• Interview de [Kader Abderrahim->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=abderrahim], chercheur associé à l’IRIS par Marie Verdier

Les divisions au sein du Conseil national de transition, l’organe politique de la rébellion, sont-elles surmontables ?

Ce sera extrêmement difficile, si ce n’est impossible, tant sont importantes les lignes de fracture entre les différents courants qui le composent, par-delà le peu qui les a rassemblés, à savoir la volonté d’en finir avec Kadhafi et ce but unique de la convergence vers Tripoli qui apparaissait comme un projet politique. Or le CNT n’a pas élaboré de projet politique. L’absence de cohérence en son sein transpire dans les informations très contradictoires divulguées ces derniers jours.

Mais le CNT a publié sa feuille de route pour la période de transition !

Quelle est la valeur d’un projet qui n’a pas été soumis aux 150 tribus ? Ces six mois de rébellion n’ont pas été mis à profit pour que tous débattent et s’entendent sur quelques grands principes afin de déterminer le type d’État et de démocratie à construire. Kadhafi était une sorte de Trotski des sables. Il n’y a aucune institution dans le pays, pas d’État, pas de police, pas de Parlement, juste des comités révolutionnaires dans les quartiers pour maintenir le pouvoir absolu du « guide ».

Aujourd’hui il y a deux grandes inconnues. Que peut proposer le CNT aux chefs de tribus qui règnent sans partage pour qu’au minimum ils n’exercent pas de pouvoir de nuisance ou au mieux participent au pouvoir ? La plupart de ses dirigeants sont des transfuges de l’ancien régime. Leur légitimité est faible. La population nourrit une suspicion à leur encontre, comme en attestent les témoignages sur Al Jazeera. Deuxièmement, quelle pourra être l’alliance politique avec la coalition occidentale très engagée dans l’insurrection et comment convaincre les Libyens du bien-fondé d’une telle alliance et d’une présence occidentale sur leur sol ?

On n’imagine pas les Occidentaux négocier avec les islamistes, fort peu mis en avant par le CNT, mais pourtant une composante incontournable et la seule crédible auprès de la population, car ils incarnent historiquement l’opposition. Or une part d’entre eux nourrit l’islamisme le plus radical. On retrouvait le GICL libyen dans toutes les cellules d’Al Qaida, celui-ci était très présent sur le terrain en Irak en 2003 au moment de l’invasion américaine.

Pourquoi parlez-vous d’une présence occidentale en Libye ?

Dans l’histoire récente, les deux guerres du golfe et l’Afghanistan, se sont soldées ainsi. Même en Arabie Saoudite, où il n’y pas eu d’intervention militaire américaine, plus de 50 000 soldats y sont installés depuis 1991. Au total 150 000 soldats sont installés dans la péninsule arabe. L’histoire libyenne diffère certes de celle de l’Irak, mais les enjeux demeurent les mêmes.

La Libye n’est pas la Tunisie. Le pays jouait un rôle majeur au Maghreb et en Afrique. Son évolution va profondément changer la géopolitique de la région. L’Union africaine sans Kadhafi (et sa générosité envers les pays africains) ne sera plus la même. L’intervention de l’Otan est largement mue par la volonté européenne et américaine de remodeler de manière très importante la carte de la région pour tenter de trouver une gouvernance méditerranéenne, de se prémunir contre le terrorisme et de préserver son approvisionnement énergétique.

N’y a-t-il pas une raison d’être optimiste, d’envisager la constitution d’un État fédéral pour rassembler les diverses composantes libyennes ?

En Europe la constitution d’États fédéraux a pris des siècles. Cela ne se réalisera pas en un an ou deux en Libye où la population est tribalisée aussi bien politiquement que sociologiquement. Le pays assis sur un baril de pétrole qui aurait pu devenir un Singapour arabe, a été détruit. La population est exangue. Seule 6 % de la population travaille. L’élite intellectuelle a disparu. On ne peut écarter le risque de guerre civile. La distribution massive d’armes dans le pays accroît dangereusement ce risque.

Cette rébellion libyenne évoque la révolte arabe de 1915 contre les Ottomans. Les tribus ont eu à l’époque un mal fou à s’organiser. La prise de Damas s’est soldée par une mise à sac de la ville. Les Britanniques ont fini par intervenir pour les fédérer. Aujourd’hui, je ne vois pas qui pourrait fédérer la Libye. Or il y a peu de chances que le pays puisse s’en sortir seul.