Il y a trois ans (lors de la publication du Rapport Vigie 2020) le sujet de la géo-ingénierie restait relativement confidentiel et réservé à un cercle d’initiés, d’où l’idée qu’un développement rapide de cette technologie relèverait d’une « rupture » par rapport à la situation actuelle. Or, nous assistons depuis quelques mois à une effervescence sur la question, et, chose frappante, elle est abordée également dans les médias grand public. Pouvez-vous nous le confirmer ?
Oui, tout à fait. Non seulement les médias se sont saisis du sujet, mais surtout des programmes de recherche conduits ont été rendus publics, comme le projet SATAN (Synergie entre ATténuation et AdaptatioN) au Royaume-Uni ou SABRE (Surface Access Borehole Resource Extraction) aux États-Unis. De même, des institutions internationales telles que les Nations unies se sont récemment prononcées sur la question, en témoigne la publication d’un rapport sur le sujet par le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Visiblement, le développement, l’expérimentation et le déploiement des technologies de géo-ingénierie s’accélèrent. Attention toutefois, la géo-ingénierie du climat recouvre un champ large, elle décrit une grande palette de techniques et pratiques qui ne s’inscrivent pas toutes aux mêmes échelles d’intervention sur le système Terre, ni n’ont atteint toutes le même degré de maturité.
Dans cet échange, je parlerai particulièrement de la géo-ingénierie solaire, notamment des technologies qui visent à réfléchir les rayonnements solaires via la diffusion d’aérosols dans la haute atmosphère afin d’abaisser la température sur Terre, et des techniques de capture, d’utilisation et de stockage du carbone.
Qui sont les acteurs qui participent au développement de la géo-ingénierie ? Avec quels objectifs, pour quels intérêts ?
Nous pouvons distinguer six catégories d’acteurs qui participent au développement de la géo-ingénierie avec trois motivations principales et souvent mêlées : scientifiques, économiques et stratégiques :
- Les instances internationales évoquées ci-dessous, en particulier les Nations unies mais aussi l’Union européenne, cherchent à faire avancer la gouvernance internationale des technologies de géo-ingénierie.
- Certains États, principalement anglophones (États-Unis, Royaume-Uni, Australie), sont très moteurs, notamment dans le champ de la géo-ingénierie solaire. Ils mobilisent leurs agences scientifiques, leurs universités mais aussi leurs unités de recherche gouvernementales. Aux États-Unis, les acteurs des domaines de la sécurité et de la défense sont également actifs. Par exemple, la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) a financé plusieurs études sur la géo-ingénierie solaire. De fait, le développement de la géo-ingénierie solaire s’inscrit de plus en plus dans le champ géostratégique, comme en témoigne la publication en 2021 d’un rapport du National Intelligence Council (NIC) identifiant comme risque croissant le déploiement unilatéral de cette technique. Selon le chercheur Kevin Surprise, on observe une militarisation de la géo-ingénierie solaire, d’une part du fait de l’implication d’acteurs militaires dans son développement, et d’autre part car cette technologie peut être utilisée à des fins stratégiques — dans un contexte où le changement climatique est considéré comme une menace à la sécurité nationale américaine.
- La communauté scientifique elle-même investit ce champ, avec des chercheurs issus des sciences dures et des sciences sociales, comme en témoigne le travail de synthèse de la littérature scientifique réalisée par le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat).
- En matière de capture et stockage du carbone, les industries pétrogazières soutiennent, elles aussi, massivement la recherche, car elles sont conscientes des besoins croissants de capture des émissions de CO2. Leur but est principalement économique : dominer un nouveau marché estimé à 4 000 milliards de dollars US d’ici 2050, voire d’assurer leur survie, puisque la compensation des émissions permettrait à leur modèle de se perpétuer. ExxonMobil se qualifie ainsi de leader sur le sujet et participe au développement d’un narratif positif autour de ces technologies.
- De plus en plus d’organisations non gouvernementales (ONG) prennent position concernant le développement de la géo-ingénierie, soit pour la soutenir (SilverLining, par exemple), soit au contraire pour la dénoncer (Geoengineering Monitor, par exemple).
- Des individus, enfin, qui investissent à titre personnel dans la recherche en géo-ingénierie solaire. Issus des domaines de la finance, de la Tech ou de l’immobilier, ces acteurs sont animés par un intérêt économique, bien sûr, mais aussi par une intention sous-jacente de voir perdurer un système de croissance et d’exploitation des ressources dont ils sont les principaux bénéficiaires. Trouver des solutions techniques de contrôle du changement climatique permettrait, théoriquement, de ne pas remettre en cause le capitalisme dans sa forme la plus débridée.
Soulignons que les acteurs qui portent ces programmes de recherche et développent un discours positif sur la géo-ingénierie, s’inscrivent généralement dans un espace géographique bien spécifique (les pays riches) et se distinguent par une sociologie particulière : ce sont majoritairement des individus blancs, de sexe masculin et plutôt âgés. Cela tend à évoluer, mais relativement à la marge, avec des programmes de recherche cherchant à intégrer des chercheurs issus des pays en développement.
L’Inde, notamment, a mandaté certaines de ses agences de recherche sur le sujet.
En janvier 2023, le Mexique a établi un moratoire qui bannit la géo-ingénierie solaire, suite à une expérimentation à échelle réelle conduite par un acteur privé sur son territoire. Cela signifie-t-il qu’il existe des risques, déjà bien connus aujourd’hui, liés au déploiement de ces technologies ?
Pour répondre à cette question, il est, encore une fois, essentiel de distinguer les différentes technologies de géo-ingénierie et leurs échelles hypothétiques de déploiement.
