Devenu le plus gros investisseur du monde, le Qatar est de plus en plus présent en France. Ce mercredi, Les Echos révèlent que Le Qatar a acquis 2% du capital de Total depuis cet été. Le pays devient le troisième actionnaire du groupe derrière les salariés et le milliardaire belge Albert Frère.
Comment expliquer cette stratégie récente de l’émirat et son intérêt pour la France jusque dans des petites villages corréziens, comme l’a raconté Rue89 ?
Directeur de recherche à l’Iris, Karim Emile Bitar, spécialiste du Proche et Moyen-Orient, décrypte les enjeux que représentent ces millions investis par le Qatar en France.
Des années 80. Une certaine francophilie règne au Qatar depuis cette période. Le père de l’émir actuel était un dilettante qui avait une prédilection pour la Côte d’Azur.
En 1995, lors d’un voyage du père à Genève, le fils l’a déposé et a pris le pouvoir à la faveur d’une révolution de palais. Le père a alors voulu faire jouer un accord de défense entre la France et le Qatar, qui avait été signé un an auparavant. La France a fait la sourde oreille.
Aux yeux du fils, la France avait, par cette attitude, marqué un très bon point. A contrario, le fils ne pardonnera jamais à Hosni Moubarak d’avoir essayé de soutenir son père.
Mais c’est surtout à partir du milieu des années 2000 que l’on peut parler d’engouement pour la France.
Oui, elle a pris son véritable envol après l’élection de Nicolas Sarkozy.
L’émir du Qatar fut le premier chef d’Etat arabe reçu en France, dès mai 2007. Il venait d’acheter 80 Airbus au prix fort. Par la suite, Nicolas Sarkozy fera lui-même quatre voyages au Qatar.
Avant, des relations s’étaient créées avec lui lors qu’il était encore ministre de l’Intérieur ; la France formait déjà une partie des cadres du Qatar. Jacques Chirac n’avait pas négligé le Qatar, il y avait même fait une dizaine de visites, mais le courant est, semble-t-il, passé beaucoup mieux entre l’émir du Qatar et Nicolas Sarkozy.
Il existe certains points communs dans les tempéraments des deux hommes : ils sont déterminés, énergiques, prennent les choses à bras le corps et veulent que tout aille vite. Ils aiment bien faire des « coups » diplomatiques ou économiques et ne craignent pas de faire preuve d’autoritarisme ou d’un certain bonapartisme.
Le Qatar voulait rapidement élargir son influence sur la scène internationale et était prêt à s’en donner les moyens. Nicolas Sarkozy voulait avoir des relais dans le monde arabe où il était perçu comme pro-israélien. La complémentarité était évidente.
Economiquement, les deux pays avaient énormément à gagner de ce partenariat. Plusieurs grandes entreprises françaises en ont profité. Le Qatar est intervenu comme intermédiaire dans l’affaire des infirmières bulgares, ce qui a permis à Sarkozy d’enregistrer une victoire médiatique.
Sarkozy voulait aussi prendre le contre-pied de Jacques Chirac et réintégrer Bachar el-Assad dans la communauté internationale. Le Qatar va beaucoup aider à ce rapprochement franco-syrien, qui sera couronné par la venue à Paris d’Assad pour le défilé du 14 juillet 2008, aux côtés de Moubarak et de Ben Ali.
Le Qatar interviendra aussi dans beaucoup d’autres dossiers dans lesquels la France avait des intérêts : l’affaire Gilad Shalit, l’aide à l’Autorité palestinienne, les négociations interlibanaises… Enfin, en 2011, la relation est encore montée d’un cran avec la guerre en Libye.
Globalement, si le bilan économique de la relation est bon, le bilan politique est beaucoup plus discutable. Le soutien du Qatar aux milices libyennes fut très problématique puisqu’on voit aujourd’hui qu’elles refusent de désarmer et cherchent à imposer leurs desiderata idéologiques.
En tout état de cause, le Qatar est aujourd’hui devenu pour la France un partenaire stratégique privilégié et incontournable, le pivot d’une nouvelle politique arabe, une politique arabe « bling-bling ».
Le cas français est important, mais il ne fait pas vraiment exception :
• aux Etats- Unis, avant de proposer des partenariats à HEC, à Saint-Cyr et à l’Ecole nationale de la magistrature, le Qatar avait déjà accueilli des branches de certaines grandes universités américaines comme Carnegie Mellon, Northwestern ou Cornell. Le rachat par le Qatar des studios Miramax à Disney est encore plus significatif symboliquement que de damer le pion à Canal+ pour l’achat des droits de retransmissions du foot ;
• en Grande-Bretagne, le Qatar a investi massivement dans l’immobilier, notamment dans le quartier d’affaires de Canary Wharf et dans le village olympique. Il a également repris Harrods et détient 6% de Barclays et 15% du London Stock Exchange ;
• en Allemagne, le Qatar détient 10% de Porsche et 7% de Volkswagen ;
• en Espagne, il a le club de Malaga.
