• Interview de [Karim Pakzad->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=pakzad], chercheur associé à l’IRIS, par Anne-Charlotte Dusseaulx

Trois jours après l’annonce de la mort de Ben Laden, le rôle du Pakistan n’est toujours pas entièrement clarifié. Pour Karim Pakzad, chercheur associé à l’IRIS et spécialiste du Pakistan, les Etats-Unis n’auraient pu "réussir tout ça sans aucune aide du Pakistan". Joint par leJDD.fr, il admet toutefois que la planification des évènements ait pu être cachée à Islamabad, par crainte de fuites. Et affirme qu’Al-Qaïda "n’existe plus".

Les autorités pakistanaises pouvaient-elles ne pas être au courant de la présence de Ben Laden à Abbottabad?

Non, je n’y crois pas. Premièrement, les Etats-Unis ne pouvaient pas repérer Ben Laden sans la collaboration des services pakistanais. C’est un élément fondamental. Au Pakistan, rien d’important ne se produit sans qu’ils ne soient au courant. Barack Obama a d’ailleurs lui-même déclaré dans son discours qu’il n’aurait pu arriver à ce résultat sans leur aide. Maintenant, on peut effectivement discuter sur la planification ou la présentation de cette action aux autorités pakistanaises. Mais je ne pense pas que les Américains auraient pu réussir tout ça sans aucune aide du Pakistan.

Washington n’aurait pas parlé de l’opération aux Pakistanais de peur qu’ils alertent Ben Laden…

Cela aurait été possible. Il faut savoir que les services de renseignements pakistanais sont très puissants, c’est un Etat dans l’Etat. Il regrouperait près d’un million d’agents. Alors il peut parfois y avoir des collaborations avec certaines personnes de ce service, qui possèdent des contacts avec les talibans ou avec certains éléments d’Al-Qaïda. C’est une réalité. On peut donc donner crédit à ses deux ou trois versions qui ne sont pas du tout contradictoires.

«80% de l’opinion pakistanaise est anti-américaine»

Le Pakistan est pourtant un allié des Etats-Unis. Les relations entre le Pakistan et les USA sont extrêmement compliquées. On parle souvent de double-jeu. Le Pakistan est le pays où l’anti-américanisme est le plus fort: environ 80% de l’opinion pakistanaise est en effet anti-américaine. Mais d’un côté, les Etats-Unis ont besoin du Pakistan dans la lutte contre le terrorisme. Depuis maintenant deux ou trois ans, il y a par exemple des attaques de drones dans les zones tribales contre des éléments d’Al-Qaïda. A chaque fois qu’il y a une telle opération, le Pakistan proteste. Mais tout le monde sait que les Américains coordonnent ces attaques avec les Pakistanais. Les autorités essaient de jouer ce double jeu pour ne pas donner d’argument aux extrémistes pakistanais, et surtout au mouvement taliban, pour lancer des attentats-suicides contre le Pakistan.

Quel intérêt a, de son côté, le Pakistan?

Depuis deux ans, les USA et l’Otan essaient de provoquer des négociations politiques entre Kaboul et les talibans, excluant jusqu’à présent le Pakistan des discussions. Mais depuis peu, on assiste à une certaine amélioration des relations entre l’Afghanistan et le Pakistan. Les deux gouvernements ont mis en place une commission commune, avec des pouvoirs énormes, qui a pour mission de mener à bien les négociations entre les talibans et le gouvernement de Kaboul. Le Pakistan est admis dans ce jeu. Le Pakistan défend ainsi ses intérêts : éviter un gouvernement hostile en Afghanistan et créer un partenariat avec les Etats-Unis, qui ont jusque là choisi l’Inde comme partenaire stratégique dans la région.

«Al-Qaïda n’existe plus depuis longtemps»

Avec la mort de Ben Laden que devient Al-Qaïda? Al-Qaïda en tant qu’organisation internationale, bien structurée, puissante – comme elle a pu exister avant 2001 – n’existe plus depuis longtemps. Depuis que les Etats-Unis ont obtenu de bons résultats contre Al-Qaïda en Afghanistan et que les Occidentaux se sont coordonnés dans une lutte efficace contre ces mêmes réseaux. Ben Laden était simplement devenu un symbole et un point d’identification pour cette nébuleuse.

Ben Laden a-t-il un successeur né? Al-Zawahiri*, par exemple, peut-il prendre le relais?

Non, je ne le pense pas. Personne ne pourra remplacer Ben Laden, qui était la figure emblématique d’Al-Qaïda. Ensuite, Al-Zawahiri n’a pas la même influence en termes d’audience ou encore d’image. Aujourd’hui, il y a une nébuleuse, des réseaux, des individus, qui parfois pour se donner une certaine légitimité, se revendiquent d’Al-Qaïda, sans avoir de liens véritables avec cette organisation. Je pense qu’il y aura quelques actions de vengeance au Pakistan, mais Al-Qaïda ne représente plus la même menace qu’auparavant. Al-Qaïda n’a plus les moyens de frapper l’Europe ou les Etats-Unis. Et les services occidentaux sont aujourd’hui assez armés pour empêcher tout ça.

Au Pakistan, des centaines de personnes ont condamné l’élimination de Ben Laden. Les talibans veulent le venger. Comment les autorités pakistanaises vont-elles gérer cela?

La première réaction du président a été de se laver les mains, en déclarant qu’il n’était pas au courant de cette attaque. Ce message était avant tout destiné aux Pakistanais, dont une grande partie ne porte pas les Américains dans leur cœur. C’est difficile pour le gouvernement actuel. Il se sent obligé de jouer très habilement pour ne pas provoquer plus d’attentats ou de dégâts… Après, au niveau sécuritaire, ils feront comme tous les autres services de sécurité du monde.

Quel peut être le rôle de la France, alors que Nicolas Sarkozy reçoit le Premier ministre pakistanais mercredi?

La France ne pèse franchement pas grand-chose dans cette région là. Entre les deux hommes, les discussions vont s’en tenir aux propos habituels. Paris va demander au Pakistan de s’engager davantage dans la lutte contre Al-Qaïda, de mettre fin à son soutien en sous-main aux talibans… De son côté, le Premier ministre pakistanais va demander un soutien de la France, notamment au niveau économique.