• Marie-Cécile Naves

    Directrice de recherche à l’IRIS, directrice de l’Observatoire Genre et géopolitique

Il y a trois ans, je publiais dans Le Monde une tribune intitulée « Le féminisme permet de renforcer les deux piliers, libéral et démocratique, de nos sociétés ». Ce lendemain d’élections législatives anticipées confirme ce constat. Il le renforce, même. J’écrivais que « le pouvoir, dans les sphères politique, économique et médiatique, en demeurant profondément excluant, se prive de compétences, de regards sur le monde et prend l’énorme risque de l’inefficacité et de la défiance ». Il me semble que la preuve est faite.

Ainsi que l’a abondamment documenté la presse, la dissolution de l’Assemblée nationale a été préparée par un boys’ club archétypal d’un entre-soi sûr de lui et convaincu, à tort, que la France est majoritairement craintive, aigrie et nostalgique. En outre, pendant la campagne express, de nombreux plateaux de télévision ont, une fois de plus, donné la part belle aux hommes, qu’il s’agisse de politiciens dépassés et n’exerçant souvent aucun mandat, ou d’éditorialistes entretenant la confusion avec le journalisme, incapables de lâcher les rênes de la notoriété, s’accrochant à une illusion d’influence et refusant de partager le verbe et l’espace. Certains excluant même de débattre avec des femmes.

Nous avons vu les invectives, la violence verbale, la haine du débat démocratique, et même la dénégation des résultats des urnes. Autant de poisons dont l’extrême droite est la championne mais non la seule dépositaire. Nous avons vu l’arrogance, la mauvaise foi, les amalgames. Nous avons vu la désinformation répétée de médias déjà, ou désormais, acquis à l’extrême droite et qui n’ont de médias que le nom puisqu’ils mentent en toute conscience à des fins électoralistes.

Pour un récit émancipateur

Mais ce que nous avons vu aussi, c’est l’expression et l’expertise d’hommes et surtout de femmes politiques, de responsables d’associations et de syndicats, de chercheuses et de chercheurs prônant le dialogue, revendiquant une parole et une visibilité, appelant à réhabiliter les corps intermédiaires si malmenés, une société civile dotée d’une immense force mobilisatrice et d’une grande capacité de propositions pour l’avenir de notre pays. C’est cette vitalité-là, aussi, qu’il faut retenir de cette campagne. Il est temps que le champ politique se rende compte qu’il ne détient pas le monopole de l’expertise.

La séquence qui s’achève dit donc trois choses. Premièrement, nous sommes, sur le fond, à l’aube d’un nouveau moment émancipateur pour bâtir un agenda programmatique tout autant soucieux des injustices territoriales, sociales, d’origine et de genre (les quatre s’entrecroisant de manière complexe) que des richesses (économiques, intellectuelles, scientifiques, associatives, culturelles ou encore citoyennes) inexploitées de notre société.

Deuxièmement, la démocratie est vivante : elle se réinvente sans cesse, elle se bat pour sa survie jusqu’à déjouer les pronostics. La démocratie ne cesse de nous surprendre. Elle est un processus toujours à construire et à reconstruire. L’immense mouvement collectif engagé pour faire battre le RN est une leçon de démocratie citoyenne qu’il est impératif de traduire en démocratie participative large. Nous avons pour cela besoin d’espaces de discussion, de parole et donc d’écoute. Il y a, dans ce pays, une immense soif de comprendre et d’échanger : multiplions ces lieux de médiation. Nous, chercheuses et chercheurs, le constatons dans les conférences auxquelles nous participons dans tout le pays : l’affluence est immense, les gens lisent, discutent, se parlent. Il faut dès lors réhabiliter les conditions, les lieux, les cadres et le temps d’un débat démocratique très largement confisqué par la polémique perpétuelle, le clash, le buzz, le bruit.

Troisièmement, on ne peut plus gouverner à coups de menton et de « grenades dégoupillées ». C’est une évidence. La masculinité hégémonique est ringardisée, elle doit en prendre acte.

Le féminisme : un projet global et une méthode

Le moment est historique, nous devons le saisir. En vérité, nous n’avons pas le choix. Il nous faut bâtir un récit rassembleur, fondateur, programmatique. À propos d’insécurité : va-t-on agir efficacement, aussi, contre les féminicides et les violences faites aux enfants ? Lutter véritablement contre toutes les formes de racisme et d’antisémitisme ? À propos de reconnaissance, va-t-on, enfin, faire en sorte de passer des lois aux pratiques, donner leur place aux femmes dans les postes à responsabilité, agir pour la mixité des métiers ? À propos de redistribution, va-t-on réhabiliter l’École publique, si malmenée, payer correctement les enseignantes et les enseignants, financer l’université et la santé à la hauteur de leurs besoins ? Déployer une offre de services publics adaptée ? À propos de durabilité, va-t-on se décider à mettre en place une transition environnementale équitable ?

La responsabilité est collective dans le moment démocratique qui s’affirme aujourd’hui, afin de (re)créer un « nous », large et inclusif, qui permette l’expression pacifique des désaccords – lesquels sont l’essence même de la démocratie –, tout en conduisant à une société réconciliée avec elle-même. En d’autres termes, un « nous » qui ne s’oppose pas à un « eux », celui des boucs émissaires que l’extrême droite construit dans le but de prospérer et de danser sur le volcan des divisions mortifères.

Pour y parvenir, les outils sont nombreux et mobilisables. Le féminisme en fait partie, comme projet global et comme méthode. Il sait bousculer les conformismes et contester les injustices de naissance et de condition. Il sait également créer et animer des lieux de conversation, faciliter la circulation des savoirs entre les sphères académique, militante et politique, permettre le conflit d’idées argumentées et prendre le risque stimulant de la confrontation d’opinions. Il sait penser la complexité pour agir plus efficacement, passer de la contestation à la proposition. Il y a aujourd’hui de l’impatience. Il y a par-dessus tout un désir de changement, de reconnaissance, de participation, mais aussi de consensus. Si l’on décide de « transformer la colère en plaisir », on peut « expérimenter le plaisir de s’en sortir », ainsi que l’écrit la philosophe Elsa Dorlin.

Nous avons besoin d’une société qui « dé-fige » les individus et les groupes, qui rouvre le champ des possibles, des libertés et du progrès, pour toutes et tous. Une société qui rassemble. L’heure n’est plus à la violence. Le virilisme en politique a vécu. Le féminisme est l’avenir de la démocratie.

Tribune par Marie-Cécile Naves pour Médiapart.