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L’image est inédite et marquera certainement l’histoire de la Ve République : le président de l’Assemblée nationale poursuivi dans les couloirs du Palais Bourbon par des députés de l’opposition en furie, n’hésitant pas à le qualifier de "putschiste" ! La scène vient ponctuer une série d’incidents qui ont émaillé le débat parlementaire sur le projet de loi portant réforme des régimes de retraite. L’affrontement politique prit une tournure "quasi insurrectionnelle" quand M. Bernard Accoyer a décidé de suspendre le débat, afin de ne pas retarder le vote solennel sur le texte du gouvernement.

Si la question de l’interprétation du règlement de l’Assemblée nationale mérite d’être posée, l’épisode tragi-comique auquel on vient d’assiter illustre à nouveau la "bataille du temps" que se livre la majorité gouvernementale et l’opposition parlementaire. Ainsi, faut-il rappeler les tensions suscitées déjà par l’institution de la technique du "crédit-temps" ou du "temps global" qui visait précisément à combattre la "flibusterie parlementaire". La loi organique de réforme de la procédure législative mettant en œuvre la loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 avait été adoptée pour encadrer la procédure législative et accélérer les débats parlementaires en attribuant aux groupes parlementaires un "temps global" de parole lors des débats importants, afin de limiter les possibilités d’obstruction de l’opposition. Celle-ci y avait vu une procédure couperet – ou "temps guillotine" – portant atteinte au droit d’amendement et une manière de "bâillonner" l’opposition. Afin d’exprimer leur hostilité à la réforme de la procédure législative et à la manière dont les débats étaient conduits sur le projet de loi organique, dans la nuit du 20 au 21 janvier 2009, des députés de l’opposition s’étaient massés au pied de la tribune de l’Assemblée nationale pour réclamer la démission de son président. Ils avaient alors entonné l’hymne national avant de déserter l’hémicycle. Dans la continuité, le principal groupe parlementaire de l’opposition n’avait pas assisté à la séance de questions au gouvernement. Le projet de loi organique avait finalement été adopté quelques jours plus tard, toujours en l’absence des députés du groupe socialiste, l’hémicycle n’étant alors habité que par le couple formé par le gouvernement et sa majorité.

Mais si la question du temps de parole est un enjeu de pouvoir, elle interroge plus fondamentalement le sens de la fonction démocratique de l’opposition parlementaire. La démocratie comprend nécessairement une dimension de défiance et de contestation que Pierre Rosanvallon qualifie de "contre-démocratie". Celle-ci ne correspond pas au contraire de la démocratie, elle en constitue son pendant et résulte d’une relecture de la démocratie combinant l’étude des pouvoirs et contre-pouvoirs, concomitamment à deux faces de la démocratie : le parlementarisme d’un côté, l’activisme protestataire de l’autre.

Or, ces deux versants de la vie démocratique peuvent se manifester au sein même des hémicycles. L’opposition parlementaire peut même revêtir une forme radicale. Le sentiment d’impuissance suscité par le rapport inégalitaire et déséquilibré qui structure ses rapports avec la majorité parlementaire ou gouvernementale peut être à l’origine de crispations, de tensions et de "pratiques pathologiques". Si l’obstruction parlementaire et la provocation d’incidents de séance mettent à mal le bon fonctionnement des institutions, François Mitterrand, l’opposant et non le président de la République, considérait qu’ "[i]l n’y a d’opposition qu’inconditionnelle dès lors qu’il s’agit de substituer un système de gouvernement à un autre. Retoucher, aménager le pouvoir absolu, c’est déjà composer avec lui" (Le coup d’Etat permanent).

LA LÉGITIMITÉ DE L’OBSTRUCTION

Le juriste Hans Kelsen distinguait lui-même deux formes d’obstruction : la première de nature "technique", qui est l’usage abusif par la minorité des règles de la  procédure parlementaire ; la seconde, de nature "physique ! ", correspond aux procédés de violence, directe ou indirecte. Elles ont pour objectif commun d’"empêcher absolument le Parlement de statuer". Cependant, Kelsen admet qu’on ne peut rejeter l’obstruction technique "purement et simplement comme incompatible avec le principe majoritaire, que si l’on identifiait celui-ci avec la souveraineté de la majorité, ce qu’il ne convient pas de faire. De fait, l’obstruction a servi souvent (…) à orienter finalement la décision dans le sens d’un compromis entre majorité et minorité".

La légitimité de l’obstruction (technique) se pose avec d’autant plus d’acuité qu’elle met en lumière la faible capacité de l’opposition de faire valoir ses positions dans le cadre d’un parlementarisme rationalisé qui contribue efficacement à neutraliser la fonction de contrôle de l’action gouvernementale. En cela, l’obstruction pose la question des moyens dont l’opposition parlementaire dispose pour exercer sa fonction de contre-pouvoir. Sur ce point, si la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République a permis la reconnaissance de droits spécifiques aux parlementaires de l’opposition, elle ne garantit pas l’instauration d’une "démocratie apaisée"