• Slim Dali, Economiste-Statisticien à l’IEDOM-OM, groupe AFD

Imprévisible, foudroyant, exaltant, historique… Voilà comment on pourrait qualifier la Révolution tunisienne. Une révolution particulière menée par un peuple particulier, riche par son Histoire et dont on loue l’ouverture d’esprit et le caractère pacifique. L’avenir d’une Nation se construit par sa jeunesse. Et c’est cette jeunesse, qui par son manque de perspectives, symbolisé par le courageux et désespéré acte de Mohamed Bouazizi, a peut-être sauvé la Nation en déclenchant le soulèvement qui s’est étendu très vite à tous les Tunisiens sur l’ensemble du pays. Cette irrésistible force du peuple, spontanée, unie et soutenue par l’armée nationale, a donc conduit à l’éviction de l’ancien Président Ben Ali, fuyant le pays avec une partie de sa famille le 14 janvier 2011. La « révolution du jasmin » avait abouti, comme l’ont nommée les commentateurs, en référence à l’emblématique fleur de la Tunisie, au parfum si doux et agréable. Un parfum si enivrant que les Tunisiens, détenteurs de la révolution, ont refusé le gouvernement d’union nationale qui leur était d’abord proposé, les postes clés étant attribués aux membres de l’ancien régime.

Maturité d’un peuple

L’extraordinaire soulèvement du peuple tunisien, transformé en révolution, est remarquable par sa maturité et sa démarche pacifique. Certes, des manifestants ont répondu aux balles réelles de la police et aux « assassins d’élites » postés sur les toits des immeubles, par des jets de pierres. Il est vrai que les symboles du pouvoir en place, comme les locaux du RCD (l’ancien parti-Etat au pouvoir) ont été saccagés et brulés. Mais n’est-ce pas là une preuve supplémentaire de ce caractère pacifique, compte tenu des nombreux assassinats arbitraires de civils ? Précisément, ne pouvons-nous pas être étonnés que la situation n’ait pas dégénéré alors même que l’on ordonnait de tirer sur les cortèges funéraires des personnes exécutées ? Dans bien d’autres pays, l’insurrection et la violence auraient été une réponse à tant d’acharnement. C’est la persévérance d’un peuple éduqué et responsable, à qui on avait tant de fois promis qu’il aurait le pouvoir de décider de l’avenir de sa Nation, qui a primé.

 

L’armée, garde-fou républicain

Déployée à partir de la troisième semaine du soulèvement, l’armée tunisienne a fait preuve d’un comportement exemplaire et a forcé le respect de la population. Cette armée, faiblement dotée depuis l’indépendance par le Président Bourguiba pour la tenir à l’écart du pouvoir et pour renforcer les allocations pour l’éducation du peuple Tunisien, a toujours été confinée dans les casernes, loin de Carthage. Son rôle de protecteur suprême de la République est apparu au grand jour quand le chef d’état-major de l’armée Rachid Ammar, a refusé de tirer sur les manifestants. Ces mêmes manifestants qui se protégeaient derrière les camions de l’armée, des tirs des protecteurs de l’Etat que sont les policiers. Ajoutons deux éléments pour expliquer la proximité de l’armée tunisienne envers la population et leur adhésion à la révolution : le premier est la composition de l’armée, qui est une armée d’appelés et pas seulement une armée de métier ; le second est la rancœur de certains hauts officiers de l’armée, après ce qui semblait être une exécution de hauts gradés par Ben Ali, lors d’un mystérieux accident d’hélicoptère en 2002.

 

Union sacrée

L’extraordinaire union des Tunisiens, de toute génération, de tout âge et de toutes les régions, s’est poursuivie après la date historique du 14 janvier pour affronter les milices de l’ancienne garde présidentielle. L’armée nationale, très populaire, reçoit le franc soutien de la population. Des comités de quartiers se sont organisés autour de jeunes et de moins jeunes, des contrôles de véhicules se sont opérés pour assurer la sécurité alors que la police nationale avait perdue toute forme de confiance. Et puis, le formidable élan de solidarité de la révolution de jasmin se traduisait par des actions civiques qui consistaient à nettoyer les rues de tous types de déchets, offrir du ravitaillement aux soldats et contacter l’armée dès qu’un véhicule ou un milicien était repéré. Cette union sacrée du peuple tunisien et le sentiment patriotique, enfin restauré, n’a certainement jamais été aussi fort depuis la lutte pour l’indépendance du pays.

