Une nouvelle étape a été franchie. Après le double assassinat par Israël, les 30 et 31 juillet dernier, du responsable du Hezbollah libanais, Fouad Chokr, à Beyrouth, et du chef politique et ex-négociateur pour le Hamas, Ismaïl Haniyeh, à Téhéran, le monde retient son souffle. Deux exécutions de leaders importants, dans deux capitales symboliques, qui appellent  une riposte de grande envergure, promettent l’Iran et le Hezbollah. L’hypothèse d’une attaque coordonnée n’est pas à exclure.

Pour le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, ces attaques étaient-elles un moyen de détourner l’attention de la communauté internationale des bombardements constants, depuis plus de 300 jours, dans la bande de Gaza ? Figuraient-elles une tentative de reprendre l’avantage sur l’« Axe de résistance » dirigé par Téhéran, et allant du Hezbollah libanais aux Houthis yéménites, en passant par les milices chiites afghanes et irakiennes et les milices palestiniennes sunnites ?

Spécialiste des relations internationales et auteur de dizaines d’ouvrages – parmi lesquels une bande-dessinée de vulgarisation,  Géostratégix  –, Pascal Boniface décrypte pour Jeune Afrique les circonstances de ces attaques ciblées – perçues comme des victoires politiques en Israël – et les risques d’une guerre régionale élargie qu’elles impliquent.

Jeune Afrique : Quel est le message envoyé par Tel Aviv avec le double assassinat du leader du Hamas, Ismaïl Haniyeh, et du responsable du Hezbollah libanais, Fouad Chokr ?

Benyamin Netanyahou répétait à l’envi que les dirigeants du Hamas sont des « morts debout » et qu’ils paieraient tous le prix des attentats du 7 octobre 2023. Sur le plan de la politique intérieure, c’est un succès. Sauf que, en supprimant le responsable politique du Hamas avec lequel il négociait, le Premier ministre israélien montre qu’il n’a pas pour priorité la libération des otages et qu’il n’est pas prêt à un cessez-le-feu. Si la trêve était décrétée, les deux partis extrémistes qui le soutiennent quitteraient la coalition, ce qui entraînerait  la chute de son gouvernement. Or, Netanyahou a choisi de se maintenir au pouvoir coûte que coûte ; faire de la libération des otages une priorité ne lui serait donc pas profitable; ce serait carrément contre-productif.

Est-ce perçu également comme une victoire par les alliés occidentaux de Benyamin Netanyahou ?

C’est comme cela qu’il  le présente, puisqu’il a fait disparaître deux ennemis importants. Mais le tout est de savoir s’il n’est pas dans une logique d’escalade. En ce qui concerne le leader du Hezbollah, Américains et Européens avaient suggéré au Premier ministre israélien de ne pas attaquer Beyrouth, capitale d’un pays qui a des  liens très forts avec les pays occidentaux. Jusqu’ici, les alliés d’Israël admettaient qu’il frappe le sud du Liban, mais se montraient réticents à des frappes sur Beyrouth. Par cette attaque, Netanyahou a certes éliminé un responsable important du Hezbollah, mais il a surtout agrandi le fossé qu’il y a entre Joe Biden et lui – et probablement Kamala Harris. Une fois de plus, il a choisi de conforter sa coalition gouvernementale, de faire plaisir à ses ministres d’extrême droite, Ben Gvir et Smotrich.

S’agit-il d’un énième calcul politicien de Netanyahou, au détriment des otages et malgré les risques d’un embrasement régional ? 

De nombreux responsables politiques et dirigeants des services israéliens de renseignement estiment que le seul but de Netanyahou est de se maintenir au pouvoir, notamment pour ne pas avoir à affronter ses ennuis judiciaires. La poursuite de la guerre le lui permet, et un cessez-le-feu serait pour lui un échec.

À ce jour, Israël n’a toujours pas reconnu être à l’origine de la frappe qui a tué Ismaïl Haniyeh. Comment l’expliquez-vous ?

Les Israéliens ont reconnu être les auteurs d’une attaque, celle de Beyrouth, mais pas de l’autre. Effectivement, on peut se demander  s’ils s’abstiennent de revendiquer l’assassinat de Haniyeh pour ne pas admettre ouvertement qu’ils ont renoncé à toute possibilité de négocier la libération des otages. C’est évident : si vous voulez négocier, vous ne tuez pas le négociateur.

Est-ce qu’Israël veut déclencher une guerre régionale qui obligerait Washington à intervenir?

Il y a peut-être une tentative d’Israël d’entraîner l’Iran dans un affrontement avec Washington. Auquel cas, les liens qu’entretient Israël avec les États-Unis et les pays européens seraient renforcées. Parce que l’Iran a un effet repoussoir sur les Occidentaux, qui pourtant commencent à critiquer l’action d’Israël à Gaza – même s’ils n’exercent pas de réelles pressions sur Netanyahou. Si, comme on l’a vu le mois dernier, l’Iran s’en prenait directement à Israël, tous les pays occidentaux assureraient Tel Aviv de leur solidarité.

