Nombreux sont ceux qui ont découvert en 2022, avec l’intensification de la guerre en Ukraine, que le poids sur la scène agricole internationale de la Russie s’avère problématique. Le blé polarise non sans raison toute l’attention, puisque 20 % des exportations totales de cette céréale sont réalisées en moyenne ces dernières années par la seule puissance russe. 

La Russie est assurément le pays dont le réarmement agricole aura été le plus spectaculaire depuis le début de ce siècle. En l’espace de deux décennies, Moscou a redressé un secteur productif pour à la fois retrouver de la sécurité alimentaire domestique et s’affranchir de certaines dépendances envers des pays qui lui fournissaient des produits agricoles en grande quantité. Elle a su conquérir aussi des parts de marché conséquentes sur la scène internationale, notamment avec le blé, illustration première de cette Russie redevenue surpuissante sur ces questions, qui retrouvent elles-mêmes une centralité stratégique dans les affaires mondiales. Le Kremlin le sait et, conscient de ses forces, n’hésite plus à employer cette arme alimentaire dans son comportement de carnivore géopolitique. 

Mise en perspective d’un retour agricole sciemment orchestré

La reprise en main des affaires agricoles correspond à l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000. Dès le départ, il se donne comme but principal de restaurer la grandeur du pays, de remettre de l’ordre sur le plan intérieur et de retrouver de l’ambition sur le plan extérieur. Trois matières premières (pétrole, gaz, blé) font levier pour atteindre ces objectifs. Sur ce chemin, plusieurs étapes doivent être distinguées. La décennie 2000 est celle du développement agricole, bien aidé par la dévaluation du rouble en 1998, par l’ouverture aux échanges internationaux en perspective de l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (qui deviendra effective en 2012), mais aussi par une certaine euphorie économique, tant le prix haussier des matières premières est favorable aux intérêts russes et à l’enrichissement d’oligarques proches du Kremlin. Le PIB augmente ainsi de 7  % par an en moyenne, de 2000 à 2009. La production de blé double durant cette période, passant de 35 à 60 millions de tonnes (Mt) par an. Néanmoins, la Russie demeure importatrice agricole, notamment pour les produits laitiers, les viandes et les fruits et légumes. 

Une autre séquence démarre en 2009, avec la crise financière internationale, qui n’épargne pas Moscou. La Russie subit les variations du prix de l’énergie. Bien que leur cours soit également évolutif, les céréales offrent davantage de stabilité, même si les récoltes en blé connaissent elles aussi des difficultés. En 2010, confrontée à une sécheresse conséquente provoquant des feux interminables dans les campagnes, la moisson se dégrade et chute à 40 Mt. Pour protéger sa demande interne, le pouvoir décrète un embargo à l’export, privant ainsi plusieurs pays importateurs de l’origine russe, à commencer par l’Égypte, qui traverse au même moment une crise sociopolitique majeure aboutissant à la destitution du régime autoritaire d’Hosni Moubarak. À cette époque, plus des trois quarts des achats égyptiens en blé se font auprès de la Russie. Entre la décision politique du Kremlin, l’emballement du prix du blé sur les marchés mondiaux et la tension palpable dans la rue égyptienne à propos du manque d’accès au pain, il ne faut ni surestimer les liens de cause à effet ni omettre d’intégrer néanmoins ces problématiques pour comprendre les enjeux d’interdépendance céréalière qui s’étaient alors créés. 

À partir de 2014, la stratégie agricole russe évolue au gré des vicissitudes de la scène internationale. Aux sanctions commerciales de Washington et de Bruxelles mises en place pour condamner la politique de la Russie en Crimée, territoire ukrainien qu’elle annexe manu militari, Vladimir Poutine riposte par un embargo à l’encontre des produits agricoles et alimentaires en provenance des États-Unis et de l’Union européenne, mais également de l’Australie et du Canada. Ce dispositif, toujours en vigueur, s’est depuis traduit par deux conséquences. La fermeture du marché russe a déréglé plusieurs filières agricoles européennes. Résultat, cela a intensifié les concurrences intra-communautaires tout en provoquant l’essor de nouvelles relations agro-commerciales entre la Russie et certains fournisseurs (Turquie, Chine, Brésil, Maroc, Argentine), non malheureux de récupérer de tels marchés. Ensuite, l’embargo établi par le Kremlin a renforcé la quête d’autosuffisance alimentaire russe, avec la nécessaire augmentation des productions animales, laitières et horticoles. Ce sera chose faite en quelques années, la Russie ayant diversifié son agriculture, moins dépendante des seules céréales. Outre la viande et les produits laitiers qui ont connu un essor considérable, il faut mentionner que la Russie est aussi devenue depuis 2017 le premier producteur mondial de betteraves à sucre et de framboises, deux exemples probants mais très méconnus. Il apparait donc que cet embargo aura servi de détonateur au développement domestique russe tout en fragilisant les positions européennes. Celles-ci ont non seulement perdu un marché stratégique mais doivent depuis rivaliser avec un concurrent redoutable. Les sanctions occidentales ont donc stimulé l’agriculture russe, comme l’ont fait les subventions publiques, la science et les investissements privés, ayant permis de tirer plus de profits des terres agricoles dans le pays.

