La place Tahrir s’embrase de nouveau. Dix mois après la chute du président Hosni Moubarak, ce haut lieu cairote de la contestation égyptienne est redevenu le théâtre de violences entre manifestants et forces de l’ordre. En trois jours, 22 personnes ont trouvé la mort, selon les bilans officiels. Pourquoi cette flambée de violence, à quelques jours des premières élections législatives de l’après Moubarak ? Faut-il craindre une nouvelle révolution en Égypte ? Didier Billion, directeur des publications de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), spécialiste de l’Égypte, analyse la situation pour Europe1.fr.
Le fait que l’armée refuse que son budget soit contrôlé par le parlement est symbolique de sa volonté de rester au pouvoir. Elle n’est pas prête à renoncer à son rôle politique et encore moins économique. L’armée a des intérêts économiques et financiers dans tous les secteurs de la vie égyptienne. Les Etats-Unis lui versent une rente estimée à 1,3 milliard de dollars. Les liens entre l’état major égyptien et les Etats-Unis sont très étroits. C’est sans doute ce qui a permis d’économiser beaucoup de vies humaines en février dernier. L’armée, contrairement à la police, a refusé de tirer sur la foule.
Depuis Nasser, l’armée est l’élément central du dispositif étatique. Nasser, Sadate et Moubarak étaient des militaires. Il y a toujours eu une sorte d’osmose entre le pouvoir politique et militaire. L’armée a toujours été une partie centrale du pouvoir.
L’armée n’est pas en train de faire un coup d’Etat. Elle a toujours été au pouvoir. Il y a d’ailleurs une grande confusion lorsqu’on parle de révolution. Soyons clairs, il n’y a pas eu de révolution en Égypte. Le départ du président Hosni Moubarak a été un événement important mais il est parti seulement parce que l’armée a décidé de s’en séparer. Elle a choisi de couper la branche malade pour sauver l’arbre. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a assuré la transition en freinant toutes les revendications populaires. Le seul changement notable a été le referendum organisé au printemps sur les changements constitutionnels. Cette démarche a eu le mérite de faire appel au peuple.
Aujourd’hui, l’armée est directement aux manettes. Or, les contestataires réclament un pouvoir civil. Si l’armée accepte cette revendication, ce qu’elle n’exclut pas, se sera à ses conditions, c’est à dire en protégeant ses intérêts. Cette fois, les manifestants s’attaquent au pilier de l’Etat égyptien. La confrontation risque d’être très violente.
La place Tahrir a été réoccupée dès le 8 juillet. Les manifestants réclamaient l’accélération du processus judiciaire contre Moubarak. C’est un lieu très symbolique. Dans toute révolution, il y a un lieu où l’on se rassemble. En France, il y avait la place de la Bastille à Paris.
L’avantage de la place Tahrir, c’est qu’elle est centrale. Une occupation permet de bloquer rapidement la circulation qui est déjà cataclysmique au Caire.
Une partie des contestataires est composée d’islamistes radicaux qui se distinguent des frères musulmans. Ces salafistes, minoritaires, peuvent se constituer une base. Ils jouent sur la contagion et sont bien mieux organisés qu’il y a dix mois. Ils sont d’ailleurs responsables des récentes attaques terroristes contre les églises coptes.
La situation économique s’est fortement dégradée, notamment le secteur du tourisme. Tous les tours opérateurs ont annulé. Le quotidien des Egyptiens s’est fortement dégradé. Mais, pour l’instant ce ne sont pas les masses égyptiennes qui sont dans la rue. Le mouvement peut s’accélérer mais il est difficile d’en préjuger pour l’instant.
Ils peuvent essayer d’éviter le pire. Barack Obama peut faire pression sur l’Etat major égyptien pour éviter la violence et lâcher un peu de lest. L’armée égyptienne est très dépendante des Etats-Unis. Les Égyptiens ne sont pas des pions mais il y a un fort tropisme. L’Égypte a une place stratégique au Moyen-Orient, c’est l’État le peuplé. Son rôle est aussi capital avec Israël et la signature du traité de paix israélo-égyptien de 1979. Il y a une vraie proximité même si leurs intérêts ne sont pas toujours identiques.
Les Égyptiens ne sont pas à l’abri d’une décision de repousser les élections législatives du 28 novembre. Si tel est le cas, le mouvement pourrait se radicaliser car les gens ont envie de voter. C’est l’enjeu essentiel. Les frères musulmans essayent d’ailleurs de calmer le jeu car ils veulent que le scrutin ait lieu.
On peut d’ailleurs se demander si ces évènements ne sont pas un prétexte pour repousser le scrutin. L’avantage d’une telle manœuvre est justement de permettre à l’armée de mieux négocier la transition vers le pouvoir civil et obtenir la garantie qu’on la laissera tranquille.