Bien sûr, en France, les investissements sont également conséquents, avec 5% de Veolia, 6% de Vinci, 10% de Lagardère, le PSG, ainsi que des établissements de prestige comme le Royal Monceau, le Carlton de Cannes et la participation de 6% dans la Société des bains de mer de Monaco.
Mais c’est surtout les 50 millions débloqués pour les banlieues qui ont fait couler de l’encre, alors même que le Qatar n’a fait que répondre à une demande d’une association d’élus locaux. Sans doute n’avaient-ils pas suffisamment pris conscience du symbole que cela représentait.
En règle générale, ces investissements sont très étudiés. Il ne faut pas céder à la tentation de penser que ce sont juste des gens riches qui veulent s’amuser et claquer de l’argent. Il y a bien sûr la passion qui joue un rôle, des achats de prestige, une volonté de rayonner, mais il y aussi et surtout une volonté d’obtenir de bons retours sur investissement.
Le Qatar n’a pas supplanté d’autres Etats. La plupart des pays du Golfe, et plus largement des pays qui détiennent des fonds souverains, continuent d’investir massivement, mais le fonctionnement des fonds souverains est souvent opaque.
Si le Qatar est plus visible, cela s’explique pour plusieurs raisons :
• parce que ces investissements ne sont qu’une partie d’un projet beaucoup plus large de montée en puissance économique et diplomatique ;
• parce que les Qataris sont plus actifs dans la surveillance de leurs investissements, qu’ils ne se contentent pas de placer l’argent mais suivent de près ce qui se passe ensuite.
Il est clair que l’ambition n’est pas uniquement économique. Il s’agit de tirer le meilleur profit de la rente gazière, de se diversifier, de trouver de nouveaux relais de croissance, de préparer l’avenir, mais aussi de renforcer le « soft power » du Qatar, sa diplomatie d’influence.
Le Qatar estime qu’à la faveur de la crise, il y a aujourd’hui une redistribution des cartes, des places à prendre, et il veut jouer dans la cour des grands.
La France a en effet octroyé des avantages fiscaux aux Qataris et une exonération de l’ISF pour les cinq premières années. Il y a deux façons de voir les choses :
• la première consiste à dire qu’en période de crise, aucun pays ne peut faire la fine bouche et qu’il faut se donner les moyens d’attirer les investisseurs et les capitaux, que cela finira par bénéficier à l’économie française. Il faut en effet se réjouir du fait que la France demeure très attractive pour les investisseurs étrangers. Les gouvernements français, de droite comme de gauche, ont toujours offert des incitations. Un débat de ce type avait déjà eu lieu pour Toyota. On peut donc tout à fait comprendre la logique économique et financière ;
• mais il y a une deuxième façon de voir les choses qui est plus troublante : c’est celle des injonctions contradictoires (le fameux « double bind » dont parlent les sociologues) qui sont toujours envoyées aux Arabes. D’un côté, on tient des propos douteux sur les inégalités entre les civilisations, on stigmatise à tout va, on se plaint que les Tunisiens et les Egyptiens n’aient pas voté comme on l’aurait souhaité, et de l’autre côté, on est en excellents termes et on déroule le tapis rouge à des pays dont on sait pertinemment qu’ils financent les islamistes, et on leur parle rarement des sujets qui fâchent. C’est vrai pour le Qatar mais aussi pour l’Arabie saoudite. Il faut se souvenir du discours de Sarkozy en Arabie saoudite qui était excessivement courtois et qui vantait des réformes largement imaginaires.
Donc, ce que l’on peut souligner, c’est que l’on est toujours dur avec les faibles et mielleux avec les puissants. Un Arabe pauvre est un Arabe. Un Arabe riche est un riche. Rien de nouveau sous le soleil.
Le Qatar a d’abord une hantise, c’est celle de sa sécurité. Les Qataris ont été traumatisés en 1991 lorsqu’ils ont vu Saddam Hussein ne faire qu’une bouchée du Koweït.
Aujourd’hui, le Qatar, qui fait la taille de la Corse, a deux grands voisins surpuissants militairement : l’Iran et l’Arabie saoudite. C’est cette faiblesse stratégique et géopolitique en matière de « hard power » qui a incité le Qatar a mener cette vaste campagne de renforcement de son « soft power », notamment à travers les médias et le sport. Tout ceci est perçu comme une garantie, une sorte d’assurance-vie.
La relation privilégiée avec la France ne signifie certainement pas que le Qatar va se défaire de sa relation avec les Etats-Unis. Le Qatar reste et restera solidement ancré dans l’orbite géopolitique américaine, et même lorsqu’il entretient des relations avec des pays ou des mouvements hostiles aux Etats-Unis, c’est dans une optique visant à profiter de ces contacts pour jouer le rôle d’intermédiaire et ce n’est certainement pas pour défier les Etats-Unis.
