Y a-t-il un alignement du gouvernement kazakh sur la politique chinoise ?
Cela va sans dire. Le Kazakhstan joue la carte chinoise, notamment dans le cadre du projet des Nouvelles routes de la Soie, et ce depuis le discours fondateur du président Xi Jinping en 2013 à Astana. Donc, le gouvernement, officiellement, est plutôt proche des positions chinoises, tout simplement parce que la Chine est une opportunité. S’aliéner la Chine, c’est prendre un risque, car le Kazakhstan est, comme tous les autres pays de l’Asie centrale, très enclavé sur le plan géographique.
Toutes les marchandises du Kazakhstan ne peuvent que transiter soit via la Fédération de Russie, soit via la Chine. Entretenir de bonnes relations avec la Chine est donc important.
Rappelons aussi que d’un point de vue multilatéral, le Kazakhstan fait partie de l’Organisation de coopération de Shanghai. C’est important de l’avoir en mémoire, car cette organisation est dotée d’un bureau de lutte contre le terrorisme dont le siège se trouve à Tachkent, en Ouzbékistan. De plus, de nombreux pays d’Asie centrale ont ratifié des accords, que ce soit dans le cadre de cette organisation ou pas, demandant l’extradition de toute personne ouïghoure qui serait recherchée par les autorités chinoises pour terrorisme.
Cela explique la répression exercée à l’encontre d’activistes ouïghours, tels que Serikjan Bilach, qui ont subi des pressions suite à leur engagement dans la dénonciation des exactions chinoises. Qu’il y ait une influence du gouvernement chinois sur le Kazakhstan au sujet de la question ouïghoure tous azimuts me paraît évident, parce que le Kazakhstan est un pays absolument nécessaire dans l’échiquier diplomatique chinois. Ce pays donne accès à tout le reste de l’Asie centrale, à l’Union européenne – qui reste le premier partenaire commercial de la Chine, et au Moyen-Orient. Donc de ce point de vue-là, le Kazakhstan est un axe pivot des intérêts stratégiques chinois, au même titre que la province ouïghoure voisine du Xinjiang.
La Chine a besoin du soutien du Kazakhstan, et réciproquement. Donc la Chine ne peut tolérer des manifestations pro-ouïghoures sur le territoire kazakh, même si les populations turcophones qui y vivent ressentent une très forte empathie à l’égard de la population ouïghoure, parce que c’est un peuple frère.
De ce point de vue-là, je vois peut-être le signe d’un divorce consommé entre la société au pouvoir et la société d’en bas. Tous les troubles qui ont ébranlé les régimes du Kazakhstan sont marqués par cette hostilité à l’égard d’une ingérence grandissante de la Chine dans les affaires kazakhes. Je pense tout particulièrement à la grande crise de 2011, du côté de la mer Caspienne, où l’opinion a pu voir une ingérence grandissante de la Chine dans les affaires du Kazakhstan, ce que montre d’ailleurs l’arrestation d’autorités locales, actionnaires et hommes d’affaires confondus avec des Ouïghours, qui ont été et sont encore incarcérés au Xinjiang. Évidemment, tout cela provoque une très grande animosité à l’encontre des Chinois.
Dans ce cas-là, comment expliquer que le gouvernement kazakh, ou d’autres gouvernements, aient accepté de donner l’asile politique à certains Ouïghours ?
C’est une façon de ne pas insulter l’avenir, je pense. Il y a évidemment entre tous les États de la région un double discours qui est lié à la nécessité de donner des gages à l’opinion publique. C’est important, bien sûr. Mais au vu des accords qui lient les pays d’Asie centrale avec la Chine, il est évident que ceux-ci jouent en parallèle la carte chinoise. Cette tendance s’est d’ailleurs accentuée au Kazakhstan depuis l’arrivée de Kassym-Jomart Tokaïev au pouvoir.
Donc, on cherche un peu la voie du compromis pour se concilier une partie de la population. Mais ça, c’est au risque de voir à terme un divorce très important entre les autorités et l’opinion.
Dans quelle mesure les Ouïghours pèsent-ils au sein de la société civile ? Le Kazakhstan a pu être le théâtre d’agressions envers la population ouïghoure. Existe-t-il une fracture sociale au sein des sociétés ?
Oui. Il y a une forme de schizophrénie. On est très heureux de pouvoir bénéficier des infrastructures développées avec l’aide des Chinois. Et en même temps, on peut voir d’un mauvais œil la venue de ces populations ouïghoures réfugiées sur le sol kazakh parce que l’on considère que ces populations “nous volent notre travail”, etc. Donc tout n’est pas blanc ou noir. Bien sûr, il y a des aspects très évolutifs, très versatiles. Mais ce que vous pointez du doigt est une réalité. Il y a bien à la fois une population très heureuse d’un développement économique qui, toutefois, ne bénéficie pas à tous, et une population qui se mobilise pour dénoncer la répression.
