Voit-on se profiler une sortie de crise au Niger ?
Les informations sont encore trop parcellaires. Paris ne discute pas avec la junte, l’armée française échange avec les militaires nigériens, et essaie de sortir sans donner l’impression d’une capitulation. Un retrait partiel des troupes se profile, on verra si cela s’applique aussi à l’ambassadeur. Mais ce premier contact pourrait tout de même être un signal positif, après la séquence de surenchère langagière que nous venons de traverser.
Si on veut être très optimistes, on peut y voir une potentielle forme de sortie de crise, mais il ne faut pas non plus exclure l’hypothèse d’un repli stratégique par rapport à la Cedeao, qui va peut-être prendre un peu plus ses responsabilités, bien qu’une intervention militaire semble loin d’être imminente… La position de Paris ne me semble en tout cas plus tenable, et il lui faudra a minima dans les prochains jours réduire la voilure, tant institutionnelle que militaire.
Comment comprendre l’inflexibilité adoptée jusque-là par la France au Niger ?
Le pari de l’Élysée était que la junte s’essouffle et perde pied, qu’il s’agisse d’amateurs, et que les sociétés civiles ne leur soient pas acquises. Mais le régime putschiste a tenu sa stratégie d’enlisement et de pourrissement, avec le soutien des opinions publiques. Ce n’était pas un pari gagnable pour la France et la séquence de surenchère s’est révélée contreproductive. Je pense que maintenant, on risque d’entrer dans une séquence de repli stratégique, de silence, qui peut s’avérer une arme à court terme.
La stratégie adoptée jusque-là était un pari très risqué, qui a raidi les positions, et donné un argument de poids à la junte, qui s’en est servi pour mobiliser et fédérer contre la France. Cet entêtement a réveillé tous les fantasmes d’une mainmise et d’une ingérence de la France, ce n’était pas une stratégie fine. Dans la situation actuelle, Paris ne pouvait pas ne pas être perdant. Comment pourrait-il encore avoir la main ? Les sociétés sahéliennes sont travaillées par des réminiscences et un ressentiment, liés à la gangrène djihadiste, aux supposés échecs militaires, à un contexte de chaos, à une démocratie en suspens, et aux difficultés d’accès aux ressources de base.
On peut comprendre Macron lorsqu’il disait que donner l’impression que n’importe militaire peut arriver au pouvoir et démettre l’ordre constitutionnel sans sanctions crée les conditions de la récidive. En cela, il est d’ailleurs aligné sur la Cedeao. Mais appartient-il à la France d’être leader de l’intransigeance ?
Quel avenir pour les relations entre la France et le Niger ?
La France est en perte de vitesse, et au lieu de corriger le tir, elle a plutôt suscité la défiance des populations. À court terme, une forme de retrait est inéluctable, mais ça ne veut pas dire non plus que Paris a tout perdu. Il n’est pas exclu que même en retrait, la France conserve une influence, au-delà de l’institutionnel et du régalien : des liens historiques l’unissent au Niger, tout comme sa diplomatie culturelle, et Paris reste une destination convoitée par les diasporas, qui pèsent lourd dans le PIB national grâce aux transferts de fonds. Il ne faut pas être défaitiste, mais prendre acte qu’un nouveau chapitre s’ouvre et qu’une renégociation des forces en présence est à l’horizon.
Les relations économiques vont perdurer, ce sont des ressources vitales, même si les discours antifrançais sont une recette qui marche.
Dans Le Monde, Catherine Colonna, la ministre des Affaires étrangères, a affirmé : « La “Françafrique” est morte depuis longtemps. » Partagez-vous ce constat ?
On peut à mon sens lui donner à la fois tort et raison. Tort, car la Françafrique a muté. Ses réseaux ont quitté la forme de verticalité et d’opacité des années 1970 et adoptent de nouveaux canaux plus sournois. C’est de l’ordre du symbole, mais l’asymétrie économique, les économies rentières qui rapatrient des fortunes en Occident à travers de grands groupes, ou encore le franc CFA n’ont pas disparu. On peut aussi parler d’extension du domaine de la Françafrique : on se focalise sur le politique, mais il faut aussi inclure les diasporas, les relations à travers l’immigration, l’humanitaire… Tout cela tisse une toile de relations bien plus vaste, qu’on ne peut pas juste résumer à un rapport de domination.
