À première vue, l’extrême droite allemande est composée d’un parti politique siégeant au Bundestag, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et de formations extra-parlementaires correspondant à peu près à ce que le vocabulaire français du renseignement désigne sous le terme d’« ultra-droite ». L’histoire particulière de l’Allemagne, que ce soit l’épisode nazi ou la dictature communiste de la RDA, puis les actions violentes des marxistes-léninistes de la Rote Armee Fraktion (RAF, également connue sous le nom de « groupe Baader-Meinhof »), a généré un besoin toujours actuel, pour l’État allemand, de protéger les valeurs de l’État de droit contenues dans la Loi fondamentale de 1949.

Pour ce faire, il s’est doté d’un instrument d’éducation civique sans équivalent français, la Bundeszentrale für politische Bildung (Agence fédérale pour la formation civique, BPB) (1) ainsi que d’un Office fédéral pour la protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungschutz ; BfV) (2), dont l’une des tâches est la surveillance des menées contre l’État de droit, débouchant — autre différence majeure avec la culture politique française — sur un rapport annuel, rendu public, qui décrit les différentes mouvances antidémocratiques (extrémisme de droite ; extrémisme de gauche ; extrémisme islamiste ; mouvements étrangers, comme le PKK kurde, représentant un danger pour la sécurité de l’État) (3), ainsi que les actions violentes dont elles sont responsables. La nature fédérale de l’État allemand a pour effet qu’en plus de leurs activités au niveau national, tant la BPB que le BfV se déclinent au niveau de chaque Land, ce qui permet d’avoir une image très fine des activités, pour ce qui nous intéresse, de l’extrême droite, mais aussi des politiques publiques de prévention et de répression de ses activités.

Comprendre l’extrême droite allemande et la comparer à celles des autres pays oblige à une précision sémantique de première importance : pour le BfV, le terme « rechtsextremismus » (extrémisme de droite) désigne les groupes et actions visant à renverser ou atteindre l’ordre constitutionnel, tandis que celui de « rechtsradikalismus » (radicalisme de droite), désigne l’expression d’une critique radicale légitime d’un ordre social existant. Les conséquences juridiques et politiques d’une telle distinction sont immenses, puisque peut être placé sous surveillance des services de renseignements, voire interdit, ce qui est « extrême », tandis que ce qui est « radical » ( par exemple l’AfD ; ou ce qui reste du parti des Republikaner ; ou le courant national-conservateur représenté notamment par l’hebdomadaire Junge Freiheit) est dans le champ démocratique. Cette distinction prend quelque peu à rebours l’habitude française de désigner l’extrême droite comme un danger et la radicalité de droite (celle d’Éric Zemmour par exemple) comme un signe d’appartenance au « mainstream », malgré la virulence du propos . Très souvent critiquée par la communauté scientifique pour son caractère peu opératoire en sciences sociales et politiques, la classification du BfV est, en outre, d’une efficacité parfois relative. Ainsi, en 2019, un courant informel de l’AfD connu sous le nom de « Der Flügel » (l’Aile) a été placé sous surveillance du renseignement, mais pas le parti lui-même, et les quelque 7000 sympathisants de cette tendance volontiers raciste, antisémite, voire négationniste, ainsi que leurs chefs de file, n’ont ni quitté l’AfD, ni été déchu de leurs mandats électifs. Par contre, le Parti national-démocrate d’Allemagne (NPD), désigné comme « extrême » et dont la dissolution a été envisagée plusieurs fois en raison de sa proximité avec le néo-nazisme, reste légal, au motif assez cocasse que son interdiction ne pouvait être prononcée que grâce au témoignage d’agents infiltrés du renseignement et des informations qu’ils ont glanées sur le versant non-public de l’idéologie du parti, proche de l’ethnicisme « völkisch » (4).

