Poser cette question conduit à nous interroger sur la faisabilité d’une invasion chinoise de Taïwan, mais aussi sur les intentions de Pékin. Sur ce point, les dirigeants chinois répètent depuis des décennies que Taïwan sera à terme une partie intégrante de la République populaire de Chine, tout en privilégiant la voie « pacifique », l’option de l’invasion militaire n’arrivant qu’en dernier ressort. La question de la faisabilité renvoie bien sûr pour sa part au déséquilibre capacitaire, désormais nettement à l’avantage de Pékin, mais aussi à la temporalité. Dès lors, on pourrait se demander « quand la Chine va-t-elle envahir Taïwan ? », comme pour mieux considérer que les manœuvres récentes ne traduisent pas nécessairement un passage à l’acte imminent, mais qu’elles doivent être prises au sérieux compte tenu des possibles évolutions dans la relation interdétroit.
À l’occasion de la fête nationale taïwanaise le 10 octobre, le président Lai Ching-te, élu en janvier dernier mais qui a pris ses fonctions en mai, a prononcé un discours dans lequel il a rappelé qu’aucune des deux rives du détroit de Taïwan ne doit être subordonnée à l’autre, et réaffirmant ainsi les fondements de la souveraineté territoriale et politique de Taïwan. Pékin a dénoncé une posture indépendantiste, justifiant le déploiement, le 14 octobre, d’un grand nombre d’avions et de navires de guerre. Dans les faits, la Chine a engagé une opération qui ressemble à celle d’août 2022, la plus importante jusqu’alors, visant à faire la démonstration de la capacité d’encerclement de Taïwan, avant de déclarer officiellement l’opération terminée.
Un moyen pour Pékin d’envoyer un message fort, de peaufiner ses capacités d’encerclement, et de rappeler à son voisin que c’est désormais la Chine qui est en position de force. Mais cela ne signifie pas qu’un passage à l’acte est inéluctable, et les moyens de pression de Pékin sont beaucoup plus importants dans d’autres domaines, comme la diplomatie, l’économie ou la guerre cognitive. Une guerre ne serait qu’un ultime recours, et la Chine maîtrise l’art de flirter avec la ligne rouge sans la dépasser. Cela ne doit pas pour autant rassurer les Taïwanais, qui comprennent que leur voisin garde un œil sur eux et que les moindres faits et gestes sont prétexte à des pressions grandissantes.
Même si le soutien de Washington est important, les Taïwanais savent que, face à la Chine, ils doivent avant tout compter sur eux-mêmes. Le jour où l’offensive sera déclenchée, il sera trop tard pour y apporter une réponse. Aussi cherchent-ils une autre voie, basée sur une dissuasion, et invitent Pékin à reconsidérer ses ambitions en analysant les conséquences funestes d’une telle guerre dont le régime chinois pourrait faire les frais. Cette voie diplomatique est portée par les deux grands partis taïwanais, conscients d’un risque de crispation qui se traduirait par une escalade. C’est donc la Chine qui permet à des responsables politiques divisés sur de nombreux sujets de converger dans la mise en avance de la souveraineté de Taïwan.
Kinmen, un archipel entre Taïwan et la Chine, d’Alexandre Gandil, éditions Karthala, 2024.
Tribune écrite pour L’Humanité.