Comme le dit une vieille formule, beaucoup de pays d’Amérique latine, du Moyen-Orient ou d’Asie veulent bien avoir Paris pour maîtresse, mais c’est Washington qu’ils veulent épouser. Et ce n’est pas une épouse que l’on peut abandonner.
Par contre, il est tout à fait vrai que l’un des principaux déterminants de la politique du Qatar, c’est la volonté de damer le pion à son rival saoudien.
C’est en grande partie pour ébrécher le monopole saoudien sur l’information que Qatar a lancé Al Jazeera. Les deux pays sont wahhabites, mais assez différents l’un de l’autre. Il existe entre eux une véritable rivalité mimétique. Le Qatar a beaucoup profité du fait qu’il existe une guerre de succession au sein de la famille royale saoudienne et que ce pays est devenu une gérontocratie et a un peu perdu de son dynamisme.
Mais l’Arabie n’a pas dit son dernier mot. A la faveur de la révolution du Bahreïn, les deux pays ont un peu mis en sourdine leur rivalité pour faire face au danger commun, mais la rivalité réapparaîtra forcément.
Al Jazeera a beaucoup évolué au fil des ans. Elle a récemment reçu un vibrant satisfecit d’Hillary Clinton, alors qu’il y a dix ans, Bush et Blair avaient souhaité la bombarder.
La création d’Al Jazeera en 1996 a été une véritable révolution dans le paysage médiatique arabe. Pour la première fois, une chaîne s’ouvrait aux débats contradictoires et accueillait des opposants de toutes les tendances, libéraux, progressistes, islamistes, nationalistes… On avait rompu avec la propagande des chaînes gouvernementales officielles.
A un moment ou à un autre, chacun des régimes arabes s’est senti offensé par Al Jazeera et a cherché à faire pression sur l’émir du Qatar pour la brider. Ben Ali se plaignait qu’Al Jazeera donne la parole à Marzouki et à d’autres opposants, les Saoudiens se plaignaient de voir des dissidents à l’antenne, etc.
Longtemps, l’émir du Qatar a tenu bon. Il a très vite compris ce que cette chaîne pouvait lui apporter et lui a laissé une certaine liberté, même si cela lui a valu des remontrances américaines.
Mais le média Al Jazeera est aussi un outil de la diplomatie d’influence du Qatar et il y a des lignes rouges à ne pas franchir. Après avoir soutenu les révolutions tunisienne et égyptienne, Al Jazeera a passé sous silence la révolution du Bahreïn, pays ami et membre du Conseil de coopération du Golfe. Depuis que le Qatar s’est rabiboché avec l’Arabie saoudite, les opposants à la monarchie saoudienne ne sont plus invités.
Par ailleurs, tout en offrant des débats variés, Al Jazeera a fait la part belle à la vision du monde des Frères musulmans, notamment à travers l’émission du cheikh Youssef El Qaradawi. La chaîne a donné une large exposition au Tunisien Rached Ghannouchi, protégé d’El Qaradawi, auquel il a rendu visite pour le remercier après sa victoire aux élections tunisiennes. Aujourd’hui, Al Jazeera est en pointe dans la dénonciation du régime de Bashar el-Assad, mais la chaîne est en passe de perdre ce qui faisait sa spécificité.
Comme l’Arabie saoudite, le Qatar est une monarchie absolue de droit divin. On peut donc raisonnablement supputer que son soutien à telle ou telle révolution n’émane pas forcément d’une volonté de voir triompher les idéaux des Lumières et la démocratie jeffersonienne.
Le Qatar a très vite été en première ligne sur le dossier syrien, alors même que les Saoudiens étaient d’abord attentistes, tant ils craignaient qu’une chute d’Assad ne signifie la poursuite de la contagion révolutionnaire.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet activisme du Qatar :
• d’abord, un facteur personnel : comme Erdogan, comme Sarkozy, l’émir du Qatar avait beaucoup aidé Bachar el-Assad. Ils étaient très proches. Or, dès le début de la révolution syrienne, Assad n’a voulu entendre aucun conseil, a fait preuve d’autisme et s’est, dit-on, montré insultant ;
• ensuite, des considérations géopolitiques : le Qatar, comme les autres pays du Golfe, est aujourd’hui obnubilé par la menace iranienne et estime qu’une chute d’Assad priverait l’Iran de son unique allié arabe et serait donc bienvenue, d’autant plus qu’elle permettrait aux sunnites syriens de gouverner à nouveau le pays.
Il ne faut pas oublier que le Qatar a accueilli pendant longtemps les Frères musulmans syriens et égyptiens qui étaient persécutés. Il s’en est fait des affidés et si ces derniers sont en passe de prendre le pouvoir dans plusieurs pays, cela ne pourra que renforcer l’influence du Qatar.
Par ailleurs, le Qatar agit en étroite collaboration avec les Etats-Unis, la France et la Turquie, qui estiment tous que Bachar el-Assad, suite à sa répression sanglante, a perdu toute légitimité et qu’il doit partir.