Cette participation du pape à la COP28 marque-t-elle une nouveauté dans l’histoire des relations internationales du Saint-Siège, ou s’inscrit-elle dans la continuité de l’action diplomatique de ses prédécesseurs?
La présence du pape dans une instance internationale est relativement classique, car les papes se sont régulièrement déplacés au sein de l’ONU. Cette présence personnelle du pape à la COP28 montre toutefois que la défense de l’environnement constitue un thème central de son pontificat, comme l’ont prouvé son encyclique Laudato si’ (2015) et son exhortation Laudate Deum (2023), qui rentrait dans des détails assez techniques concernant la lutte contre le réchauffement climatique.
Cette tonalité proche d’une ONG peut surprendre mais son encyclique Fratelli tutti, publiée lors de la crise du Covid en 2020, proposait aussi des actions à promouvoir pour défendre la fraternité humaine. Le pape se situe dans cette matrice, avec une approche très pragmatique. Certains peuvent l’interpréter comme le signe d’un engagement trop politique et éloigné de sa mission de chef spirituel. Mais l’ampleur et l’urgence des crises actuelles conduisent le pape à être concret, afin de proposer des lignes d’action pour les catholiques et pour tous ceux qui sont prêts à l’écouter.
Concernant la dimension multilatérale, les entretiens qu’il devrait mener avec les chefs d’État présents à la COP28 seront observés avec attention. La présence de cet homme de près de 87 ans, qui n’est pas soumis à un mandat électoral contrairement à la plupart de ses homologues, peut-elle réellement peser dans ce type de réunions internationales ? Ou est-il plutôt perçu comme un personnage symbolique, dont l’influence serait finalement limitée ?
D’une manière globale, son influence est limitée. Sa rencontre de 2014 au Vatican avec le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas et son homologue israélien de l’époque Shimon Peres avait apporté une image forte. Mais neuf ans plus tard, nous voyons bien qu’elle n’a pas porté les fruits espérés. Le pouvoir du pape est forcément limité, car le Saint-Siège ne dispose pas des moyens habituels des États, qui entretiennent des rapports de force induits par un pouvoir de coercition.
Mais on peut voir les choses sous un autre angle: la diplomatie peut aussi être officieuse, relever de la paradiplomatie, avec une dimension de conseil et de médiation. Je crois que c’est plutôt sur ce créneau que l’action du pape et du Saint-Siège peut se situer. Le pape peut faciliter certaines rencontres: par exemple, les bonnes relations entretenues par le Saint-Siège avec l’Iran peuvent permettre au pape de faire passer des messages de l’Iran vers d’autres pays, et inversement. Cette politique de médiation ou de bons offices du Saint-Siège peut ainsi être utile pour les États traditionnels.
Les COP sont l’un des lieux où s’exprime la rivalité entre pays du Nord et pays du Sud, particulièrement exposés aux conséquences du changement climatique. En tant qu’homme venu d’Argentine, très critique par rapport au modèle occidental, le pape peut-il permettre d’éviter que la polarisation entre pays riches et pays pauvres ne se cristallise d’une façon encore plus violente?
Il a en effet donné un écho nouveau à l’Amérique latine sur la scène internationale, mais le fait que la papauté soit en décalage avec la politique occidentale, cela ne date pas seulement de François. On peut se souvenir de l’opposition virulente de Jean Paul II face à l’offensive des États-Unis en Irak en 2003: le pape avait alors clairement dit que cette guerre n’était pas légale, et que si les catholiques étaient associés à cette offensive, on en reviendrait à identifier le catholicisme comme une affaire occidentale, ce qui accentuerait encore la perception d’un choc des civilisations.
Mais il est vrai que le pape vient du Sud avec une parole très ciblée. Il vient d’Argentine, et il observe les pays occidentaux comme étant extérieurs à sa sphère culturelle et à l’approche politique traditionnelle dans laquelle il a baigné en Amérique latine. En associant l’écologie au «cri des pauvres», il se situe par ailleurs tout à fait dans la mobilisation catholique latino-américaine traditionnelle, qui est très active depuis plusieurs décennies. Son plaidoyer se situe ainsi dans la ligne de la Conférence épiscopale latino-américaine, définie notamment lors de la conférence d’Aparecida à laquelle il avait participé en 2007. Cela peut donc lui donner une certaine légitimité du point de vue des pays du Sud.
Sur certaines prises de position – notamment sur les migrations -, il froisse une partie des catholiques européens, qui ont l’impression que le pape ne comprend pas leur réalité et s’exprime d’une façon extérieure. On est toujours en situation d’extériorité par rapport à une identité, mais le fait de venir du Sud peut lui permettre de s’exprimer au nom des pays les plus défavorisés.
A-t-on assisté sous ce pontificat à un réinvestissement du Saint-Siège au sein des Nations unies?
Le pape François a en effet réinvesti ces enceintes onusiennes et semble plus impliqué dans la politique internationale que son prédécesseur immédiat Benoît XVI. Lui était plus concentré sur l’Europe et la promotion de son héritage chrétien, même s’il s’est exprimé devant les Nations unies à New York, en 2008. Jean Paul II s’était pour sa part beaucoup investi dans les institutions onusiennes, dans le contexte de la guerre froide et de son combat frontal contre l’Union soviétique et le communisme.