L’extrémisme de droite

Le dernier rapport disponible du BfV porte sur l’année 2021. Il estime à 33 900 le nombre des militants d’extrême droite, dont 13 500 sont désignés comme « orientés vers la violence » (gewaltorientierte) et responsables de 1042 attaques. La particularité de cette extrême droite est de ne compter que 11 800 militants de partis politiques, lesquels n’ont plus aucun impact électoral : ceux du NPD (3150), de Die Rechte (500) et de Der Dritte Weg (650). Fondé en 1964, le NPD a connu une première percée en 1966-67, entrant au Parlement de plusieurs Länder de la république fédérale, alors touchée par une récession économique et gouvernée par une « grande coalition » — soit une situation favorable à une réaction antisystème. À son point culminant, lors des élections fédérales de 1969, le NPD remportait 4,3 % des voix. Après une longue période de déclin, qui se doubla d’une radicalisation idéologique vers le néo-nazisme et la négation de la Shoah, le parti a retrouvé le succès en 2004-2016 en faisant élire des députés dans plusieurs parlements des États de l’Allemagne de l’Est. Le NPD avait réussi à y capter le mécontentement d’une partie des couches modestes de la population, y compris des jeunes, pour qui la réunification avait signifié la fin de l’emploi garanti, la privatisation de l’industrie, le passage à une société multiculturelle et accueillant des réfugiés, donc la résurgence d’un ethnocentrisme que la dénazification très imparfaite de la RDA et le slogan communiste de l’amitié entre les peuples n’avaient jamais éradiqué dans la réalité. L’une des originalités du NPD, désormais réduit à 0,1 % des voix (2021), est un soutien à l’Iran et aux fractions palestiniennes radicales, son neutralisme en politique étrangère et sa volonté de retour aux frontières de 1937. Die Rechte, qui à partir de 2012 a cherché à récupérer les militants néo-nazis de plusieurs « Freie Kameradschaften » — groupes locaux indépendants des partis surtout situés à l’Ouest — ne diffère idéologiquement que peu du NPD, tout comme « Dritte Weg » (Troisième voie), qui est surtout active à l’Est.

L’élément nouveau dans cette nébuleuse, c’est le poids prépondérant des militants non affiliés à un parti et en particulier des Reichsbürger (« Citoyens du Reich »), dont 25 ont été interpellés le 7 décembre 2022 après la découverte d’un plan de prise du pouvoir par un prince complotiste (Heinrich XIII Reuss) et une ancienne députée de l’aile radicale de l’AfD, Birgit Malsack-Winkemann, aidés par des anciens militaires qui comptaient sur un appui (fantasmé) de la Fédération de Russie. Forte d’environ 13 500 membres, cette mouvance, qui se rapproche de celle des « sovereign citizens » américains, se distingue par sa croyance dans l’illégitimité de l’État allemand, qui selon eux s’est établi en 1949 sur des bases illégales et sous occupation étrangère. Certains pensent que le second Reich subsiste en droit, d’autres penchent pour le troisième, tous sont partisans d’une sécession d’avec l’État, de sorte qu’ils établissent leurs propres « documents d’identité », leurs propres « tribunaux », voire leur propre « monnaie » et leur propre « Royaume ou Reich » (ce sont les « Selbstverwalter », ceux qui « s’administrent eux-mêmes »). Ce folklore pourrait prêter à sourire si 1150 Reichsbürger n’étaient pas considérés comme des activistes d’extrême droite qui accumulent armes et munitions et s’ils n’avaient pas participé aux nombreuses et massives manifestations contre la politique sanitaire de lutte contre la Covid-19, en lien avec les organisateurs de celles-ci, les « Querdenken » ( « Ceux qui pensent hors du cadre »), des complotistes dont certains délégitimisent l’État et défendent des thèses proches de celles de QAnon aux États-Unis.

La droite radicale

Comme on l’a vu, les Republikaner et l’AfD constituent l’extrême droite (au sens français du terme) parlementaire, donc la partie légale du spectre politique situé à droite de la CDU/CSU. Les premiers, depuis un pic à 2,1  % au niveau national en 1990 et quelques scores lui permettant d’accéder au Parlement de certains Länder jusqu’en 1996, ne sont plus qu’un groupuscule insignifiant qui se dit composé de « patriotes libéraux-conservateurs ».

