Inquiets des conséquences systémiques possibles d’une implosion de la zone euro, des pays tiers se portent pour la première fois depuis des décennies au chevet de l’Europe. Si elle ne concerne pour l’heure que les enjeux monétaires, financiers et banquiers, cette préoccupation nouvelle à l’égard de la capacité des Européens à ne pas entraîner le reste du monde au bord du gouffre est lourde de symboles et de leçons pour une UE qui s’était construite depuis des décennies comme le bon docteur et non comme le malade du système international.
C’est avec un mélange d’étonnement naïf et d’ironie condescendante qu’ont été accueillies en Europe les interrogations des leaders des Bncs (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) sur la façon dont ils pouvaient être utiles aux Européens dans leur gestion de la crise monétaire actuelle. En programmant à l’ordre du jour de leur dernier sommet, le 22 septembre, la question de leur contribution possible au sauvetage de l’euro, les dirigeants de ces pays aux intérêts différenciés dans la crise actuelle ont certes adopté une posture diplomatique. Ils ont voulu montrer qu’ils étaient à la tête de « puissances », là où le vocable d’« émergents » les relègue souvent au rang d’éternels espoirs de la classe internationale. Ils ont aussi, à l’instar d’autres acteurs internationaux, manifesté une inquiétude réelle à l’égard de l’avenir de la zone euro et de la capacité des Européens à prendre les mesures nécessaires à un sauvetage de celle-ci. Si la posture est diplomatique, l’inquiétude économique et politique est, elle, bien réelle, et n’a pas été perçue à sa juste valeur en Europe.
Cette incapacité des Européens à prendre au sérieux la préoccupation de ces pays à l’égard de leur UE tient autant à leur cécité sur la gravité de la crise actuelle qu’à leur incapacité à accepter le retournement de perspective qu’impliquent ces appels. Pour la première fois, des pays « du Sud » se proposent d’aider l’Europe.
La vertueuse vocation de la construction européenne à prodiguer de la stabilité et de la sécurité valait pourtant autant à l’intérieur de l’Europe elle-même que dans sa relation au vaste monde, et a eu besoin des pressions externes pour qu’enfin un élan politique lui donne forme après la Seconde Guerre mondiale. Les Européens avaient fini par l’oublier, mais une partie des ambitions et forces motrices initiales de la construction européenne, dans sa phase « préhistorique » allant de 1945 à 1950, consistait à faire la démonstration, vis-à-vis de l’allié américain, de la capacité des Européens à s’organiser entre eux et à devenir des facteurs de stabilité et de sécurité dans le monde et non plus les acteurs inquiétants d’une danse au bord du gouffre risquant d’entraîner le reste du monde dans leur sillage. Depuis, réussites de la construction européenne aidant dans les domaines économiques et commerciaux, les Européens en étaient arrivés à se considérer comme des partenaires des États-Unis. Les inégalités de puissance et d’influence demeuraient criantes entre les deux rives de l’Atlantique dans les domaines de la politique étrangère, de sécurité et de défense, mais, même sur tes questions, ce sont les Européens qui ont eu à offrir leur soutien aux États-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, cependant que les États- Unis n’ont jamais eu à faire la démonstration de leur engagement à défendre les Européens (I).
L’UE avait même fini par être perçue, en France en particulier, comme l’instrument d’une émancipation, puis d’un rééquilibrage stratégique vis-à-vis de Washington.
Les récentes inquiétudes exprimées par le président américain ou son secrétaire au Trésor, Timothy Geithner, à propos de l’euro renvoient, dans leur formulation comme dans leur intensité, à des inquiétudes américaines anciennes, mais que les Européens n’avaient plus eu à entendre depuis le début des années 1950. Incitations à la cohérence et à la solidarité entre Européens, pressions en faveur de mesures fortes et rapides, rappel qu’une incapacité des Européens à être à la hauteur de leurs responsabilités serait catastrophique, non seulement pour eux, mais aussi pour le reste du système international, caractérisent ainsi les prises de position des dirigeants américains. Des rappels à l’ordre qui renvoient les dirigeants européens à leurs devoirs de responsabilité.
La construction européenne a toujours été pensée comme un palliatif au déclin tant annoncé de l’Europe dans les relations internationales. C’est paradoxalement par l’euro et l’UEM, ses réalisations a priori les plus abouties autant que symboliques, que des voix s’inquiétant du sort des Européens donnent aujourd’hui l’impression d’une concrétisation ou d’une accélération de ce déclin.