Toutes ces technologies comportent des risques qui, pour le moment, n’ont été évalués que par le biais de modèles mathématiques. Ces modèles sont donc limités et ne pourront être affinés que via des expérimentations à petite échelle. Néanmoins, ils permettent déjà de lister plusieurs risques directs.
Les technologies de capture et de stockage de carbone comportent, par exemple, des risques de fuites importantes sur les sites de stockage, donc à des échelles localisées, dont on connaît peu les conséquences sur la biodiversité souterraine.
Les technologies de géo-ingénierie solaire pourraient, quant à elles, participer :
- À la destruction de la couche d’ozone via la diffusion de particules fines d’acide sulfurique.
- À la modification significative des régimes de précipitations, plutôt à la baisse qu’à la hausse, en fonction des zones de déploiement.
- À des conséquences néfastes sur la biodiversité du fait des perturbations climatiques.
- Au déclenchement d’un événement dit de « choc terminal », c’est-à-dire une remontée très rapide des températures à laquelle ni les sociétés humaines ni les écosystèmes ne seraient en capacité de s’adapter, dans le cas où la diffusion des particules fines dans l’atmosphère cesserait de manière abrupte (pour des raisons géopolitiques, techniques ou économiques, par exemple).
- Il existe ainsi un risque important d’augmentation des inégalités et des injustices entre les pays riches et ceux dits en développement. Aujourd’hui, comme évoqué plus haut, ce sont principalement les États-Unis, le Royaume-Uni ou encore l’Australie qui dominent la recherche et le développement de la géo-ingénierie. Dès lors, se pose la question de l’inclusion de tous les pays dans les discussions autour d’une technologie et de ses conditions potentielles de déploiement qui auraient des conséquences planétaires. Pour l’heure, la création d’une gouvernance internationale demeure une perspective lointaine — laissant les avancées technologiques bénéficier aux pays riches et historiquement responsables du changement climatique.
- Ce risque d’inégalités se traduit aussi entre classes sociales. Si la géo-ingénierie solaire est présentée comme un outil permettant de diminuer les impacts négatifs du changement climatique à l’échelle planétaire, dans les faits son développement devrait plutôt participer à renforcer économiquement une élite technocratique (gros industriels, acteurs influents et riches…). Et, encore une fois, ses potentiels effets négatifs, comme la modification du régime des précipitations, pèseront plus lourd sur des populations déjà vulnérables aux variations climatiques aujourd’hui, comme les agriculteurs.
- Le déploiement à grande échelle de la géo-ingénierie entraîne de manière inhérente une injustice générationnelle, puisque les générations futures hériteraient de notre dépendance à ces technologies et seraient obligées de les perpétuer.
- Le déploiement de la géo-ingénierie solaire fait également courir des risques de conflit du fait des conséquences globales qui l’accompagnent. Un État se considérant lésé par les conséquences des conditions de déploiement sur son territoire (diminution des précipitations, par exemple) pourrait décider de représailles, notamment militaires.
- Plus généralement, les investissements déjà engagés dans la géo-ingénierie aujourd’hui sont marqués par un fort aléa moral. Cette approche techno-solutionniste au changement climatique contribue à retarder politiquement et économiquement la transition de nos sociétés vers la neutralité carbone, alors même que l’efficacité de ces technologies à grande échelle est loin d’être certaine.
Malgré tous ces risques posés aux systèmes naturels et sociaux, une partie de la communauté scientifique considère qu’il est nécessaire de continuer les recherches sur le sujet. Les termes du débat, tel qu’il est posé aujourd’hui, ne sont plus ceux d’un rapport bénéfices / risques, mais d’un rapport risques à déployer la géo-ingénierie / risques à ne pas la déployer — c’est-à-dire à ne pas chercher à intervenir sur le système Terre. Cette évolution rhétorique de la controverse, dans un contexte d’aggravation des effets du changement climatique, a une influence forte sur ceux qui prennent des décisions politiques de plus en plus dans l’urgence.
Mais alors, selon vous, quelles sont les perspectives de déploiement de la géo-ingénierie à l’horizon 2040-2050 au regard de tous ces éléments ?
S.K. : Là encore, il n’est pas possible de répondre à cette question de manière univoque. Tout dépend des technologies dont on parle — certaines étant déjà plus avancées que d’autres —, mais aussi de la mise en place ou non d’une gouvernance internationale, du montant des investissements à venir, etc. Il reste beaucoup d’incertitudes et d’inconnues, notamment du fait de la rétention d’informations sur les technologies les plus stratégiques, mais aussi plus simplement liées à l’ampleur que prendra l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’échelle globale.
Ainsi, le déploiement des techniques de capture et stockage du carbone sera d’autant plus important que les trajectoires d’émissions et de températures seront pessimistes. Et les techniques de capture et stockage de carbone seront probablement nécessaires d’ici 2050, si nous souhaitons rester alignés avec les objectifs de l’accord de Paris de 2015.
En matière de géo-ingénierie solaire, de nombreux scénarios de déploiement se situent temporellement autour des années 2040. Ces scénarios se structurent autour de plusieurs conditions de déploiement, notamment : un déploiement unilatéral par un État, un déploiement par une coalition d’États (particulièrement vulnérables, par exemple) ou encore un déploiement par un philanthrope.[1]
Propos recueillis par Marie Ségur pour Futuribles.
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[1] Voir à ce propos : Parson Edward A., Reynolds Jesse L. « Solar Geoengineering: Scenarios of Future Governance Challenges », Futures, vol. 133, octobre 2021 ; et Sovacool Benjamin K., Baum Chad, Low Sean « The Next Climate War? Statecraft, Security, and Weaponization in the Geopolitics of a Low-carbon Future », Energy Strategy Reviews, vol. 45, janvier 2023. ↑