L’AFD, fondée en 2013, est un cas atypique de parti national-conservateur et souverainiste, économiquement libéral, très inspiré par des anciens de la CDU qui refusaient de voir l’Allemagne contribuer plus que de raison à la résorption de la dette des pays du Sud et qui a évolué vers la droite populiste et xénophobe à partir de 2015, trouvant un électorat parmi les Allemands hostiles à l’accueil des réfugiés du Moyen-Orient. Présente dans plusieurs parlements régionaux et au Parlement européen dès 2014, au Bundestag depuis 2017 (12,6 % des voix) et au Parlement européen, l’AfD a mis fin à la marginalisation de l’extrême droite allemande que l’ancien dirigeant bavarois de la CSU, Franz Josef Strauss, justifiait dans les années 1970 en déclarant qu’il ne fallait aucun parti politique situé à la droite du sien, qui demeure national-conservateur. L’AfD, avec le soutien plus ou moins ouvert de plusieurs publications vendues — c’est une autre nouveauté — dans tous les kiosques (Junge Freiheit ; le climatosceptique, complotiste et pro-russe Compact-Magazin ; le mensuel Zuerst !), a su surfer sur plusieurs crises pour accroitre son audience, très forte dans les Länder orientaux de Saxe-Anhalt (20,8 %), de Berlin-Brandebourg (23,5 %) et de Saxe (27,5 %), mais non négligeable en Basse-Saxe (10,9 %) et Bade-Wurtemberg (9,7 %), situés à l’Ouest. L’AfD a d’abord récupéré, autour de 2015, le potentiel de manifestants qui, sous le nom de PEGIDA (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident), avaient fait descendre dans les rues, à partir de Leipzig, jusqu’à 20 000 personnes manifestant contre la politique d’accueil des réfugiés mise en œuvre par la chancelière Merkel. Ensuite, le parti a dès 2020 exprimé son scepticisme sur la gravité de la pandémie de Covid, accusant l’État de vouloir instaurer une « dictature sanitaire ». L’AfD a enfin cherché à tirer profit de la lassitude qui touche une partie de la population quant à la « culture de la culpabilité », autrement dit les rappels, dans le système éducatif, l’éducation civique, les médias, des crimes du national-socialisme. Ce sont les actifs ayant des professions manuelles (30-60 ans), les ouvriers et les anciens abstentionnistes déçus par le SPD comme par la CDU, qui forment le noyau dur de l’électorat de l’AfD, qui se retrouve sur les valeurs illibérales de xénophobie, de verticalité du pouvoir, de rejet du multiculturalisme, du « wokisme » et de l’égalité des droits pour les personnes LGBTQI+. Paradoxalement, l’AfD a été dirigée par deux femmes, Frauke Petry et actuellement, Alice Weidel. À ce jour, l’AfD, redescendue à 10,34 % des voix (-2,3 points) aux élections législatives de 2021, est une force de protestation qui n’a aucune chance d’être agréée comme partenaire de coalition par les chrétiens-démocrates de la CDU.

L’entrée de l’extrême droite allemande au Parlement et le fait qu’elle dépasse 10 % des suffrages est déjà une évolution notable. Le temps écoulé depuis 1945 aidant, cela était prévisible, le consensus démocratique s’érodant dans une partie minoritaire de la population, notamment dans la partie orientale du pays, où les écarts de niveau de vie par rapport à l’Ouest et l’acceptation des valeurs libérales sont encore un problème, presqu’un quart de siècle après la réunification. Plus grave encore, l’Allemagne est un des pays d’Europe où l’ultra-droite violente est, en nombre de militants, la plus forte. Majoritairement confronté au terrorisme islamiste, le pays l’est aussi à celui de l’ultra-droite, comme l’illustrent les attentats de Hanau (19 février 2020) ; l’attaque contre la synagogue de Halle (9 octobre 2019) et la série de 15 actions violentes commises entre 1998 et 2011 par le groupe Nationalsozialistischer Untergrund (NSU), dont l’unique membre survivante a été condamnée en 2018 à la prison à perpétuité. Toutefois, l’appareil juridique dont dispose l’État allemand pour prévenir et réprimer l’extrême droite, comme d’ailleurs l’ensemble des radicalités politiques qui menacent l’ordre constitutionnel, reste sans équivalent et trouve l’assentiment de tous les partis — excepté de l’AfD —, ce qui en garantit l’efficacité et le bien-fondé.

 

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(1) Voir : https://​www​.bpb​.de/

(2) https://​rb​.gy/​u​c​m​e39

(3) Une version anglaise abrégée est disponible en ligne (https://​rb​.gy/​z​d​v​xhp).

(4) C’est-à-dire qui considère la communauté nationale allemande comme une communauté de race.

 

Publié par Areion24news.