• Interview de [Béligh Nabli->http://www.iris-france.org/cv.php?fichier=cv/cv&nom=nabli], directeur de recherche à l’IRIS

Alors que les prochaines élections législatives tunisiennes doivent se tenir le 23 octobre prochain, la situation politique du pays reste confuse. La raison : 217 postes de députés pour 10 000 candidats inscrits sur 1600 listes de 110 partis différents. En plus de l’exercice nouveau de la démocratie, après 23 ans d’oligarchie, le peuple tunisien est confronté à des listes électorales suspectes ou à des ersatz de l’ancien parti de Ben Ali qui tentent de brouiller les pistes à coup de nouvelles formations politiques à consonance “libérales” qui séduisent le patronat. Comme dans tout grand pays libre, la violence et l’incivilité font désormais partie du paysage et viennent entacher la période post-révolution et le sentiment de fierté, laissant place à l’inquiétude. Béligh Nabli, directeur de l’Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe et chercheur à l’IRIS décrypte pour nous la situation politique actuelle en Tunisie et revient sur les attentes et le sentiment du peuple tunisien avant les élections.

Après la révolution, peut-on aujourd’hui parler de démocratie en Tunisie ?

L’idée générale est simple, on vit un processus de démocratisation et la démocratie ne se décrète pas, elle est le produit d’un processus qui demande du temps. Les citoyens comme les acteurs politiques doivent apprendre à suivre certains comportements qu’ils ne connaissaient pas, suivre certains principes et certaines règles également. La Tunisie vit ce que l’on appelle actuellement une transition démocratique ce qui devrait aboutir à une nouvelle constitution. Une constitution qui elle-même devra poser les nouvelles règles du jeu politique et institutionnel et créer un nouveau système social. Donc la démocratisation sera politique mais l’un des enjeux c’est qu’elle revêt également une dimension sociale.

Parmi les 110 partis, quelles sont, selon vous, les forces politiques les plus crédibles pour gouverner le pays ? Comment jugez-vous ce multipartisme ?

Tout d’abord, le multipartisme même effréné dans un premier temps, est plutôt un bon signe, car il est le reflet d’une société politique et d’une société civile qui du jour au lendemain a explosé. Maintenant, on assiste à une forme de dérive et je pense que plusieurs listes présentées ne sont pas sérieuses. D’un autre côté, pour en revenir aux forces politiques crédibles, il y a par exemple Ennahda, qui incarne un islamisme modéré eut égard à d’autre partis islamistes d’inspiration salafiste. Ennahda tente de faire montre de sa capacité à gouverner à travers sa capacité d’organisation, de gestion et sa base populaire dans la société tunisienne. Il existe aussi des partis de centre-gauche, dont le PDP (Parti Démocrate Progressiste) qui est également une force politique sur laquelle il faudra compter. L’un des enjeux du PDP est de pouvoir faire la démonstration de sa capacité à coaliser les forces de centre gauche autour de son nom. Il y aussi dans cette sphère de gauche, le mouvement Ettajdid, qui lui est l’héritier de l’ancien parti communiste tunisien. Dans la même mouvance on retrouve le FDPL (Forum Démocratique Pour le Travail et les Libertés) qui est incarné par un personnage intéressent, Mustapha Ben Jaafar, qui est une véritable figure de l’opposition à Ben Ali. Ben Jaafar incarne actuellement aux yeux des Tunisiens, une forme de probité sur le plan de la morale publique et c’est le genre de valeur qui risque de peser pendant ces élections. Il pourrait très largement créer la surprise.

Pour les partis de droite, ce sont plutôt des libéraux au sens économique, eux s’inscrivent plus dans une relation avec le patronat. Le PLT (Parti Libéraux des Tunisiens) ou encore le Parti de l’Avenir. Ils ont une relation certaine avec le RCD qui a été dissout, ses dirigeants ne peuvent plus se présenter sous sa bannière mais ils sont toujours en place. Ils tentent comme ils peuvent de s’immiscer dans le futur jeu politique.

Certains témoignages de tunisiens, font état d’une violence grandissante dans le pays et d’une incivilité qui commence à s’installer doucement. Ils disent même parfois regretter l’ancien régime. Comment interprétez-vous cela ?

Je pense que c’est classique des périodes post-révolutionnaires, classique en ce sens ou les gens étaient habitués à une stabilité, une sécurité qui était inhérent précisément à la nature du pouvoir en place. Ensuite il y a une période de flottement institutionnel qui a ouvert des brèches et une période aussi où les forces de l’ordre, en tant qu’institution ont été mises en cause. Pour les Tunisiens, la police est directement liée à l’ancien régime, donc cette remise en cause de la police comme institution républicaine, a conduit à ce qu’une grande partie des policiers n’exercent plus leur métier. Donc cette période de flottement qui continue encore aujourd’hui laisse une place à la violence. Mais il est important de rappeler que la situation est meilleure aujourd’hui. C’est en fait le contraste entre cette stabilité politique, économique et l’instabilité qui a succédé à la révolution qui a déclenché ce sentiment d’inquiétude chez le peuple tunisien. Aujourd’hui, les Tunisiens sont plus dans l’urgence que dans la contemplation de l’évolution du pays.

Quels sont les enjeux de cette élection pour les Tunisiens ?

L’un des enjeux pour les Tunisiens c’est précisément que les avancées politiques et démocratiques se traduisent socialement et économiquement. Le problème c’est que la politique s’inscrit dans la durée alors que l’économique et le social, lorsque ils sont vécus individuellement sont plutôt dans l’urgence. Il y a deux rythmes qui ne sont pas les mêmes et cela entraîne une certaine frustration chez les Tunisiens. Il faudra donc que les futurs élus travaillent vite et efficacement afin que la Tunisie s’inscrive dans une nouvelle donne.