Montée en puissance des pays émergents, présidence française du G20, événements en Tunisie : Pascal Boniface nous livre son analyse des perspectives mondiales 2011
Si on devait retenir quelque chose de 2010 ce serait d’abord le tremblement de terre à Haïti, qui a fait près de 300 000 morts et qui a montré que tous les pays n’étaient pas égaux devant les catastrophes dites naturelles, vu que peu après, le Chili a connu un tremblement de terre d’une ampleur relativement comparable mais avec un nombre de morts nettement moins important. Ce tremblement de terre à mis en relief un clivage entre les pays les moins avancés, qui sont soumis à toutes les misères, et les pays qui émergent, qui se développent. On parlait auparavant d’un clivage nord-sud, maintenant le clivage se fait entre les pays défaillants et les pays émergents. A côté de ce tremblement de terre à Haïti, il y a le développement de la Chine, le fait que ce pays devrait bientôt dépasser le Japon pour devenir la seconde puissance mondiale. Nous avons donc un événement dramatique mais illustratif (Haïti) et une tendance structurelle lourde (Chine).
Non, parce qu’on est dans des ten¬dances. Il y a des tendances structu¬relles lourdes mais qui ne se traduisent pas par une date-clé. La montée en puissance des pays BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), n’est d’ailleurs pas, se¬lon moi, une véritable théorie. On ne peut pas mettre ces pays sur le même plan alors qu’ils ont des ambitions, des atouts et des faiblesses de nature diffé¬rente. Les pays BRIC en tant que tels ne forment pas une catégorie homogène. Par ailleurs, les pays émergents sont bien plus nombreux que les BRIC. Il y a vraiment toute une série de pays qui émergent – dont le Maroc – et qu’on ne saurait limiter aux seuls BRIC. Cette tendance-là est lourde mais on ne peut pas la dater, c’est une tendance structurelle qui joue sur la « période longue » comme aurait dit Fernand Braudel.
Il faut se rappeler que cette catégorie de BRIC a été inventée par la banque américaine Goldman Sachs en 2001, peu après les attentats du 11 sep¬tembre, parce qu’elle cherchait un peu à rassurer les investisseurs. Elle a inventé une catégorie qui concernait les pays à fort potentiel de croissance avec un fort bassin démographique. C’est une création artificielle. D’autres pays peuvent s’y mêler. On parle de l’Afrique du sud, du Mexique, dont le potentiel de développement est ex¬trêmement fort. Je préfère donc par¬ler de pays émergents que de BRIC.
Il y a dans le monde occidental des ex¬perts et des responsables politiques qui n’ont pas encore pris la mesure de cette tendance, car il n’y a pas un « avant » et un « après ». Cette tendance lourde, qui agite le monde depuis déjà plusieurs années, fait que le monde occidental a perdu le monopole de la puissance, qu’il détenait depuis cinq siècles. Ceci sus¬cite de nombreux débats. Certains en ont peur, et d’autres se disent qu’il faut accepter ces nouveaux défis et qu’il est normal de faire de la place aux autres.
Ça fait longtemps que ni la Russie, ni la Chine n’acceptent les leçons de morale que leur donnent les puissances occi¬dentales. Donc ceci n’est pas nouveau, finalement. Il faudrait peut-être que les Occidentaux changent leur langage et fassent peut être plus attention à la cohérence de leurs propos. Les pays de l’OCDE détenaient 60 % du PIB mondial il y a quelque temps. Ca a changé.
Des ambitions très élevées, oui, vu qu’il s’agit de mettre en place une gouver¬nance économique internationale sur laquelle on bute depuis très longtemps et dont l’absence est l’une des causes majeures de la crise qui s’est déclen¬chée en 2008. L’idée du président Sarkozy est de dire que les me¬sures d’urgence prises… dans l’urgence, ont été relativement satis¬faisantes. Les respon¬sables mondiaux ont su prendre les décisions qui ont permis d’évi¬ter que cette crise ne dégénère encore plus et ne se transforme en faillite internationale. Mais une fois que la crise est passée, l’ambition est bien d’assainir les structures et de mettre en place un mode de gouvernance mon-diale qui permette d’éviter la répétition de ce type de crise. D’éviter la guerre des monnaies, d’éviter par exemple que le cours des matières premières, notam¬ment énergétiques et alimentaires, par un effet de yo-yo, ne viennent créer ou accroître des insécurités.
On voit bien que ni la Chine ni les Etats-Unis n’ont semble-t-il pour le moment envie de céder sur la gouvernance de leur monnaie. Il y a donc de fortes ambitions – qui sont d’ailleurs des ambitions tradi¬tionnelles de la France – mais Paris n’a qu’une capacité de proposition, d’impul¬sion, peut-être de conviction. Par défini¬tion, elle ne peut rien imposer. Le grand enjeu est donc de savoir si une « coali¬tion » sera possible à mettre en place et si la France saura convaincre ses partenaires du bien-fondé de ses positions, sachant que, peut-être, certains pays vont estimer qu’ils n’ont pas intérêt à les suivre et que leur position nationale est préférable à un accord global.
C’est le double effet à la fois de la réus¬site et de l’échec du pays. Il y a eu un développement économique en Tuni¬sie très fort, la constitution des classes moyennes et l’éducation de la popula¬tion. Simplement, quand vous avez un niveau élevé d’éducation, que l’éco¬nomie ralentit un peu et que les iné¬galités sociales deviennent criantes, la jeunesse éduquée ne le supporte pas. Le cocktail explosif « jeunesse éduquée – inégalités sociales » dé¬bouche sur la situation à laquelle on assiste aujourd’hui en Tunisie. On ne sait pas quelle sera l’issue de cette crise, mais ce qui est certain, c’est que le pacte so¬cial qui existait en Tunisie – « j’assure le développement économique du pays et en échange vous acceptez de ne pas trop revendiquer vos droits de citoyens» – a explosé et on ne pourra pas revenir en arrière. A par¬tir d’un certain développement écono¬mique et d’un certain niveau d’édu¬cation, les peuples se font entendre. Même dans un régime où la presse est étroitement contrôlée, comme en Tunisie, les gens s’informent d’eux-mêmes. Quand vous avez 4 millions d’internautes dans un pays de 11 mil¬lions d’habitants, vous ne pouvez pas prétendre contrôler l’information et contrôler l’opinion.
Vouloir contrôler internet, c’est un rêve des gouvernements mais qu’il faut re¬garder avec prudence car ce sont sou¬vent des gouvernements répressifs qui disent cela. Il y a un mouvement général d’appropriation de l’information par les citoyens, qui est certainement une des autres tendances structurelles lourdes. Ce mouvement s’exprime en Tunisie mais aussi en Chine, où vous avez 300 millions d’internautes. Les autorités chinoises ne font pas tout à fait ce qu’elles veulent avec leur population. Et je ne pense pas qu’il puisse y avoir un retour en arrière. Les gouver¬nements ont essuyé un sérieux revers avec l’affaire Wikileaks, qui a gêné leur diplomatie officielle. Bien sûr, la trans-parence totale a un aspect totalitaire -si chacun sait tout sur tout le monde, il n’y a plus d’espaces de libertés et il faut avoir une vraie réflexion là-des¬sus. Mais que les citoyens s’informent d’eux-mêmes, choisissent eux-mêmes leurs moyens d’information et échan-gent les informations via internet, c’est quelque chose vers lequel on ne pourra plus revenir.