Le 7 octobre 2023 le Hamas a lancé des attaques de grande envergure contre Israël, essentiellement contre des civils, ce qui marque le début une nouvelle crise dans le conflit israélo-palestinien. Quel est selon vous le déclencheur ?

Cette crise-ci a été déclenchée par les attaques du Hamas du 7 octobre mais on peut dire que le conflit dure depuis longtemps et que les violences, notamment d’Israël envers les Palestiniens, existaient avant les attaques du Hamas puisqu’un certain nombre de Palestiniens ont été tués, y compris en Cisjordanie.

Selon vous, le conflit israélo-palestinien est-il un conflit religieux ? Est-ce la bonne approche ? 

Pas du tout : ce n’est pas avant tout un conflit religieux, c’est un conflit politique et territorial.
Les Israéliens ne veulent pas convertir au judaïsme les Palestiniens, et les Palestiniens, qui sont majoritairement musulmans et minoritairement chrétiens, ne veulent ni convertir les Israéliens à l’Islam, ni au christianisme.

C’est un conflit politique pour des territoires. L’origine du conflit n’est pas religieuse.

Qu’est-ce que le Hamas ? Comment analysez-vous son évolution ? 

Le Hamas est un mouvement religieux islamiste qui n’accepte pas les Accords d’Oslo (ndlr : les Accords d’Oslo, signés en 1993, ont établi un cadre pour la résolution du conflit israélo-palestinien en introduisant des principes d’autonomie palestinienne et de coopération économique entre Israël et l’Autorité palestinienne). Il refuse que le territoire palestinien soit divisé entre un pays arabe et Israël, veut la destruction de l’État d’Israël et que les Palestiniens s’établissent sur l’ensemble de la Palestine mandataire (ndlr : période entre les deux guerres mondiales lorsque la région historique de la Palestine était sous mandat britannique).

Le Hamas a commis des attentats pendant que les Accords d’Oslo étaient encore en vigueur pour affaiblir le processus de paix et il y est parvenu. Les attentats du Hamas sont venus affaiblir le camp de la paix en Israël. Ils ont donné un prétexte à ceux qui, en Israël, refusaient les Accords d’Oslo, comme Ariel Sharon (ndlr : Premier Ministre d’Israël de 2001 à 2006) et Benjamin Netanyahu (ndlr : Premier Ministre d’Israël de 1996 à 1999, de 2009 à 2021, puis de nouveau depuis le 29 décembre 2022), pour s’attaquer à l’Autorité Palestinienne (ndlr : gouvernement intérimaire établi en 1994 dans le cadre des accords d’Oslo, responsable de l’administration des territoires palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza) y compris quand c’est le Hamas qui faisait des attentats.

Comme par la suite les Accords d’Oslo n’ont pas débouchés, le Hamas a déclaré qu’il avait dit depuis le départ que ces accords menaient à une impasse.
Donc en 2007, le Hamas a fait un coup de force à Gaza pour chasser l’Autorité Palestinienne, mais en même temps, aussi, en 2006, ils ont gagné les élections. À partir de là les pays occidentaux ont dit : le Hamas représente la Palestine et comme on considère que c’est un mouvement terroriste, on ne discute pas avec lui. Les Palestiniens ont répondu : mais le Hamas a gagné les élections, peut-être, et vous avez fait la guerre en Irak “pour rétablir la démocratie” mais lorsque l’on vote vous n’êtes pas d’accord avec le résultat.

Ensuite le Hamas a continué de faire des attentats. Le processus de paix a été tué à la fois par les assassins de Yitzhak Rabin (ndlr : Premier Ministre israélien assassiné le 4 novembre 1995 à Tel-Aviv par un extrémiste juif opposé aux Accords d’Oslo) et les attentats du Hamas.

Le Hamas défend une idéologie islamiste. Est-ce le cas de tous les groupes politiques palestiniens, armés ou non ?

Non, il y a des mouvements laïcs en Palestine. Le Fatah fondé par Yasser Arafat était un mouvement laïc.
D’ailleurs au début Israël a plutôt appuyé le Hamas pour affaiblir le Fatah et Yasser Arafat et gêner le mouvement laïc palestinien, qui est aujourd’hui très diminué.

