• Interview de [Jean-Yves Camus->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=camus], chercheur associé à l’IRIS, par Allan Kaval

Depuis la vandalisation du Piss Christ d’Andres Serrano en avril et de manière accentuée depuis cet automne avec les attaques dont ont fait l’objet des représentations de Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci, et de Golgota Picnic de Rodrigo García, la notion de christianophie a été imposée dans le débat public par des éléments de la mouvance nationale-catholique. Nonfiction.fr s’est adressé à Jean-Yves Camus, politologue, chercheur associé à l’IRIS, spécialiste des nationalismes et extrémismes en Europe, pour en comprendre la généalogie ainsi que les soubassements idéologiques de son évocation actuelle.

De quand peut-on dater l’irruption de la notion de christianophobie dans le discours de la droite nationale-catholique et ses premières occurrences dans le débat public ?

En 1984, Bernard Antony, alors un des dirigeants du front national, créée l’AGRIF (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne) dont l’objet était d’ester en justice lorsque se présentait un cas de "racisme anti-chrétien ». Le terme « christianophobie » n’est utilisé que plus tard. En 2005 un des dirigeants du mouvement traditionaliste Renaissance catholique, Michel de Jaeghere, publie un ouvrage intitulé « Enquête sur la christianophobie ». Entre temps évidemment un événement est intervenu : l’irruption dans le vocabulaire médiatique mais aussi savant des termes « islamophobie » et « judéophobie », qui désignent en fait, pour le premier, une variante du racisme anti-arabe mettant l’accent sur la dimension religieuse et non plus « ethnique » et pour le second, une nouvelle version de l’antisémitisme, se développant principalement au sein de l’islam et non plus de l’extrême- droite européenne.

Certains milieux catholiques traditionalistes déjà enclins à une critique idéologique radicale de la pénalisation du racisme pensent alors que leur religion- sociologiquement majoritaire- est en fait victime d’une discrimination à rebours puisque aucun vocable spécifique ne désigne en droit le préjugé anti-chrétien. D’où l’invention, à des fins polémiques évidentes, du néologisme « christianophobie ».

Ceci étant le terme n’est pas uniquement employé par les traditionalistes et les intégristes. Il a été introduit dans le discours officiel du Vatican (vœux du pape Benoît XVI au corps diplomatique, texte in Osservatore romano, 11 janvier 2011) et, de manière plus surprenante, dans celui des organisations internationales. En 2009 la déclaration de la conférence de Durban II, la même année, parle dans son chapitre 1, point 12, de la lutte contre « l’islamophobie, l’antisémitisme, la christianophobie et l’anti-arabisme ». L’OSCE a tenu une conférence à Rome le 12 septembre 2011 sur le sujet.

Le fait que la lutte contre la christianophobie soit devenue le message essentiel délivré par des groupes comme le Renouveau français ou Civitas dénote-t-il une tendance à la reconstruction de l’identité catholique dans un sens communautaire et défensif, finalement de type minoritaire ?

Le Renouveau français, groupuscule à la fois néo-fasciste et national-catholique, n’est qu’un acteur marginal de la mobilisation actuelle dont le fer de lance est l’Institut Civitas, avatar de l’ancienne Cité catholique fondée en 1946 par Jean Ousset pour lutter contre le modernisme et libéralisme au sein de l’Eglise. Le succès relatif de cette mobilisation tient à ce qu’effectivement, de nombreux jeunes nationalistes, parfois membres de mouvements qui ne s’affirment pas comme catholiques, ont fait un parcours personnel qui les a rapprochés d’un catholicisme souvent plus culturel que cultuel ou orthopraxe. Leur vision des choses est que le catholicisme est une composante historiquement structurante de l’identité française et que le fonds de cette identité est au moins marqué par un fonds religieux. Même dans les milieux identitaires, beaucoup pensent aujourd’hui que si les racines de l’Europe sont pré- chrétiennes et pour tout dire païennes, il est impossible d’écrire l’histoire de notre continent en tenant un millénaire et demi de domination de l’Eglise sur les âmes et les comportements comme une parenthèse.

