L’attentat survenu dans une salle de concert en banlieue de Moscou est le plus meurtrier en Russie depuis 1999. La société russe est-elle habituée à vivre avec le terrorisme ?

La Russie , depuis les guerres tchétchènes, vit en permanence dans la crainte d’attentats. Depuis les sanglantes prises d’otages du théâtre Doubrovka à Moscou en 2002 et de l’école de Beslan en 2004 qui ont fait plusieurs centaines de morts, la Russie a vécu, à Moscou et ailleurs, au rythme de nombreux attentats djihadistes sans que ceux-ci atteignent le nombre de victimes enregistré à Crocus Hall vendredi.

Depuis environ cinq ans une accalmie pouvait cependant être observée. Elle a pris fin dans les circonstances tragiques que nous connaissons. La résistance morale traditionnelle des Russes est mise maintenant à rude épreuve car l’attentat se produit dans le contexte de la guerre en Ukraine, des bombardements de sites industriels et militaires par les drones ukrainiens, et des sanctions prises par l’Occident. Tout attentat , après un moment de solidarité nationale, conduit à terme les citoyens à s’interroger sur les défaillances de la sécurité et sur les responsabilités des autorités, surtout quand le gouvernement se flatte de maintenir l’ordre avec efficacité, et justifie à ce titre les atteintes à l’état de droit.

Justement à ce sujet, Vladimir Poutine avait minimisé quelques jours plus tôt les alertes des services de renseignement américains , y voyant même un «chantage» …

L’Histoire ne manque pas d’exemples qui montrent que les hauts dirigeants peuvent ignorer les avertissements prodigués par des alliés, des services de renseignement ou des militants. Sans aller jusqu’à Staline qui a fait fusiller pour désinformations les déserteurs allemands venus avertir de l’imminente invasion des nazis, ou Roosevelt possiblement informé de l’attaque japonaise, on peut citer Netanyahou qui a passé outre les mises en garde sur une percée du Hamas à Gaza en octobre dernier… les dirigeants ont souvent du mal à accorder l’importance qu’elles méritent à la masse d’informations dont ils bénéficient de toute part.

Le fait que ces informations soient données par l’adversaire américain n’a sans doute pas joué en faveur de leur crédibilité dans l’esprit de Vladimir Poutine. Dans un premier temps, la violence et la cruauté de l’attentat resserreront la solidarité des Russes autour du chef, comme cela a été observé partout ailleurs dans de pareilles circonstances ; mais ensuite le pouvoir devra rendre des comptes, sous une forme ou sous une autre.

Cet attentat risque-t-il d’accélérer l’engagement militaire russe en Ukraine ?

Le fait que le Kremlin n’ait pas cité le communiqué de Daech, et qu’au contraire la tentative de fuite des terroristes vers l’Ukraine soit soulignée par le chef de l’État, semble indiquer que l’attentat sera utilisé pour renforcer les mesures d’exception et la guerre contre l’Ukraine. Déjà on parle de nouvelles lois contre les saboteurs ou pour rétablir la peine de mort. Le porte-parole de Poutine vient de prononcer le terme de «guerre», appelée jusqu’à présent «Opération Militaire Spéciale » en Ukraine, et le pouvoir peut être tenté de proclamer la loi martiale au nom du danger extérieur, voire une mobilisation supplémentaire (même s’il n’en a pas besoin actuellement).

L’attentat en tout cas facilitera l’acceptation par les Russes d’un durcissement des mesures internes, et une intensification des actions militaires contre l’Ukraine.

La vague de compassion et de condamnations venue du monde entier, y compris d’Europe et des États-Unis , peut-elle amorcer un dégel avec Moscou ?

Les messages de solidarité et de condoléances venus du monde entier, et en particulier des adversaires occidentaux (États-Unis, France, Pologne, Allemagne…) sont adressés au peuple russe et non aux autorités. Ils pourront peut-être faire regretter aux Russes la rupture avec l’Occident et auront un effet à terme. Mais ils ne modifieront ni les plans de guerre de la Russie en Ukraine, ni le soutien dont le pouvoir bénéficie auprès de la majorité des Russes persuadés que la Russie fait face au complot de l’« Occident collectif », selon les termes du Kremlin.

En fait, Poutine compte bien obtenir une liberté d’action supplémentaire dans tous les domaines.