Le mouvement religieux a pris de l’ampleur du fait de l’absence de solutions politiques. La grande erreur initiale, et j’entendais Yossi Beilin, qui était le leader du Meretz (ndlr : parti politique de gauche en Israël), le dire : il aurait fallu que le retrait de Gaza en 2005 soit négocié avec les Palestiniens au lieu d’être réalisé de manière unilatérale par Israël. Comme ça n’a pas été négocié avec l’Autorité Palestinienne qui était déjà présidé par Mahmoud Abbas à l’époque, le Hamas a pu triompher en disant que si Israël avait quitté Gaza c’était grâce aux actions de luttes armées qu’ils avaient mené et que la négociation, solution de Mahmoud Abbas, n’avait entraîné aucun résultat. Donc cette absence de perspectives et de résultats politiques est venue conforter les thèses du Hamas et affaiblir l’Autorité Palestinienne.

À Frustration, nous nous intéressons beaucoup aux mots qui sont utilisés dans les médias et le débat public. Et certains mots sont sources de controverses actuellement. Le mot terrorisme fait partie de ceux qui ont été à l’origine de polémiques. Certains, notamment des cadres de la France Insoumise, mais pas seulement, ont préféré qualifier les exactions commises par le Hamas le 7 octobre dernier de “crimes de guerre”. Qu’en pensez vous ?

Le terrorisme c’est s’attaquer de façon indiscriminée à des civils pour des raisons politiques. L’attaque du Hamas du 7 octobre est une attaque terroriste. S’ils ne s’étaient attaqués qu’à des militaires, et même s’ils avaient enlevé des militaires, cela aurait été une opération de guerre, mais à partir du moment où des civils sont atteints, on peut employer le terme de terrorisme.

Mais des gens vont aussi vous dire : quand Israël bombarde, c’est aussi contre des civils de manière indiscriminée. Zelensky a qualifié de “terroriste” la Russie quand elle bombardait les civils. Le terme de terrorisme peut-il s’appliquer à des Etats ou uniquement à des groupes infra-étatiques ? C’est un débat.

Le Hamas est reconnu comme organisation terroriste par tous les pays occidentaux. De ce fait, ils ne veulent pas avoir de contacts avec lui. Mais il y a des pays dans le Sud qui ne le considèrent pas comme tel, et qui ont donc des contacts avec lui, comme la Russie.

Le Hamas est à la fois une organisation qui commet des attaques terroristes et aussi une organisation politique qui contrôle le territoire de Gaza.

On a aussi vu le Hamas être qualifié de “mouvement de résistance”. Dans le domaine de l’étude des relations internationales, le terme résistance est-il neutre ? 

Non, le terme de résistance est positif, tandis que le terme terrorisme est négatif. Donc ce n’est pas la même chose. On sait que les résistants des uns sont les terroristes des autres mais il existe une définition politique du terrorisme : s’en prendre à des civils de façon indiscriminée – donc il s’agit ici de terrorisme, et pas de résistance.

Les notions de “sionisme” et d’“antisionisme” sont aussi mobilisées. Est-ce que ces catégories sont les bonnes pour appréhender cette crise ? 

Elles ne sont pas employées de la bonne façon.

Le discours des institutions officielles juives de France est de dire que l’antisionisme est la nouvelle forme de l’antisémitisme. En réalité, elles confondent la critique politique du gouvernement israélien et l’opposition à l’existence de l’Etat d’Israël. Or la plupart des organisations et des intellectuels qui critiquent la politique d’Israël le font parce qu’Israël ne met pas en place la solution dite des “deux Etats”, solution qui comprend l’État d’Israël.
Pour ma part, je suis très critique de la politique israélienne. J’ai toujours prôné le droit d’Israël à exister dans des frontières sûres et reconnues, mais celles de 1967, pas celles d’aujourd’hui. Il y a donc une instrumentalisation politique pour empêcher une critique politique du gouvernement israélien.

Par ailleurs, sur l’antisionisme, il y a des juifs qui sont antisionistes. Certains ultra-religieux pensent que cela peut faire offense à Dieu que de donner un État aux Juifs, qu’ils n’ont pas à avoir un État car ils sont protégés par Dieu.
Il y avait aussi historiquement, même s’ils sont plus faibles aujourd’hui, le Bund, la gauche israélienne, qui considérait que les Juifs devaient faire la révolution dans les pays où ils résidaient et non pas avoir un pays à eux car cela serait une forme de nationalisme.
Il y a donc des Juifs antisionistes.

Il y a aussi des gens qui sont antisémites et antisionistes, et qui appellent à la destruction de l’État d’Israël. Le Hamas est à la fois antisémite, et, antisioniste puisqu’il appelle à la destruction de l’État d’Israël.

