La question de la sécurisation des approvisionnements en matériaux critiques, c’est-à-dire des matières premières essentielles à l’économie et aux technologies bas-carbone (véhicule électrique, panneaux solaires, éolien, etc.) a pris de l’ampleur ces dernières années. En juillet 2023, la Chine a ainsi décidé d’instaurer des licences d’exportation pour le gallium et le germanium, indispensables à l’industrie des semi-conducteurs.
Cela a donné lieu à de nouvelles législations, comme le Critical Raw Materials Act (CRMA) proposé par la Commission européenne en mars 2023. Ce règlement identifie 34 matériaux considérés comme critiques pour l’UE – depuis la dernière liste réalisée en 2020, 6 ont été ajoutés (arsenic, cuivre, feldspath, hélium, manganèse et nickel) et 2 retirés (caoutchouc naturel et indium).
Une seconde liste de matériaux considérés comme stratégiques (SRM) a aussi été créée, comprenant les matériaux « importants pour les technologies qui contribuent à la double transition verte et numérique et aux objectifs en matière de défense et d’aérospatiale ».
Le CRMA s’appuie sur cette nouvelle liste pour fixer quatre objectifs européens à l’horizon 2030 en matière de production, de transformation, de recyclage et de diversification des fournisseurs. Des objectifs encore susceptibles d’évoluer à la lumière des négociations qui sont en cours au sein du Parlement européen et du Conseil de l’UE. Il est toutefois difficile d’estimer la faisabilité du chemin à parcourir pour les atteindre.
Miner 10 % de la consommation
Un premier problème concerne la lisibilité et la mesurabilité des objectifs de production. La proposition indique que la filière extractive européenne devra permettre de miner « au moins 10 % de la consommation annuelle de matières premières stratégiques de l’Union, dans la mesure où ses réserves le permettent ».
La formulation laisse entendre que l’objectif porte sur la consommation cumulée des différents SRM par les entreprises établies dans l’UE. Elle ne précise toutefois pas comment sera opéré ce calcul.
En effet, considérer un objectif moyen de production masque des écarts importants entre les matériaux : la Commission européenne estime ainsi dans son évaluation technique que l’UE dépend à 48 % des importations pour le cuivre alors qu’elle est entièrement dépendante des importations de terres rares.
Une façon d’éviter cet écueil serait d’envisager que l’objectif est en fait d’atteindre une production européenne de 10 % pour chacun des SRM. Or un tel objectif risque de se heurter aux limites des ressources minières européennes.
Un temps minier très long
Si l’intention est louable, l’objectif d’extraction européenne semble ainsi difficile à évaluer… et donc à atteindre. Afficher un objectif explicite devrait permettre à l’UE de stimuler les investissements dans le secteur (2 % des investissements mondiaux dans l’exploration minière sont actuellement destinés aux États de l’UE) et d’alléger et simplifier ses procédures d’autorisation, obstacles de taille au développement minier européen.
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Questionnons toutefois l’ampleur de l’effort que cela représente. L’horizon temporel considéré semble très limité compte tenu du « temps minier » nécessairement long : il s’écoule en général entre 5 à 20 ans entre l’exploration initiale et la mise en production d’un projet minier. D’autant que l’UE pâtit d’une sous-exploration flagrante de ses ressources minières.
Enfin, un objectif à l’échelle de l’UE risque de faire peser des contraintes différenciées sur les États membres dont les réalités minières et les problématiques d’acceptabilité sociale sont très différentes.
Transformer 40 % des matériaux stratégiques consommés
L’UE entend de plus renforcer sa filière de transformation des minerais en affichant un objectif de production européenne de 40 % des matériaux stratégiques consommés par l’UE d’ici à 2030.
L’ambiguïté méthodologique dans la définition de la consommation est la même que pour l’objectif d’extraction. S’y ajoute la difficulté à obtenir des données portant sur le taux de production actuel de minerais transformés au sein de l’UE.
Dans son évaluation technique, la Commission européenne calcule le taux d’indépendance aux importations de chaque minerai évalué. Sur cette base, on peut considérer que l’objectif viserait en fait à passer de 27,7 % de SRM transformés produits sur le sol européen actuellement à 40 % d’ici 2030.
Cette ambition est rendue possible par la séparation géographique des étapes de l’extraction et de la transformation, par le délai plus court d’installation des infrastructures de transformation et par la volonté de réduire l’empreinte carbone européenne et de faciliter la mise en œuvre du Plan industriel du Pacte vert dans lequel s’inscrit le CRMA.
Coût, compétitivité, acceptabilité
Cependant, l’implantation de nouvelles raffineries et fonderies au sein de l’UE se heurte à une problématique de compétitivité et de relocalisation d’industries polluantes sur le territoire européen.
Outre la nécessité d’importer une large part des matières premières et le coût du travail plus élevé que dans des pays concurrents, le coût des matériaux transformés sur le sol européen pâtira également des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
En plus des émissions de gaz à effet de serre, les activités d’extraction et de transformation ont d’importants impacts écologiques locaux, du fait de la pollution des écosystèmes et des conflits d’usage sur la consommation d’eau ou l’occupation des sols qu’elles créent. D’où l’opposition des populations locales malgré les normes exigeantes de l’UE.