 

Les risques de la division

Désormais libérés de leur apathie politique forcée, les Tunisiens restent vigilants pour que l’on ne leur confisque pas leur révolution, payée au prix du sang des nombreux martyrs tombés sous les balles de la police de Ben Ali, et veulent être des acteurs actifs de la construction d’une démocratie dans leur pays. Et un des préalables à cette noble édification, consiste à faire le ménage des membres influents du régime de Ben Ali ainsi que de ses proches. La chasse aux sorcières a donc été lancée dès le soir du 14 janvier, visant prioritairement les membres des anciennes familles régnantes, les Ben Ali et les Trabelsi, qui ont fuit le pays ou ont été arrêtés par l’armée. Cette traque vise également ceux qui ont pu constituer de près ou de loin, des rouages de l’appareil de l’Etat-Ben Ali, membres du RCD et présents dans les différentes sphères de la société (entreprises, associations…). Plus généralement, c’est la structure même de parti-Etat qui est dans le collimateur. La fin de sa logique clientéliste et corrompue n’est possible qu’à travers le démantèlement du RCD. Aussi, cette profonde aspiration à vouloir tourner la page de vingt trois années de benalisme, pousse un grand nombre de Tunisiens à souhaiter la purge de l’administration des membres de ce parti et à réclamer la fin de son existence.

C’est précisément sur ces points que des risques de division planent. La nature quasi-siamoise de parti-Etat doit effectivement être supprimée, par la séparation de ces deux entités. Or, réclamer « le nettoyage » de l’administration paraît invraisemblable. Tout d’abord parce que l’Etat Tunisien ne peut, pour l’instant se passer de la force publique existante pour assurer les devoirs qui lui incombent. L’exemple (tiré d’un contexte certes bien différent) du général De Gaulle, Président du Gouvernement provisoire en 1944, qui fut contraint de s’appuyer sur une administration qui avait collaboré pour reconstruire la France, prouve cela. Par ailleurs, l’administration tunisienne dispose de fonctionnaires compétents qui par la contrainte de l’ancien régime, n’ont pu exercer pleinement et librement leurs prérogatives, comme l’illustre le cas des avocats et des juges. Le président de l’association des magistrats de Tunisie, Hammadi Rahmouni et le juge Mokthar Yahiaoui, tous deux non membres du RCD, ont récemment expliqué que bien que les postes clés de leur administration soient tenus par ceux qui ont manifesté une capacité aigüe à s’incliner et à servir le régime de Ben Ali, il serait injuste de souhaiter la proscription des autres membres du corps judiciaire. Un réaménagement des différentes institutions en prenant soin d’écarter les « courbés » de l’ancien régime, serait plus sage.

Réclamer la fin du RCD peut être à l’origine de deux autres sources de division. Dans l’esprit de bâtir les bases solides d’une démocratie, il est capital de ne pas se poser en contradiction avec celui-là. En effet, refuser l’existence d’un parti, c’est ne pas accepter le jeu de la démocratie et c’est la porte ouverte à toutes les autres concessions. Aussi, bien que ce parti se soient perverti, il tire son origine du parti Néo-Destour crée par Bourguiba et trois de ses camarades en 1934, œuvrant pour la libération des Tunisiens du protectorat Français. Bien des hommes de progrès ont ensuite intégré ce qui allait devenir le PSD (Parti Socialiste Destourien) et ont animé de riches débats sur les questions de sociétés et de développement, orientant la politique du Président Bourguiba.

Le RCD a certes hérité d’un parti unique, d’un parti-Etat ayant une histoire liée intimement à celle de la Nation mais s’est transformé en une structure servant les intérêts des clans. Car si la plupart des membres de ce parti ont ensuite servi Ben Ali, les membres les plus brillants et fidèles à leurs principes ont fait le choix de le quitter. Le parti de Ben Ali doit être dissous, les membres de son comité central, les cadres régionaux et les cadres locaux doivent être évincés. Cela peut être possible par un retour des figures authentiques du bourguibisme, capables de transformer le parti en profondeur, qui ne sera plus unique, ni lié à l’Etat et s’inscrivant dans le jeu de la démocratie.

 

Les yeux du monde sont tournés vers la Tunisie qui est montrée en exemple pour la maturité et la lucidité de son peuple. Son unité a permis de gagner de grandes batailles mais tant d’autres choses restent à accomplir. Désormais maîtres du destin de leur Nation, les Tunisiens doivent vivement exiger une réforme de la loi électorale et être attentifs au déroulement de celle là, dans un cadre institutionnel particulier où les deux chambres parlementaires sont acquises à plus de 90% aux membres du RCD. Pour que le jasmin puisse continuer à diffuser sa douce odeur de liberté, condition nécessaire à la démocratisation, ses pétales doivent rester unis, comme le peuple tunisien. L’unité pour un même projet, celui d’édifier une seconde république, tout en acceptant et en favorisant l’émergence de différentes forces politiques. Le miracle tunisien ne doit pas être un mirage.