Des percées conséquentes à considérer

Pour le Kremlin, deux ruptures symbolisent cette percée souveraine et cette prise de pouvoir sur la scène internationale. Longtemps déficitaire, la balance commerciale agricole est devenue excédentaire depuis 2018. Entre 2000 et 2014, le déficit de la balance commerciale agricole oscillait chaque année entre 10 et 20 milliards de dollars. Il s’est réduit après l’embargo avant de s’inverser grâce à des exportations en forte croissance, dont le montant dépasse 20 à 25 milliards par an depuis 2018. Les céréales comptent pour 50  % de ces volumes, mais la Russie place aussi sur les marchés mondiaux de grandes quantités de produits de la mer, d’oléagineux et même des viandes de poulet et de porc. Si le secteur agricole pèse bien moins que l’énergie et les métaux/minérais dans le total des exportations russes, il s’est installé comme 3e poste commercial, devant les ventes d’armement. Mécaniquement, dans l’expression de la puissance russe, les sujets agricoles se sont donc amplifiés. Pour Vladimir Poutine et son entourage, ils symbolisent non seulement la capacité du pays à s’afficher souverain sur les biens essentiels mais représentent aussi un facteur d’influence croissant dans le monde en raison de l’augmentation de la demande alimentaire. La Russie inscrit cette dialectique en miroir d’une dynamique européenne où à l’inverse s’est installé un débat différent depuis le début de ce siècle à propos de l’importance du secteur agricole. Le Kremlin ne s’est d’ailleurs pas privé de faire marcher sa machine désinformationnelle pour accentuer les controverses dans l’UE.

Autre victoire : en 2016, la Russie redevient la première puissance exportatrice de blé, détrônant dans ce classement le rival américain qui en était le leader depuis les années 1930. Sur l’échelle longue du temps, il s’agit bien d’une correction, car la moitié des exportations de blé sur la planète, du milieu du XIXe siècle jusqu’à la révolution bolchevique en 1917, était assurée par la seule Russie. Le XXIe siècle rétablit donc une hiérarchie internationale relativement ancienne puisque ces terres russes ont toujours été des greniers pour le monde. Cette force céréalière russe sert à tisser de nouvelles alliances dans le monde, ou à pénétrer des marchés là où Moscou était peu présente. Le blé russe prend d’abord la direction du Proche et du Moyen-Orient : Iran, Liban, Irak et Yémen. Si l’aide militaire a contribué à soutenir le régime alaouite de Bachar el-Assad en Syrie, il faut ajouter le poids des flux céréaliers vers la Syrie pour caractériser la politique russe dans ce pays en guerre civile depuis 2011. Égypte et Turquie ont toutefois représenté 40  % de toutes les exportations russes de blé sur la période 2010-2022. Vers l’Égypte, son client principal, les ventes se sont intensifiées : 6,5 Mt par an en moyenne de 2010 à 2016, puis 8 Mt sur la période 2016-2021. Avec la Turquie, les liens se densifient. Achetant du blé pour le transformer en pâtes ou en farine, afin de les exporter massivement, la Turquie est depuis 2018 le premier client du blé russe. Ce dernier a cependant étendu son terrain de jeu. Au sud de la Méditerranée, il s’est invité aux côtés des ventes d’armes et des mercenaires de Wagner sur le théâtre libyen. Il tente de percer en Algérie, l’un des grands acheteurs de la planète, et commence à penser au Maroc. Vers l’Afrique sub-saharienne, les exportations ont progressé, notamment en Éthiopie, au Soudan, au Nigéria ou encore au Kenya, en Afrique du Sud et au Cameroun. La Russie vend aussi beaucoup de blé en Asie centrale (Kazakhstan, Azerbaïdjan, Bangladesh) et en Asie du Sud-Est (Vietnam, Indonésie, Philippines). Pour Moscou, ces ventes de blé à l’étranger génèrent des revenus annuels de l’ordre de 10 milliards de dollars en moyenne depuis 2016. 