Toutefois l’essentiel n’est pas la mobilisation des traditionalistes. C’est celle de l’Eglise elle- même. Monseigneur André Vingt-Trois, archevêque de Paris, a appelé à une veillée de prière à Notre-Dame de Paris, le 8 décembre, afin de protester contre la pièce Gólgota Picnic, jugée « christianophobe » par les traditionalistes. Son initiative visait à faire pièce à la mobilisation de Civitas. Il a en outre clairement indiqué qu’il jugeait le terme de christianophobie comme étant « inadapté ». Il reste qu’une partie des catholiques, peu intéressés au fond par cette querelle sémantique, se voit désormais comme une majorité silencieuse attaquée au nom de sa foi. C’est bel et bien une attitude communautaire et défensive, dans un contexte de déchristianisation profonde, le catholicisme ne structurant plus ni les mentalités, ni les comportements, ni le vote.

S’agit-il d’une réaction mimétique à l’apparition de la notion d’islamophobie ?

Bien évidemment. Finalement, seuls les laïcs n’ont jamais forgé de néologisme pour définir la remise en cause systématique de cette idée sur laquelle repose le pacte républicain ! Le risque de cette surenchère est clair : c’est la concurrence des mémoires et des statuts victimaires ainsi que la judiciarisation du débat d’idées.

La vulgate nationale-catholique semble habitée par l’exemple du fondamentalisme islamique sur le plan religieux et par celui de l’affirmation identitaire des communautés issues de l’immigration post-coloniale. Est-ce une réalité ?

La montée de l’islam politique est effectivement vue par le camp national-catholique comme un événement majeur et une menace existentielle. Au sein de cette famille idéologique dont l’influence a culminé dans les milieux ecclésiastiques mais aussi militaires à l’époque même des guerres d’Indochine et d’Algérie, où elle a donné une armature intellectuelle aux théories de la contre- subversion élaborées par l’Etat- Major, le traumatisme des guerres coloniales perdues reste profond. En même temps les nationaux- catholiques sont des croisés : naguère contre le communisme, désormais contre l’islam. La persécution systématique dont sont victimes les chrétiens dans certains pays musulmans (Pakistan, Arabie saoudite), les violences anti-chrétiennes dans d’autres (Irak, Egypte) leur donne aussi des armes pour justifier leur cause. Enfin vis-à-vis des minorités issues de l’immigration post-coloniale, n’oublions pas que le catholicisme intégral se trouve pris à son propre piège : il était en effet assimilationniste parce que missionnaire et universaliste. Or cette politique de conversion des indigènes a échoué, bien avant d’ailleurs la fin de la colonisation. Il en résulte nécessairement un ressentiment, en particulier envers le monde arabo- musulman. Cependant le catholicisme intégral n’est pas raciste : la Fraternité Saint- Pie X possède de nombreux lieux de culte en Afrique et en Asie, accepte les fidèles et les prêtres sans distinction de couleur de peau.

Le Renouveau français et Civitas ont-t-il une stratégie de communication qui consisterait à banaliser le terme de christianophobie dans le débat public ?

Incontestablement, et Civitas le fait d’ailleurs avec succès puisque le terme a été repris sans mise en question par l’ensemble des médias. L’objectif affiché de Civitas est de faire entendre la voix des traditionalistes lors des élections municipales de 2014. Logiquement depuis la marginalisation de Bruno Gollnisch, ils ne se reconnaissent plus dans le FN. Ils considèrent que le mouvement de Christine Boutin est marginal, trop compromis avec l’UMP et par ailleurs doctrinalement aligné sur le Vatican. Le débouché villiériste n’existe plus. La tentation de listes nationales-catholiques peut exister dans certaines villes, mais cela restera de la politique de témoignage.

Ces évolutions sont-elle internes à la mouvance nationale-catholique ou pourraient-elles à terme et suivant cette stratégie de communication éventuelle mener à une christianisation militante de l’identité "de souche" qu’on voit çà et là revendiquée ?

Il n’existe pas d’exemple en Europe, à part peut-être l’extrême-droite espagnole, le Parti National Slovaque et le mouvement Forza Nuova en Italie, où le catholicisme intégral forme l’armature idéologique d’un mouvement nationaliste de droite. L’influence du catholicisme conservateur, notamment sur les questions de morale, est même supérieure au sein de formations de la droite de gouvernement, en Italie, en Irlande, en Espagne et au Portugal, tout comme en Bavière avec la CSU. L’identité « de souche » est ethnique, pas religieuse. Elle peut même, avec l’English Defense League, chercher à capter la composante ethnico- communautaire de la culture de la classe ouvrière anglaise. Beaucoup de mouvements identitaires restent marqués par l’ethno-différentialisme néo-droitier ou völkisch, qui réhabilite le paganisme et voit dans l’égalitarisme judéo-chrétien un facteur dissolvant de l’identité européenne, ou plutôt indo-européenne..