses relations d’alliance et d’intérêt économique avec le sud. Donc effectivement elle peut jouer un rôle, un rôle difficile d’équilibriste mais elle peut conduire les deux partis à revenir à la table des négociations. L’autre pays qui peut jouer, c’est les Etats-Unis parce qu’ils condamnent Omar El-Béchir mais ils savent aussi qu’Omar El-Béchir est un rempart contre l’islamisme radical et contre le terrorisme.

Est-ce que la Chine est déjà intervenue depuis le début des violences ?

Non, la Chine n’est jamais intervenue militairement, elle n’est intervenue qu’en armant le Soudan – puisque c’est la Russie et la Chine qui ont armé fortement le Soudan. Mais elle va peut-être jouer la carte diplomatique, ce qui n’est pas dans son habitude puisque la Chine est toujours dans des relations bilatérales, elle n’a encore jamais eu à jouer un rôle d’arbitre. Mais c’est une éventualité qui est tout à fait concevable et qui se justifierait dès lors que la Chine devient une puissance mondiale. Elle doit donc avoir des responsabilités aussi par rapport à la paix.