Depuis le vendredi 14 janvier, nous vivons les heures les plus cruciales de notre Histoire, partagés entre l’immense fierté de ce que nous avons accompli, le fol espoir de ce que nous pouvons aujourd’hui construire et la peur de ce à côté de quoi nous risquons de passer, si nous ratons ce rendez-vous historique avec la DEMOCRATIE.
Pendant des décennies, nous n’avons pratiquement pas connu ce que presse indépendante et liberté d’expression veulent réellement dire et, aujourd’hui, c’est la déferlante et même, l’hystérie collective en termes de langues déliées et de parole libérée, avec un risque accru de désinformation. Or, liberté veut également dire responsabilité et nous vivons un véritable flou informationnel, avec beaucoup d’intoxication pour semer le doute ou pour des enjeux partisans. Les Tunisiens n’ont plus confiance ni en leurs politiques, ni en leur police, ni en leurs journalistes, qu’ils découvrent souvent pour la première fois. Nous faisons l’apprentissage brutal et forcé de la liberté d’expression, comme nos «politiques » font le même apprentissage, tout aussi brutal et forcé, de la communication et de la vraie politique.
Après l’euphorie de la libération, de questions cruciales se posent brusquement à nous : que vaut la constitution actuelle, quelle légitimité a ce gouvernement de transition, comment éviter la chasse aux sorcières et la vindicte populaire, que valent vraiment ces nouveaux partis que nous découvrons et quelles sont leurs idéologies secrètes et le véritable parcours de leurs leaders, comment financer la reconstruction du pays etc… Surtout, nous expérimentons pour la première fois le sentiment de terreur collective, face à des « milices », des « snipers » et des « violeurs en bandes organisées »…
Nous nous sommes tous mués en constitutionalistes, en politologues, en justiciers, en militaires, en voyeurs, en héros. Nous avons ainsi vu des comités de volontaires se former pour protéger leurs quartiers contre les pilleurs (armés de bates, sabres( ?), manches à balais équipés de couteaux de cuisine, club de golf et fusils harpons (quartiers chics), rouleaux de pâtisserie …). Nous avons aussi vu des personnes censées se ruer sur les vidéos des membres du Clan (pillages de leurs maisons, arrestations, allant même au lynchage d’un petit tigre appartenant à l’un d’eux, sous prétexte que Wikileaks avait révélé qu’il se nourrissait de quatre poulets quotidiens !).
Nous avons enfin vu, en moins de 48h, émerger un nombre incalculable de groupes qui se sont formés spontanément sur la toile, aussi bien pour de la vigilance sécuritaire quartier par quartier, que pour une réflexion citoyenne en échangeant des opinions et des idées pour la reconstruction économique, politique sociale du pays. Tous, nous nous mobilisons pour que, dans cette confusion totale, la démocratie ne nous soit pas confisquée par les ennemis de la liberté qui peuvent utiliser contre nous l’arme qui a aidé à nous libérer (extrémistes de tous bords, Aljazira et consœurs, anciens du régime ben Ali, et toutes les forces obscures que ce que nous avons accomplis gène).
Dimanche soir, la pression a pu retomber d’un cran. La victoire contre la terreur primaire est venue lorsque nous avons commencé à retrouver notre fameux humour tunisien, lorsque nous avons pu rire des premières blagues et groupes loufoques, du type « Toutes en bikini pour accueillir R. Ghanouchi (Ennahdha, parti islamiste) à l’aéroport », ou « Petit pays cherche Président en CDD, exigences pour le poste : être orphelin, fils unique, sans famille, stérile et impuissant », ou encore « Ben Ali avait créé la Caisse de Solidarité, il s’est tiré avec la caisse et nous a laissé la solidarité », ou « Ben Ali a pu créer 300.000 emplois en 48 h : 300.000 gardiens », « Babyboom en vue dans 9 mois : toutes les Tunisiennes sont amoureuses de leurs super-men de voisins », etc…
Lundi, la fierté de constater la mobilisation générale pour reprendre le travail, pour faire acte de présence et retrousser ses manches. Les dégâts sont là, mais l’espoir aussi. La mobilisation pour une veille citoyenne collective est également très forte : plus personne ne racontera de mensonges à ce peuple. La chasse aux sorcières est à son paroxysme : des PDG « complices » sont expulsés par le personnel des locaux de nombreuses sociétés et administrations publiques, au chant de l’hymne national et avec les youyous. L’hystérie collective commence à gagner du terrain et les règlements de compte s’intensifient. Cela doit certainement faire partie de la nécessaire thérapie de groupe pour exorciser deux décennies de frustration et de terreur.
Mercredi, certains d’entre nous commencent à se déconnecter de leurs ordinateurs : nous nous organisons pour agir. Des caravanes de solidarité vers les villes les plus défavorisées du centre du pays, des réseaux à l’étranger à activer pour soutenir l’investissement, des recherches pour améliorer la culture politique et faire la connaissance de ces nouveaux partis , des réunions de travail pour le « sauvetage » de l’économie… Chacun dans son domaine cherche à AGIR, un mot que nous découvrons, enfin.
Voilà ce qu’il en est de la situation ici en Tunisie.
Et moi, pendant ce temps, me demanderiez-vous ? Et bien, moi, je suis HEUREUSE. Et je crie haut et fort que je suis une Tunisienne fière. Fière aujourd’hui mais très vigilante pour demain.