Il faut aussi reconnaître que la Françafrique comme le Gabon ou Jacques Foccart l’ont incarnée, avec ses régimes démis… n’existe plus. Ce serait un mensonge historique de dire le contraire.
Mais c’est devenu une rente intellectuelle, une forme de point Godwin. Les Africains ne sont pas des acteurs passifs de l’histoire, et il y a une forme d’abus dans ce réflexe accusatoire contre la Françafrique, qui tient à un manque de substance et d’idée pour saisir la réalité.
Quelles sont les raisons, selon vous, du rejet de la France qui s’exprime au Niger ?
Nous devrions arrêter de parler de « sentiment » antifrançais : cela ne recouvre pas la totalité des enjeux, et parler de sentiment renvoie à l’émotionnel, ce qui dépolitise une contestation. Pour commencer, en termes structurels, il faut remarquer que, quelles que soient leurs chapelles universitaires, idéologiques ou intellectuelles, les Africains se battent contre les survivances coloniales. Cela porte dans la jeunesse, mais pas seulement, et c’est à mon sens une contestation audible et légitime.
Il y a aussi un aspect plus conjoncturel. Des États faillis, aux gouvernants illégitimes et aux démocraties anémiées, dont les ressources sont captées, jouent de la logique du bouc émissaire pour accuser l’Occident et la France de fautes qui ne leur sont pas imputables. Cela fonctionne. À mon sens, une analyse fine doit pouvoir saisir ces nuances : il y a un désir ardent et légitime de souveraineté de la part des populations, et une forme de facilité qui dope le ressentiment et l’exploite à fond, la recette éternelle d’un pouvoir en mal de crédit qui se défausse sur les autres.
Mais tout n’est pas non plus perdu pour la France : tous les problèmes ne viennent pas d’elle, elle a fait des erreurs et doit les assumer et les corriger, mais elle ne doit pas être comptable des erreurs des autres, qui sont nombreuses et manifestes.
Vous parlez de désir de souveraineté et de démocratie, mais la junte bénéficie pourtant de soutiens ?
La question de la démocratie est une lame de fond commune au continent. Elle y est toujours partielle, anémiée et problématique, et ce n’est pas récent. Il y a aussi un discours qui dit qu’il s’agit d’un système importé, d’un engin néocolonial… Les élites ont finalement plus accablé la démocratie qu’aidé à la construire, ce qui donne le la aux militaires pour dire « si la démocratie est impropre, autant aller vers autre chose ». Historiquement, des coups d’État militaires ont aussi pu susciter des espoirs, comme celui de Sankara par exemple.
Mais ses héritiers sont d’un tout autre calibre… Ils ne rétablissent pas la démocratie et n’améliorent pas les conditions de vie des populations. Il y a une dichotomie entre la critique d’un élément importé et un désir de démocratie réelle, qui crée les conditions d’un chaos structurel.
Le soutien aux juntes s’explique par l’espoir de transformations, face au sentiment d’absence d’horizon et au chaos. Mais cela n’apparaît qu’au moment des transitions : il n’y a pas de crédit donné pour dix ans aux juntes, et je ne pense pas que les aspirants à la démocratie soient satisfaits à l’idée que les militaires prennent le pouvoir.
Risque-t-on de voir d’autres putschs dans la sous-région ?
Ces coups d’État sont liés à des agendas locaux, qui sont décisifs pour prédire ceux qui pourraient avoir lieu, mais c’est vrai qu’il y a une réelle désinhibition des armées. Il ne faut pas non plus évacuer la perspective historique : tous les pays où des putschs ont été menés récemment en Afrique de l’Ouest sont des pays qui en avaient déjà connu plusieurs.
Maintenant, si la contagion touche le Sénégal et la Côte d’Ivoire, là, on pourra parler en effet d’un effet domino. Toutes les malveillances, d’ailleurs, qu’elles soient d’obédience russe, ou travaillées par les forces djihadistes, ont pour objectif ces deux pays, qui symbolisent des liens un peu plus paisibles avec la France, et qui tiennent économiquement plus ou moins la route… Il y existe des horizons.
Propos recueillis par Lou Roméo pour Le Point.