Le secrétaire d’État américain, Anthony Blinken, ne s’est pas exprimé sur l’attaque ayant coûté la vie à Fouad Chokr, à Beyrouth. Washington aurait-il approuvé l’élimination du chef du Hezbollah qu’elle tient pour responsable de la mort, en 1983, de 240 marines américains ?

C’est dur à déterminer. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les Français et les Américains, qui ont payé un lourd tribut à des attentats menés par Fouad Chokr, ne vont pas pleurer sa disparition. Mais c’est plutôt l’escalade en tant que telle qui est inquiétante.

Ismaïl Haniyeh était à Téhéran pour la cérémonie d’investiture du nouveau président iranien, Massoud Pezeshkian. Cette attaque ne représente-t-elle pas un échec cuisant des services iraniens ?

On parle d’un leader important d’un mouvement allié, qui a été reçu par le Guide suprême, et qui s’est rendu en Iran pour l’intronisation du nouveau président. Le fait qu’il soit tué chez eux, représente une faille sécuritaire importante et un camouflet pour les services iraniens. Pourtant, ce n’est pas la première fois qu’Israël tue à Téhéran. Ils ont éliminé ainsi de nombreux responsables du programme atomique iranien. En outre, ce que l’on peut noter, c’est qu’ils ont choisi de supprimer Haniyeh à Téhéran et pas à Doha, où il était peut-être plus facile de l’avoir. Israël, quelles que soient ses positions officielles, n’a donc pas voulu perturber ses relations avec le Qatar.

Quelles conséquences pourraient avoir la mort d’Ismaïl Haniyeh sur le fonctionnement du Hamas ?

Le Hamas a perdu une pièce essentielle, son leader politique.  Premier ministre palestinien de mars 2006 à juin 2014, il a été l’homme de tous les contacts et rendez-vous internationaux. Mais, même si Haniyeh et Chokr [pour le Hezbollah] étaient importants, ce n’est pas en supprimant les dirigeants d’une organisation qu’on l’élimine. On y met fin lorsqu’elle n’a plus de base sociale, lorsqu’elle n’a plus de soutien. Ce qui est loin d’être le cas du Hamas.

À quel type de riposte faut-il s’attendre de la part des Iraniens ? 

Les Iraniens n’ont pas vraiment les capacités d’attaquer Israël. Ils le savent très bien. Et ils savent aussi que s’ils le faisaient, ils auraient un bloc occidental face à eux. Après le bombardement de leur bâtiment consulaire à Damas, ils avaient affirmé qu’ils ne resteraient pas sans réaction. Mais avant de passer à l’acte, ils ont prévenu et ont fait en sorte qu’il n’y ait pas de morts israéliens. Évidemment, ils avaient noté que les pays occidentaux, qui n’avaient pas critiqué le bombardement visant leur infrastructure, avaient immédiatement condamné les tirs de leurs drones et missiles sur Israël. Si les Iraniens attaquaient directement, Ils rendraient ainsi service à Netanyahou. Il serait donc plus avisé de leur part de s’appuyer sur leurs alliés de « l’Axe de résistance ».

Une attaque coordonnée de l’ensemble des membres de cet « Axe de résistance » serait-elle imaginable ?  Quel est le degré d’influence de l’Iran sur ses « proxies » ?

Certes, ces mouvements sont liés à l’Iran, qui peut les aider à s’armer. Mais ils ont aussi leurs propres ambitions et leurs propres leaders ; les Iraniens ne les dirigent pas. Ce ne sont pas de simples marionnettes. Reste à voir ce que fera le Hezbollah, qui peut intensifier ses frappes. Dans tous les cas,  les limites de l’acceptable disparaissent petit à petit, et on se rapproche chaque jour un peu plus du gouffre.

Quelle analyse faites-vous de ce qu’il se passe sur le terrain ? Comment se portent les troupes ?

Israël n’est pas affaibli militairement et a toujours la main. Mais après dix mois de guerre, il ne l’a pas encore gagnée. Ce qui montre les limites des solutions militaires aux problèmes politiques.

Dans l’éventualité d’une victoire de Kamala Harris à la présidentielle américaine de novembre prochain, peut-on imaginer la nouvelle locataire de la Maison-Blanche moins conciliante avec Israël que ne l’est Joe Biden? Lors d’une visite de Netanyahou à Washington, en juillet dernier, elle n’avait pas hésité à faire pression pour parvenir à un accord de cessez-le-feu.

Oui, certainement. Elle n’est pas de la même génération que Biden. Elle vient d’un État, la Californie, qui est beaucoup plus ouvert, et, donc, qui n’a pas le classicisme de la politique américaine. Bien sûr, elle ne couperait pas les liens avec Israël. Mais elle serait plus exigeante que Biden qui, pour l’instant, n’a fait que protester. Benyamin Netanyahou n’a suivi aucun de ses conseils, ni aucune de ses propositions.