Au passage, il y a aussi une critique de la Chine qui dépasse les questions humanitaires. C’est aussi une dénonciation de l’ingérence économique chinoise qui se révèle parfois au grand jour, comme on a pu le voir durant de multiples manifestations survenues au Kazakhstan depuis 2021. Il n’y a pas d’incompatibilité.
Le paysage social reste toujours très, très clivé. Donc l’hostilité à l’égard de la Chine mêle autant la critique contre une ingérence économique qu’une dénonciation des répressions contre les minorités du Xinjiang.
Au niveau régional, y a-t-il des différences dans la perception de la Chine entre les pays d’Asie centrale ? Le degré de connivence avec le voisin chinois crée-t-il des tensions ?
Du point de vue des gouvernements, il n’y a pas d’ambiguïté. Bien au contraire. Tous souhaitent bénéficier des retombées économiques de la politique chinoise. La question se pose, là encore, plutôt au niveau de la lutte des opinions. Il y a, je pense, un divorce de plus en plus grand entre les choix des décideurs de ces différents pays et les opinions.
Mais encore une fois, cela reste très opaque et très général. Pour être honnête, les opinions des anciennes républiques soviétiques de l’Asie centrale ne sont pas les plus radicales contre la Chine.
C’est bien davantage dans des pays comme le Pakistan – qui fait aussi, géographiquement, partie de l’Asie centrale, ne l’oublions pas – que l’opposition est la plus forte. Si l’on pense au Baloutchistan, une région en proie à une guerre civile où les Chinois sont particulièrement nombreux autour du port de Gwadar, il n’est pas un jour ou presque où l’on n’annonce pas des kidnappings, des demandes de rançons ou des assassinats à l’encontre de Chinois ouvriers, qui construisent aujourd’hui une voie de passage particulièrement contestée. Cela montre bien qu’il y a une forme de sinophobie de plus en plus ouverte de la part de cette population. Mais ce n’est pas exprimé de manière monolithique et uniforme, loin de là.
Au-delà des protestations violentes, le milieu culturel se mobilise-t-il contre un rapprochement avec la Chine ?
La question est celle de la place de la diaspora ouïghoure. Donc oui, des acteurs culturels tentent de faire porter leur voix. Mais celle-ci reste limitée à un public occidental.
Sinon, évidemment, au Xinjiang, il n’y a pas du tout de manifestations de ce genre. En Asie centrale non plus, c’est vraiment difficile. Tout simplement parce que ça ne serait pas toléré par les régimes en place. Cela me paraît évident.
Est ce que vous pensez que ce problème pourrait à terme avoir des conséquences sur la stabilité des régimes de la région ?
Non, je ne pense pas. Je pense que la question de la répression chinoise à l’encontre des minorités musulmanes reste encore un épiphénomène. Il peut y avoir assurément une sorte de palestinisation des exactions dans la région liée au problème ouïghour. Mais encore une fois, ce sont des piqûres de moustiques. Le problème n’est pas si fondamental.
D’ailleurs, Pékin l’a bien compris. Ce qui préoccupe plutôt le gouvernement chinois, ce sont les groupuscules terroristes. Ceux-ci peuvent être ouïghours, et peuvent venir d’Afghanistan ou du Tadjikistan, contre des infrastructures chinoises. Mais c’est surtout les autres groupuscules terroristes tels que Daech ou Al-Qaïda qui peuvent à terme poser des problèmes sécuritaires pour les intérêts chinois.
Mais que voulez-vous, de toute façon ? Du point de vue des rapports démographiques, vous avez d’un côté 12 millions d’Ouïghours, dont près d’un demi million sont arrêtés. Si l’on compte ceux vivant dans la diaspora, cela fait 24 millions de personnes. Je vous l’accorde. Mais que pèsent 24 millions de personnes par rapport à 1 milliard 400 millions de Chinois ? Que pèsent-ils par rapport aux milliards investis par la Chine auprès des pays voisins ?
Rien du tout.
Il y aura forcément des velléités d’instrumentalisation de la question ouïghoure, comme l’ont fait Américains ou Européens en dénonçant, à juste titre, un génocide pratiqué par les autorités chinoises. Mais ce n’est pas ça qui va changer la réalité politique de la Chine et de son régime, ni entraver son rapprochement avec les pays centrasiatiques.
Propos recueillis par Eva Montford pour Novastan.