Sergueï Lavrov va s’exprimer ce lundi au Conseil de sécurité de l’ONU et la Russie a pris la présidence de ce Conseil de sécurité depuis le 1er avril et en pleine guerre en Ukraine : c’est un symbole terrible pour l’ONU ?
D’un point de vue symbolique évidemment, cela fait un peu désordre. Mais ce sont les règles onusiennes et il n’y a là bien évidemment rien d’illégal, car il est impossible d’empêcher un membre du Conseil de sécurité, un membre permanent de surcroît, de s’exprimer. Ou alors il faudrait qu’il y ait unanimité parmi les autres membres, ce qui ne pourrait pas se produire – la Chine elle seule s’y opposerait.
Il est malheureusement normal que la Russie puisse présider le Conseil de sécurité. Rien ne peut aller à l’encontre de cela et donc il est tout à fait normal que le ministre des Affaires étrangères russe se serve de cette présidence comme d’un podium afin de s’exprimer et de dire ce qu’il souhaite dire à la communauté internationale. Mais en effet, cela fait désordre et témoigne que le système multilatéral n’est plus opérationnel aujourd’hui.
Cela montre qu’il faudrait une refonte totale de celui-ci et qu’il y a quand même quelque chose qui cloche à voir une institution multilatérale comme l’ONU permettre encore ce genre de choses : voir Sergueï Lavrov s’exprimer à la face du monde alors que la Russie a illégalement envahi un pays.
Cela fait trois semaines que la présidence russe du Conseil de sécurité de l’ONU a débuté. La Russie en-a-t-elle profité pour faire avancer ses idées, pour pousser en quelque sorte son agenda au sein de l’instance ?
D’abord, il faut voir les choses telles qu’elles sont. L’ONU n’est plus ce qu’elle était dans les années 1990, ou même dans les années 2000. L’ONU politique est aujourd’hui un nain sur la scène politique internationale ! Je ne parle pas des grandes agences humanitaires telles que le HCR, l’Unicef ou le Haut-commissariat pour les droits de l’homme, mais de l’ONU politique telle que nous l’avons espérée, rêvée dans les années 1990, après la fin de l’Union soviétique. Cette ONU politique aujourd’hui est quasiment invisible, on le voit avec la crise en Ukraine.
La Russie n’a donc pas réellement fait avancer son agenda d’abord parce que l’ONU ne représente plus grand-chose comme carte politique, et ensuite parce que cette présidence a essentiellement un rôle technique; Il n’y avait pas vraiment de possibilité pour la Russie de faire avancer un quelconque agenda à cette occasion. En revanche, cela lui offre une visibilité et une forme de légitimation absolument bienvenues pour elle. Bien que l’ONU, comme je vous l’ai dit, soit devenu un nain sur la scène politique internationale, le fait que l’on ait énormément communiqué sur cette présidence lui aura donné un rayonnement tout à fait bénéfique pour elle. Pouvoir s’exprimer ainsi au Conseil de sécurité comme Sergueï Lavrov le fera ce lundi, c’est pain du béni pour Poutine, et l’occasion de pouvoir faire sa propre propagande.
Justement, que dit la Russie aujourd’hui à l’ONU et quelle est sa stratégie aux Nations unies, dans le contexte de cette guerre en Ukraine et donc de l’invasion d’un pays frontalier et souverain ?
Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de stratégie de la part de la Russie à l’ONU. Leur stratégie est de maintenir une forme de statu quo. Comme je vous le disais, l’ONU politique n’intéresse plus vraiment les grandes puissances, car nous ne sommes plus véritablement dans l’ère du multilatéralisme. Donc, si stratégie il y a de la Russie à l’ONU c’est plutôt de maintenir une sorte de statu quo, de conserver les places fortes qu’elle peut encore occuper et s’en servir comme c’est le cas aujourd’hui.
Ce sont 140 pays qui ont voté en février dernier pour demander que la Russie se retire d’Ukraine. Ce vote de l’Assemblée générale des Nations unies, cela pèse lourd tout de même sur la scène internationale ?
Bien sûr, mais n’oublions pas non plus une chose, c’est que les votes de l’Assemblée générale, comme vous le savez, n’ont rien de contraignant. Cela n’a jamais empêché Israël de continuer sa politique d’annexion ; cela n’a rien changé pour les États-Unis, condamnés plusieurs fois par l’Assemblée générale. Aujourd’hui, c’est la Russie, cela ne changera rien et très sincèrement, connaissant les Russes et Vladimir Poutine, ils s’en fichent totalement. Cela n’a aucun impact sur leur population ni sur les populations des pays amis ou alliés.
La Russie a-t-elle véritablement perdu diplomatiquement ? La question se pose. Elle a gagné un très fort rapprochement avec la Chine, avec l’Inde, avec de très nombreux pays en Asie, avec de nombreux pays en Afrique bien évidemment, elle a gagné également en rapprochement avec des pays d’Amérique du Sud. La Russie ne me paraît pas véritablement isolée sur la scène internationale. Ce sont les illusions occidentales qui tendent à nous faire croire à cela, mais elle n’est pas isolée. Elle l’est vis-à-vis des États-Unis et l’Europe, mais elle l’était en grande partie avant la guerre. Donc, diplomatiquement, la Russie ne sort pas vraiment affaiblie de cette crise si elle devait demain se geler ou se terminer.
En ce qui concerne l’ONU, c’est la même chose. Il y a cinq membres permanents au Conseil de sécurité, avec un bloc occidental qui est toujours le même depuis plus de 80 ans (France, Grande-Bretagne, États-Unis) et un bloc Chine-Russie plus soudé que jamais. Donc non, pour moi, il n’y a pas d’affaiblissement de la Russie à l’ONU.
En revanche, s’il y avait une chose à retenir, c’est que le discours de Sergueï Lavrov aux Nations unies et cette présidence russe du Conseil de sécurité – alors que la Russie a illégalement envahi un pays dont elle avait reconnu l’indépendance-, signe vraiment l’arrêt de mort des institutions multilatérales, en tout cas du symbole qu’elles pouvaient représenter jusqu’ici.
Propos recueillis par Daniel Vallot pour RFI.