Le problème est que ceux qui disent que l’antisionisme est une nouvelle forme de l’antisémitisme mettent dans le même sac des gens qui s’opposent à l’existence d’Israël en tant qu’État et des gens qui estiment que le gouvernement israélien commet des actes critiquables en empêchant les Palestiniens d’avoir le droit à disposer d’eux mêmes.
Si je critique l’attitude de Poutine en Ukraine, on ne va pas me dire que je fais du racisme anti-russe, mais si je critique l’attitude de Netanyahu à Gaza, on va dire que je suis antisémite.

Un autre mot est source de débat, celui d’ “apartheid”. C’est ainsi que certains experts et ONG, comme Amnesty International, qualifient la situation auxquels sont soumis les Palestiniens. Ce terme vous semble-t-il décrire correctement la situation ? 

Il y a une situation inégalitaire. Il y a deux cas à distinguer : les Arabes ayant la nationalité israélienne et les Palestiniens.

Les Arabes israéliens ont moins de droits que les Juifs israéliens et sont soumis à des formes de discriminations. Ils ont le droit de vote mais une nouvelle loi dit qu’Israël est “l’État des Juifs” et non plus l’État de tous les Israéliens : c’est un changement.

Par rapport à la Palestine, il y a un combat idéologique car si on emploie le terme “apartheid” cela fait référence à l’Afrique du Sud. Pour les Israéliens ce serait une défaite politique. Mais le terme “apartheid” a été utilisé par des ONG israéliennes, par Amnesty International et également par l’ancien responsable des Services Israéliens. On ne peut pas dire que les habitants de Jérusalem Est et de Cisjordanie sont libres de leurs mouvements et de leurs vies, donc dans tous les cas il y a une très forte discrimination et ils sont empêchés de se déplacer librement.

On constate que l’utilisation du terme “apartheid” est de plus en plus fréquente. Elle est refusée par les Israéliens et les pays occidentaux car cela voudrait dire qu’ils soutiennent une politique d’apartheid mais elle est utilisée de plus en plus souvent par des gens qui n’ont rien d’extrémistes, y compris des Israéliens.

Le “droit absolu à se défendre” est aussi une expression qu’on a beaucoup entendu à propos d’Israël. 

Israël a le droit de se défendre, comme tout pays.

Mais on ne parle jamais du droit des Palestiniens à se défendre. Je ne parle pas ici du terrorisme, mais même en dehors du terrorisme, ce droit n’est jamais évoqué. On ne parle que du droit d’Israël à se défendre mais jamais du droit des Palestiniens à faire valoir leur défense, tout en condamnant le terrorisme.

En tous les cas, même si Israël, comme tout pays, a le droit de se défendre, comme tout pays, il est également soumis au droit international et ne doit pas commettre des crimes de guerre.

Que pensez-vous du traitement médiatique actuel du conflit ?

Cela dépend des médias, mais malgré quelques exceptions, il y a un tropisme pro-israélien ancien dans les médias français, car il y a un tropisme pro-occidental.
En effet il s’agit d’un tropisme civilisationnel : Israël fait partie du grand ensemble des pays occidentaux.

Amnesty International et Human Rights Watch ont rapporté l’utilisation par l’État d’Israël du phosphore blanc contre Gaza. Qu’est-ce que cela signifie ? 

Je manque d’éléments pour le moment mais si l’information est confirmée, il s’agit d’un crime de guerre. Si c’est avéré d’autres le documenteront également, mais le fait que deux organisations extrêmement importantes, qui n’ont pas toujours la même approche, le disent, est un élément à minima préoccupant.

Il semblerait que ce qu’on a appelé “la solution à deux États” soit considérée par un certain nombre d’experts comme une solution qui n’est plus envisageable. Qu’en pensez-vous ? 

Beaucoup disent que du fait de l’implantation de colonies en Cisjordanie, 400 000 colons au minimum, le territoire est désormais tellement morcelé qu’il n’est plus possible de créer un État. On a eu une telle difficulté à expulser 7 000 colons de Gaza en 2005, on voit mal comment on en expulsera plusieurs centaines de milliers aujourd’hui.
Une solution est de dire “ils restent où ils habitent” et trouver des compensations territoriales pour la Palestine dans le désert du Néguev etc.

Dans tous les cas, il n’y a pour l’instant aucune volonté politique en Israël pour parvenir à une solution. Le problème des Accords d’Oslo, qui ont été un immense espoir, est qu’ils se sont accompagnés de la poursuite de la colonisation. D’un côté on disait que la paix était possible, de l’autre on la rendait impossible. Le nombre de colons a très largement augmenté depuis.

Si la solution à deux États n’est pas possible alors il en reste deux autres : soit il y a un État non démocratique où les Juifs dominent les Arabes et existe de fait, soit on crée un État confédéral où on mélange Juifs et Arabes.

Propos recueillis par Frustration magazine.