Une filière de recyclage loin d’être au point
La Commission européenne a également pour objectif que 15 % de la consommation annuelle de matériaux stratégiques de l’UE proviennent de filières de recyclage européennes. Cela reviendrait à multiplier le niveau de recyclage actuel par 1,35 d’ici à 2030.
Le recyclage des déchets miniers nécessite une collecte, un tri et un prétraitement complexe avant qu’ils puissent être transformés en matière première secondaire, autant d’étapes lourdes et coûteuses à mettre en place.
L’horizon temporel de disponibilité de ces déchets représente également un défi. Plusieurs matériaux sont ainsi largement et efficacement recyclés mais principalement intégrés dans des biens d’équipement à longue durée de vie : ils ne pourront être recyclés que sur le long terme.
En outre, l’évolution rapide des technologies des batteries agit comme un frein au développement de la filière de recyclage – les investisseurs étant réticents à se positionner sur des technologies encore incertaines.
À ces problématiques s’ajoutent encore celles des alliages ou des usages dispersifs des métaux, rendant plus complexe, voire impossible, leur recyclage, ou encore la question du « décyclage ».
Diversifier les sources, défi complexe
D’ici à 2030, l’approvisionnement de l’UE en matériaux stratégiques ne devrait pas dépendre à plus de 65 % d’un unique pays tiers, et ce pour toute étape de la chaîne de valeur du matériau. Actuellement, plus de la moitié d’entre eux dépend à plus de 65 % d’un pays extérieur à l’UE.
Si l’on peut espérer que l’augmentation de la production minière européenne, le développement du recyclage et la diversification des sources réduisent ces dépendances, cela s’annonce extrêmement complexe pour des matériaux dont la production est très concentrée – comme le platine, produit à 74 % par l’Afrique du Sud.
Diversifier ses approvisionnements en terres rares, en borates ou en niobium en quelques années représente aussi un défi de taille compte tenu des importantes dépendances actuelles de l’UE à un seul pays, respectivement la Chine, la Turquie et le Brésil.
Une diplomatie minérale européenne ?
Dans sa volonté de développer une diplomatie minérale, l’UE risque ainsi de se heurter à de nombreux problèmes. Elle risque d’arriver après d’autres acteurs qui ont déjà largement investi les territoires miniers depuis le début des années 2000, comme la Chine. D’autre part, la diplomatie minérale va nécessiter un volume de financement important et des acteurs miniers européens souhaitant porter cette dynamique.
En outre, les bouleversements géopolitiques actuels avec leurs possibles jeux d’alliances (bloc occidental contre bloc chinois) et de possibles coalitions entre producteurs miniers (cartel) risquent d’exacerber les tensions sur les marchés des métaux, voire de faire apparaître des conflits liés à la compétition d’accès.
La compétition entre puissances et les problématiques d’acceptabilité au niveau local pourraient devenir les nouveaux maîtres mots de la géopolitique de l’énergie et des métaux.
Et la sobriété ?
Dans ce contexte, il est étonnant qu’aucune attention n’ait été portée à la question de la sobriété dans la politique européenne sur les matériaux stratégiques – la modération dans l’usage des matériaux est en effet absente des textes du CRMA.
Réduire la consommation de matériaux dans l’UE constitue pourtant le meilleur rempart pour assurer l’autonomie stratégique du continent, et le contexte ukrainien le confirme.
Rappelons que le 3e volet du sixième rapport du GIEC publié en avril 2022 a mis au cœur de la lutte contre le changement climatique les politiques de sobriété, définies comme un « ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui évitent une demande en énergie, en matières premières, en terres et en eau, tout en assurant le bien-être de tous dans le respect des limites planétaires ».
Pour le GIEC comme pour l’UE, la sobriété devrait constituer un pilier majeur des politiques de décarbonation.
Des co-bénéfices
Son véritable intérêt apparaît quand on réalise l’ampleur de ses co-bénéfices : des véhicules électriques plus légers limitent à la fois la consommation d’électricité, la pollution liée à l’usure des plaquettes de frein, les impacts environnementaux liés à la production du véhicule et la dépendance aux métaux critiques.
Une approche par la sobriété et non par notre capacité à extraire ou transformer les matériaux offrirait des perspectives renouvelées concernant le modèle productif européen : maîtriser la demande en matériaux facilitera l’atteinte des objectifs européens.
Cette démarche suppose d’interroger nos modes de consommation et nos besoins en intégrant pleinement la question de la justice sociale et la variabilité des modes de vie dans la population.
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Par Emmanuel Hache, Économiste et prospectiviste, IFP Énergies nouvelles ; Émilie Normand, Économiste sur les minerais critiques, IFP Énergies nouvelles ; Louis-Marie Malbec, Économiste, IFP Énergies nouvelles et Vincent d’Herbemont, Ingénieur économiste, IFP Énergies nouvelles
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.