Est-ce que nous avons une idée de l’ampleur de ces recrutements ?
Déjà, il est très difficile de quantifier ce phénomène, car nous sommes en temps de guerre. Depuis le 24 février 2022, le nombre de soldats sur le terrain et le nombre d’hommes recrutés à la fois en Russie ou à l’étranger pour le compte de l’armée russe est un chiffre qui est très bien gardé. Si ce n’est l’un des chiffres les mieux gardés de la Russie actuellement, de la même manière que le nombre de morts sur le terrain. En revanche, nous savons que la Russie – depuis le troisième mois de guerre – a des difficultés. L’armée russe recule, elle a reculé et aujourd’hui, elle semble stagner. Elle subit finalement les contre-offensives ukrainiennes même si elle semble « solide » sur ses appuis et qu’elle semble tenir bon.
Mais de fait, elle a besoin d’hommes et elle cherche à recruter à la fois en Russie, mais aussi et surtout à l’étranger. Recruter en Russie uniquement est problématique, car cela donnerait un indicateur relativement négatif à l’ensemble de la population russe. Ce serait aussi une manière d’admettre la difficulté et c’est inacceptable pour Vladimir Poutine – car l’un de ses pactes, mis en place lors de son arrivée au pouvoir, a été de dire qu’il apportait une forme de stabilité. Or, si la guerre entre dans toutes les maisons russes, cette stabilité n’existe plus. Comme Poutine cherche à conserver son pouvoir, il cherche justement à recruter à l’étranger.
Ces recrutements à l’étranger sont-ils nouveaux ?
Non, cette stratégie a déjà été observée lors des premiers mois de la guerre, notamment en Asie Centrale. Nous savons qu’énormément de Tadjiks ou de Kirghiz ont été recrutés suite à une promesse d’un salaire relativement important – ou en tout cas plus important que les salaires dans leur pays respectifs. Nous savons aussi qu’il y a eu énormément de morts de ce côté-là – bien que les chiffres soient impossibles à obtenir précisément pour les raisons que nous évoquions précédemment. Mais il est vrai que dès lors que nous discutons avec des Tadjiks ou des Kirghiz qui sont partis en Ukraine, ou des membres de leurs familles, ils précisent qu’ils savent qu’ils sont utilisés véritablement comme « de la chair à canon ». Ils sont mis en première ligne, et finalement, il y a peu de chance qu’ils en ressortent vivants.
Toujours est-il que cette stratégie de recrutement est finalement assez classique : la Russie ne veut pas faire en sorte que la population russe se sente concernée, elle recrute ailleurs pour éviter un sentiment de panique généralisée en Russie. Nous nous retrouvons ainsi avec un recrutement tous azimuts, car le pouvoir russe fait feu de tous bois. Ce qui est certain, c’est qu’il cherche à recruter au sein de pays alliés qui ont une proximité historique ou actuelle avec la Russie, c’est-à-dire une partie des pays d’ex-URSS ou alors une partie des pays du continent africain qui ont subi – ou choisi de subir – l’influence de Wagner ces dernières années. Là, pour Cuba, il y a évidemment une proximité historique qui date de l’époque soviétique.
Et comment voir ces recrutements de l’armée russe suite à la mort d’Evguéni Prigojine ?
Ce n’est pas lié. Mais ce que l’on peut dire, c’est qu’Evguéni Prigogine était l’un des moteurs de ces nouvelles stratégies. Prigojine, en tant qu’homme aux multiples facettes, avait notamment celle d’entrepreneur militaire. En partant régulièrement à l’étranger, notamment en Afrique, il a compris qu’il était possible de diffuser l’influence militaire russe, de diffuser l’économie russe, de faire basculer des obédiences diplomatiques de tel ou tel État dans telle ou telle direction. De fait, peut-être que l’idée de recruter à l’étranger lui vient de là, cette idée qui est devenue véritablement concrète à partir des années 2018-2019 lorsque l’influence russe – en Afrique, par exemple – est devenue très concrète.
Ce que nous voyons depuis le 24 février 2022, c’est qu’une part de l’héritage soviétique existe encore – notamment avec ces alliances entre la Russie et l’Asie Centrale – et que ces nouvelles stratégies, « ces ballons d’essais » sont lancées çà et là, dans des pays qui sont proches de la Russie, mais aussi dans ceux qui sont moins proches. Il faut uniquement que ces pays soient non-occidentaux, c’est généralement la condition sine qua none.
Propos recueillis par Alice Froussard pour RFI.