Cette offensive « surprise » du Hamas en Israël et ses conséquences constituent-elles un camouflet pour les services de renseignement israéliens? 

Il est indéniable que cette opération a été minutieusement planifiée depuis longtemps. Il y a un effet de sidération en Israël, compte tenu de l’ampleur de l’offensive en cours mais aussi de son caractère multimodal (terre, air, mer). Cela dit, sur le plan intellectuel, ce n’est pas totalement une surprise. Il est en effet peu probable que les services de renseignement israéliens n’aient rien vu venir du tout, comme on peut en avoir l’impression. Le problème vient probablement du côté politique, en raison des tensions internes au sein du pays. Cela a sans doute brouillé la prise de décision. Il est donc possible que tout n’ait pas échappé à la vigilance des services de renseignement.

D’autant que, depuis plusieurs mois, il était de plus en plus prévisible que les tensions allaient s’aggraver, à la suite d’une réunion qui s’était tenue à Beyrouth en debut avril dernier entre le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et le chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, sous la houlette du chef des Gardiens de la révolution, Esmail Qaani, à l’ambassade d’Iran. Une nouvelle réunion avait aussi eu lieu dans la seconde quinzaine de juin dernier à Téhéran, rassemblant Ismaïl Haniyeh et le chef du jihad islamique, Ziyad al-Nakhala, à l’issue de laquelle ce dernier avait déclaré qu’il fallait « passer d’un état de calme à un état de résistance sous les directives du Guide suprême », et donc entrer dans une logique de confrontation avec Israël, soulignant que le temps n’était plus à la trêve. Par conséquent, on peut dire que cette opération d’ampleur n’a pas totalement été une surprise.

Ce qui l’a été, en revanche, c’est le fait d’avoir été pris au dépourvu de manière immédiate. Certes, cette attaque survient pendant l’anniversaire des cinquante ans de la guerre de Kippour, avec un calendrier particulièrement singulier, mais c’est incontestablement la nature de l’opération du Hamas qui a sidéré, du fait de son élaboration tactique. Des villes israéliennes ont été prises pour cible, des soldats, voire un général, ont été enlevés. Des prises d’otages ont eu lieu, dont certains auraient été transportés dans la bande de Gaza. Des civils ont été tués chez eux, en pleines villes israéliennes, et non dans des colonies, contrairement au narratif du Hamas, qui justifie cela en considérant que l’État d’Israël n’avait pas droit à l’existence. C’est donc un choc terrible pour Israël. L’ampleur de ces événements est sans précédent et appellera probablement une réponse sans précédent. Benjamin Netanyahu a averti que le prix à payer serait maximal. Ce ne sont vraisemblablement pas des paroles en l’air.

Justement, quelle pourrait être la réponse d’Israël?

Par ailleurs, une « union sacrée » prévaut actuellement au niveau interne en Israël, dépassant toutes les divergences politiques préexistantes. Cela se manifeste notamment à travers la mobilisation des réservistes et des pilotes, qui constituent l’élite de l’armée israélienne. Ces mêmes pilotes figuraient au premier rang des contestataires de la réforme judiciaire initiée par le gouvernement, mais, malgré les désaccords, ils ont répondu immédiatement à l’appel. La question de la solidarité ne se pose même pas lorsque l’existence d’Israël est directement menacée.

Le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, avait d’ailleurs déclaré le 1er juin 2023: « Les dangers auxquels Israël est confronté s’intensifient et nous pourrons être appelés à remplir notre devoir pour protéger l’intégrité d’Israël et l’avenir du peuple juif. » Il est donc clair qu’il se préparait à prendre des décisions très difficiles, en tenant compte du risque d’une guerre sur plusieurs fronts. Pour l’instant, il n’y en a qu’un, mais Tsahal anticipe manifestement le fait qu’il pourrait y en avoir plusieurs.

Pourtant, on aurait pu penser qu’Israël était prêt à faire face à un éventuel conflit sur plusieurs fronts…

C’est similaire à ce qui s’est passé le 11 septembre 2001. Les services de renseignement américains avaient envisagé des scénarios de crashs d’avions sur New York, et pourtant, tout le monde a été sidéré lorsque cela s’est produit.

Il y aura inévitablement un retex (retour sur expérience). Ce moment n’est pas encore venu, mais il viendra. On cherchera certes à comprendre comment les services de renseignement ont évalué la situation et s’il y a eu des défaillances. Si ce n’est pas le cas, des questions de responsabilité politique pourraient se poser… Cependant, il est impossible de préjuger des conclusions de cette évaluation.

Y a-t-il également une explication à chercher à l’échelle régionale, notamment dans le contexte de normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite?

Le plan semble avoir été élaboré à Téhéran. Le Hamas n’a jamais pris le risque d’une confrontation globale, générale, avec Israël auparavant. C’est pourtant ce qu’il fait actuellement. Le Hamas semble s’attendre à une réaction proportionnelle à l’ampleur de l’événement, tout en étant conscient des risques considérables pour la population de Gaza et, par extension, pour les Palestiniens en général. L’idée sous-jacente est que les inévitables victimes collatérales terniront l’image d’Israël tout en faisant des « martyrs » pour la cause palestinienne. Ce calcul, s’il s’avère vrai, aurait pour but de mettre à mal, aux yeux des opinions arabes, les processus de normalisation déjà en cours, notamment les Accords d’Abraham, et surtout le très attendu rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’État hébreu.

Il est néanmoins légitime de se demander si, au-delà de l’affichage qui sera inévitablement fait pour défendre la cause palestinienne, cela ne va, au contraire, renforcer la logique de normalisation. En effet, la plupart des États arabes voisins semblent être conscients que l’initiative du Hamas est largement orchestrée depuis Téhéran, qui fixe la ligne du « front du refus », qualifié à dessein de moukawama (« résistance »). Mais comme l’a souligné le prince héritier saoudien, Mohammad ben Salman, la cause palestinienne ne devrait pas être prise en otage par une éventuelle normalisation. Même si le Hamas tente de s’approprier la cause palestinienne, celle-ci ne se réduit pas à lui, en dépit de la dévaluation manifeste de la légitimité de l’Autorité palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas.

 

Propos recueillis par Élie Valluy pour Ici Beyrouth.