Spécialiste des questions de défense et de politique industrielle, Jean-Pierre Maulny, 53 ans, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), insiste sur les faiblesses de l’actionnariat des groupes de défense. Des évolutions sont d’autant plus nécessaires que la baisse des budgets militaires pousse à la réorganisation.
Il faut remonter à la vague de privatisations lancée par le gouvernement de Lionel Jospin entre 1997 et 1999. A l’époque, la privatisation à la mode socialiste avait trois ambitions : faire du Meccano industriel en regroupant des entreprises comme Aérospatiale-Matra, en profiter pour ramener la part de l’Etat sous les 50 % – ce fut le cas d’Aérospatiale-Matra, mais également de Thomson-CSF devenu depuis Thales -, et ensuite procéder à des regroupements européens avec la naissance d’EADS.
La privatisation n’avait pour objet que de préparer l’étape du regroupement européen. Il fallait auparavant trouver un actionnaire industriel garantissant le contrôle stratégique en ayant noué un pacte avec l’Etat. Ce sera Lagardère pour Aerospatiale-Matra avant la fusion dans EADS, et Alcatel pour Thales. Alcatel cèdera en 2009 sa part à Dassault, avec l’accord de l’Etat.
On peut s’interroger sur la légitimité du pouvoir donné à des groupes dont l’investissement financier dans les entreprises qu’ils contrôlent est aujourd’hui très faible. Avec 26 % des actions, Dassault pilote la stratégie de Thales, ou encore celle de DCNS, dont il détient, indirectement, 9 % du capital.
Chez EADS, Lagardère tout comme l’allemand Daimler définissent la politique du groupe avec chacun une participation qui s’est réduite à 7,5 %. Bien qu’ils le souhaitent, ils ne peuvent se désengager, car les Etats n’arrivent pas à trouver d’entreprises voulant les remplacer. Cela montre la limite du système de l’actionnariat industriel.
En effet, nous avons là un actionnaire industriel très présent. En prenant de plus en plus de poids, comme il l’a fait via Thales et DCNS, le groupe devient un interlocuteur incontournable. Dans ce cas, le risque est que l’Etat devienne prisonnier de l’actionnaire industriel. C’est déjà le cas, les pouvoirs publics étant pieds et poings liés avec le Rafale. Au nom de la préservation de la souveraineté nationale, l’industriel a trouvé un levier pour que l’Etat maintienne son activité.
L’autre limite tient à la dimension familiale de cet actionnariat. Dassault a une stratégie qui pourra parfois ne pas correspondre aux intérêts de l’Etat.
La particularité de l’industrie de défense française est d’avoir un actionnariat public très présent au tour de table, mais, paradoxalement, relativement absent dans les décisions. C’est du tout ou rien. Soit l’Etat est silencieux et laisse faire, soit c’est le président de la République qui décide.
Ce système est très mal perçu par les partenaires étrangers, qui ne retiennent que l’interventionnisme étatique.
Il serait tout à fait envisageable de ne plus avoir un partenaire industriel au tour de table des entreprises de défense, et d’ouvrir le capital à tous les investisseurs, même à des fonds d’investissement. L’Etat n’a pas besoin de disposer de 30 % des actions pour protéger ses intérêts. Nous avons déjà une législation sur le contrôle des investissements étrangers dans les entreprises de défense.
Pour ce qui est des golden shares – ces actions qui permettent de contrôler l’entrée de nouveaux investisseurs et les cessions d’actifs -, il faudrait les faire évoluer pour permettre aux pouvoirs publics d’être associés, selon des règles claires, aux grandes décisions stratégiques. Cela rassurerait les investisseurs et permettrait à l’Etat de protéger ses intérêts stratégiques.
Ils sont d’autant plus nécessaires qu’aucun pays ne pourra à l’avenir mener seul tous les programmes militaires. Les Européens doivent en priorité définir les besoins liés à leur souveraineté, et arrêter une stratégie. Aux politiques de l’imposer comme les Français et les Allemands l’ont fait en 1999 pour créer EADS.
Aujourd’hui, cette volonté n’existe nulle part en Europe. Hormis une coopération dans les drones, limitée au cadre franco-britannique.
C’est un tropisme qui vient de l’Elysée et qui est loin d’être partagé par un certain nombre d’industriels, et surtout par nos autres partenaires européens qui se sentent exclus. Cela confirme le paradoxe actuel de la défense en Europe. Chacun se dit européen, mais en réalité ne l’est pas.