François est arrivé avec un regard différent, qui n’est pas celui d’un diplomate ou d’un professionnel des relations internationales. Il peut être perçu comme un militant, mais sa façon de considérer que les enjeux actuels sont globaux et relèvent d’une dimension supranationale se ressent dans sa pastorale, dans ses voyages et dans le réinvestissement des diplomates du Saint-Siège au sein des instances onusiennes.
Dans le souci de donner au Saint-Siège sa place dans un monde multipolaire, il semble que le rôle de Jean Paul II dans la chute du communisme en Europe tende aujourd’hui à être relativisé dans le langage public du pape et de ses diplomates, afin de ne pas froisser la Chine… La stabilisation des contacts avec ce pays resté officiellement communiste implique-t-elle de prendre une distance par rapport à cet héritage, du point de vue du Saint-Siège?
Un certain «droit d’inventaire» par rapport au pontificat de Jean Paul II avait déjà été exprimé par Benoît XVI dans certains entretiens. Il avait exposé clairement ses différences d’approche par rapport à son prédécesseur, à sa façon, avec nuance, humilité, respect. En ce qui concerne la volonté actuelle du Saint-Siège de se montrer conciliant avec le Vietnam et la Chine, on peut y lire une dimension à la fois personnelle et collective.
La dimension personnelle est liée à l’identité jésuite du pape François. La Compagnie de Jésus nourrit depuis plusieurs siècles une appétence missionnaire à l’égard de l’Asie et de la Chine. Le pape François se situe dans cette filiation, comme cela s’est perçu fortement lors de son hommage appuyé à Teilhard de Chardin, au terme de sa récente visite en Mongolie.
Mais il y a aussi une dimension collective. Un peu comme l’administration de Barack Obama qui avait opéré un «pivot vers l’Asie», l’Église catholique comprend que le monde change et que l’Asie constitue un enjeu majeur pour son avenir, dans une dynamique missionnaire. Cette vision explique aussi la politique du pape, qui, vis-à-vis de la Chine, est assez risquée.
Dans ses destinations de voyages, le pape François favorise les pays dans lesquels les catholiques sont minoritaires. Est-ce une façon de montrer aux Européens, souvent angoissés par le déclin statistique de l’Église catholique, que la condition de minorité ne doit pas empêcher les catholiques d’œuvrer pour la paix et le dialogue, entre les nations comme à l’intérieur de chacune d’elles?
Il est vrai que les structures de l’Église sont en crise dans de nombreux endroits et que le fait catholique tend à devenir minoritaire, même si certains pays enregistrent encore une croissance du nombre de catholiques. C’est un enjeu majeur. La position du pape, c’est d’inviter les catholiques à assumer leur rôle dans des sociétés pluralistes, et donc à le faire avec humilité.
Des approches plus défensives apparaissent cependant, et certains courants populistes instrumentalisent cette inquiétude liée au déclin du fait religieux, en cherchant à retourner cet ordre des choses. On a vu cela en France avec la campagne d’Eric Zemmour et en Italie avec la victoire électorale de Giorgia Meloni en 2022, même si elle s’est trouvée confrontée aux limites de son propre discours et se montre pragmatique dans son exercice des responsabilités. Le pape cherche en tout cas à éviter l’assimilation des catholiques à toute polarisation agressive.
Quand on observe le niveau de violence et de polarisation du monde actuel, les célèbres paroles de Paul VI aux Nations unies en 1965 – «Plus jamais la guerre» – semblent idéalistes, voire naïves. Ont-elles toutefois permis à la diplomatie pontificale de trouver sa place dans les relations internationales, après que le Saint-Siège ait été très marginalisé lors des deux guerres mondiales et des traités qui avaient suivi, notamment le Traité de Versailles en 1919?
On a retenu ces mots forts de Paul VI, mais il faut préciser que dans la suite de son discours, il reconnaissait la possibilité de l’usage des armes en cas de légitime défense. Ce qui a été marquant, c’était surtout l’image d’un pape dans l’enceinte onusienne. Ses prédécesseurs avaient été critiques vis-à-vis de la Société des Nations dans l’entre-deux-guerres, puis vis-à-vis de l’Organisation des Nations Unies lors de sa création en 1945. La position du Saint-Siège pouvait se résumer à un «non, mais…» à la SDN et à un «oui, mais…» vis-à-vis de l’ONU.
Cette présence de Paul VI marquait finalement un soutien du Saint-Siège aux institutions internationales comme lieu de dialogue entre les États. Cet accueil du pape à New York, au siège de l’ONU, vingt ans après sa fondation, représentait un progrès considérable par rapport à la marginalisation du Saint-Siège lors du Traité de Versailles en 1919, puis son impuissance face à la montée des totalitarismes.
Pendant la Seconde guerre mondiale, malgré sa position neutre, le Saint-Siège avait même été marginalisé par rapport à son rôle traditionnel d’acteur caritatif car c’est plutôt la Croix-Rouge qui a porté assistance aux prisonniers. C’est seulement à partir de 1945 que le Saint-Siège a pu progressivement retrouver ce rôle humanitaire d’une façon plus structurée.
La visite du Paul VI à l’ONU a donc permis de solder cette période de marginalisation et d’ouvrir un nouveau cycle, qui a permis au Saint-Siège de s’impliquer dans de nombreuses réunions internationales, de la négociation d’Helsinki qui avait abouti à un accord entre l’Est et l’Ouest en 1975 dans le contexte de la guerre froide, jusqu’aux COP actuelles.
Propos recueillis par Cyprien Viet pour Catho.ch