Guerre à l’Ukraine et conflits de narratifs

De 2000 à 2022, la Russie a produit 1340 Mt de blé, soit 90 Mt de plus que les États-Unis et bien davantage que la France (805 Mt). Surtout, le pays a placé un total de 460 Mt sur le marché mondial depuis le début de ce siècle, dont la moitié uniquement sur la période 2017-2022 ! Pour le dire autrement, plus le temps passe et plus les volumes de blé échangés dans le monde sont d’origine russe. Or, si le blé fait la stabilité du monde et permet de bâtir la sécurité alimentaire du plus grand nombre, il peut aussi être instrumentalisé pour en faire une arme de pression massive. 

La Russie, dans le contexte de la guerre avec l’Ukraine, ne cesse de jouer ces derniers mois avec ces enjeux pour manœuvrer diplomatiquement. Le Kremlin étatise la filière à domicile en chassant tous les opérateurs étrangers, eux-mêmes soucieux de ne pas y rester, et arsenalise son commerce de blé avec le reste du monde, en menaçant des pays de leur couper le robinet céréalier s’ils étaient tentés de critiquer ou sanctionner la Russie. Les votes ou abstentions de vote à l’ONU depuis février 2022, à propos du conflit en Ukraine, sont plus éclairants si le projecteur est bien placé sur cet arrière-plan alimentaire. À cela s’ajoutent les engrais azotés, dont la Russie est grand producteur-exportateur, et qui complètent souvent les céréales dans le panier des produits stratégiques que Moscou propose à de nombreuses nations de la planète, à commencer par celles du monde arabe ou africain. Sans engrais, les rendements agricoles chutent généralement de moitié. Il faut alors acheter encore davantage sur le marché international pour couvrir ses besoins domestiques. L’inamovible ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, utilise donc bien souvent ces arguments dans ses déplacements au sein du Sud global, c’est-à-dire dans un monde non occidental, pour qui la guerre en Ukraine n’est pas la sienne et qui ne veut pas rompre ses liens avec la Russie. Cette dernière s’évertue même à expliquer, non sans un aplomb démesuré, que c’est grâce à elle que l’Ukraine continue à placer ses grains sur la scène internationale, évitant ainsi une crise alimentaire, poussée et orchestrée par les États-Unis et les Européens. L’accord qui permet depuis août 2022 de sortir des céréales depuis Odessa par la mer Noire, établi sous égide onusienne et turque, est toujours le seul dossier qui lie indirectement Russes et Ukrainiens depuis le 24 février 2022. La prolongation de cet accord, chaque trimestre, demeure soumise au bon vouloir du Kremlin, qui pourtant bombe le torse afin d’expliquer que grâce à la Russie (à la fois ses productions et sa générosité envers ces grains d’Ukraine), le monde dispose de céréales et peut ainsi se nourrir.

Dans cette guerre économique et agricole, une bataille est donc également livrée sur le terrain du narratif et de la communication. La Russie n’en oublie pas le productif et le prospectif. Des moyens financiers importants continuent à être mobilisés pour progresser en matière génétique et agronomique, pour accentuer le développement logistique et pour préparer à plus long terme les espaces sibériens qui, se réchauffant, pourront être mis en culture. La Chine surgit alors, intéressée par ces perspectives lointaines, mais d’ores et déjà active pour y investir. Une Chine dont l’appétit céréalier s’accroît et qui pourrait de plus en plus s’approvisionner en grains russes, surtout si ce commerce s’affranchit des règles géoéconomiques fixées par l’Occident : nouveaux systèmes de paiement pour ne plus dépendre de SWIFT, dédollarisation des échanges, établissement de normes sanitaires et techniques à travers l’Organisation de coopération de Shanghaï, diplomatie alimentaire via le groupe des BRICS appelé à s’élargir… Rien n’est écrit et donc rien ne garantit que la Russie soit demain toujours aussi influente sur la planète agricole. Mais dans l’état actuel des choses, si rien ne change au Kremlin, la détermination à asseoir cette puissance vis-à-vis du monde demeurera. Elle pourrait même se renforcer, au risque d’amplifier la désynchronisation des agendas entre l’Europe et le reste du monde. Face à ce carnivore et ces défis géopolitiques, l’Europe agricole aurait tort de se convertir au véganisme stratégique.

 

Publié par Areion 24 news.