La pandémie et plus récemment la guerre en Ukraine ont remis les questions de souveraineté agricole et alimentaire au cœur des débats politiques. Comment expliquer le désintérêt progressif de nos sociétés pour ces questions depuis plusieurs décennies ?

Si nous prenons une perspective de temps long, il est utile de rappeler les certitudes qui animaient les pays occidentaux après la chute de l’URSS et le double excès qui s’en est suivi.

Le premier, politique, est la certitude à cette époque que l’occident domine et dominera toujours, incarnée par une hyperpuissance américaine pour le moins arrogante dans son expression internationale, avec la conviction que l’interdépendance économique entrainera une démocratisation dans le monde et que certaines valeurs deviendraient universelles.  Force est de constater que ce n’est pas ce qui s’est passé.

Le second excès, économique, voyait le 21ème devenir un siècle de services, de biens immatériels considérant de fait les pays restant dans un schéma « productif » comme des pays en retard. La désindustrialisation était ainsi perçue comme le sens de l’histoire. Là encore, ce fut une erreur.

Près d’un quart de siècle après l’entrée dans ce Millénaire, nous n’avons ni démocratisation globale ni tertiarisation totale du monde. Et la planète s’est transformée, sociodémographiquement, économiquement et climatiquement.

Par conséquent pour le secteur agricole, il ne s’agissait donc plus de produire mais de changer de paradigme, de se focaliser sur la qualité au détriment de la quantité. Or si le discours environnemental est indispensable, le discours capacitaire l’est tout autant. En effet, en 20 ans, la population mondiale a cru de 2 milliards de personne, le monde n’a cessé de se développer et de consommer avec une transformation notables des modes de consommation. Au début des années 2000, si nous comparons en parité de pouvoir d’achat, deux tiers de la classe moyenne mondiale se trouve dans les pays dits « occidentaux ». En 2020, les deux tiers de cette même classe moyenne mondiale se situe en Asie.

Un invariant stratégique demeure néanmoins : se nourrir.

La pandémie mondiale et la guerre en Ukraine ont ainsi été, et sont toujours, des piqûres de rappel douloureuses tant nos certitudes sur ces sujets se sont révélées fragiles.

Alors que le dérèglement climatique et la spéculation financière vont certainement intensifier la volatilité des prix agricoles, nous semblons nous diriger vers un monde de plus en plus instable. Or la faim dans le monde reste le premier élément de mortalité. Quelles sont les zones de risques ? Que voyez-vous comme foyers de tensions les plus graves ?

Nous avons aujourd’hui une équation agricole mondiale qui est peut-être plus complexe que jamais et je plaide ainsi pour un réarmement agricole qui soit à la fois un combat productif et climatique.

En effet, nous devons absolument prendre en considération les données climatiques et environnementales et réussir à produire durablement en limitant l’empreinte environnementale du secteur. Dans le même temps, il est aussi important d’augmenter les productions, particulièrement dans certaines régions du monde exposées qui ont un besoin vital de produits agricoles.

Cette équation, qui est aussi un défi immense, produit de la volatilité des prix liée tantôt au climat dans les zones de production, aux comportement des consommateurs ou aux politiques publiques.

Gardons à l’esprit que huit pays font aujourd’hui 80 % des exportations mondiales de blé.

Par ailleurs, nous savons que certains pays vont connaitre prochainement une grande insécurité alimentaire avec des problèmes d’ordre climatique ou politique. Mais la situation actuelle est déjà alarmante. Ces dernières années, l’insécurité alimentaire sévère et modéré a ainsi progressé en Afrique et en Amérique du Sud. Elle n’a pas reculé en Asie. Elle touche un habitant sur trois dans les pays arabes.

En Europe, que nous croyons à tort préservé de ces problématique, la précarisation alimentaire s’est accrue dans les pays développés et représente entre 60 et 80 millions de personnes sur le continent européen. Les enjeux agricoles et alimentaires sont sous nos yeux : cessons de les penser comme appartenant à l’Histoire. Je crois au contraire qu’ils conditionnent notre futur, à la fois dans la dimension du vivre-ensemble et du faire ensemble dans la période en cours, mais aussi des conditions de vie que nous donnerons aux générations qui vivront la fin de ce siècle.

Sur ces sujets agricoles et alimentaires justement, la France peut-elle tirer son épingle du jeu ?

Quand on évoque les enjeux de puissance je pose toujours la question suivante : quel secteur économique a-t-il une taille critique sur la scène internationale, pour lequel il existe un besoin et une attente mondiale et possédant des logiques de coopération ?  Dans ce raisonnement de puissance, l’agriculture a évidemment toute sa place et cela va bien au-delà d’une logique purement commerciale.

En effet, la France agricole et alimentaire représente aussi un écosystème vertueux autour de la science, de la recherche, de l’éducation, de la formation, de l’emploi, autant d’atouts pour le pays et son rayonnement international à travers des systèmes de solidarités et d’aides.  La question agricole alimentaire peut également être un moteur de la francophonie dans le monde avec l’objectif d’une agriculture durable exemplaire en respectant les sensibilités et les possibilités de chacun.

De plus, l’industrie agroalimentaire est un outil d’attractivité alors que la notion de réindustrialisation revient dans le débat avec vigueur. Aujourd’hui, il convient de rappeler que la première industrie en France est l’industrie agroalimentaire. Il s’agit donc de la soutenir, la protéger et la développer. Une potentielle remontée capacitaire industrielle du pays ne pourra pas se passer de l’agroalimentaire.

Dernier point, l’agriculture produit un quart de l’énergie renouvelable en France (biomasse, méthanisation, …) ce qui est une contribution non négligeable au moment où il s’agit de réfléchir à nos dépendances.

L’enjeu agroalimentaire doit-il se traiter seulement à l’échelle française ? ‘Comment l’agriculture européenne peut-elle retrouver une vision stratégique d’ensemble intégrée dans une trajectoire de décarbonation ?

Je crois à la souveraineté européenne et je suis convaincu que nous avons besoin d’avoir un raisonnement de puissance à l’échelle européenne. Mais je dis toujours souveraineté solidaire ! Entre États membres et vis-à-vis des dynamiques planétaires. La souveraineté ne doit pas être instrumentalisée par le jeu politicien au risque de nourrir les discours nationalistes. La souveraineté, c’est une posture de lucidité stratégique en 5 axes combinatoires : la constance dans le temps, la résilience face aux adversités, l’interdépendance à maitriser, la dépendance à gérer et l’indépendance à cultiver.

L’Europe est une grande puissance agricole qui, malheureusement, ne s’assume pas car l’Europe n’assume pas d’être une puissance tout court. Néanmoins, cette puissance agricole et alimentaire européenne ne peut avoir une résonance que si on veut l’exprimer comme telle. Aujourd’hui il n’y a pas forcément de coordination et d’effort collectif. Depuis une vingtaine d’années, nos principaux concurrents sont d’abord les autres pays européens et la superposition de normes qui existent en est le plus triste témoignage.

L’Union européenne va pourtant devoir se remettre dans une logique d’inconfort stratégique dans cette période de troubles et serrer les rangs. Cela pourrait être, il faut l’espérer, une opportunité pour revenir à certains fondamentaux qui ont présidé à sa création : la sécurité alimentaire.

 

Propos recueillis par al rédaction d’À priori(s).