Pour commencer, comment évaluez-vous globalement le projet de loi de finances 2025 et les priorités budgétaires qu’il propose face aux défis économiques actuels de la France ?
À peu près tout le monde s’accorde aujourd’hui sur la nécessité d’un ajustement budgétaire. La dette publique est passée de 20 % à plus de 110% du PIB depuis les années 1970, par l’accumulation ininterrompue des déficits primaires (hors charges des intérêts sur la dette), ce qui pose la question de son maintien sur une trajectoire soutenable ; mais à quel rythme et selon quelles modalités ? Divers organismes convergent pour estimer qu’un ajustement de l’ordre de 4 points de PIB du solde budgétaire primaire, soit près de 120 milliards d’euros, est nécessaire.
Le Conseil d’analyses économiques, par exemple, propose de l’étaler sur une période de 7 et 12 ans, avec un effort initial de “front loading” plus important. Mais l’incertitude politique complique le sujet. Le projet de loi des finances (PLF) du gouvernement actuellement discuté au parlement a proposé un ajustement de l’ordre de 34 milliards d’euros sur 2025, ou 44 milliards d’euros (25 milliards du côté des recettes et 19 milliards du côté des dépenses) en tenant compte du retrait des mesures d’urgence mises en place pour amortir le triple choc de la pandémie, de la crise énergétique et de l’inflation pour les ménages et les entreprises.
Les mesures proposée sont discutées au Parlement. Le projet initial pourra-t-il être amendé ou le gouvernement devra-t-il avoir recours au 49.3 ?
Le FMI a récemment alerté sur un risque de dérapage budgétaire en France d’ici 2029, avec un déficit public stagnant à 5,9 % et une dette atteignant 124,1 % du PIB sans efforts supplémentaires. Le plan gouvernemental prévoit 60 milliards d’euros d’économies pour maîtriser ces dérives. Ces mesures vous semblent-elles réalistes dans la conjoncture économique actuelle ?
Si le déficit total risque de dépasser 6% du PIB en 2025, notons qu’avec un déficit structurel primaire supérieur à 3%, la politique budgétaire de la France reste beaucoup plus expansive que celle de ses principaux partenaires de la zone euro, notamment l’Allemagne, mais aussi l’Espagne ou l’Italie, souvent considérés comme peu « vertueux ».
En outre, La France ne respecte ni ses engagements au titre du programme de stabilité présenté en avril dernier, ni les règles budgétaires européennes, suspendues en 2020 et remises en vigueur en 2024 dans un cadre révisé pour les rendre plus flexibles et mieux adaptées aux situations spécifiques des Etats membres.
Quant au « réalisme » de l’ajustement budgétaire permettant de retrouver une trajectoire soutenable, le dilemme est de définir des mesures aptes à réduire significativement le déficit sans trop peser sur l’activité économique, c’est-à-dire, en termes économiques, sans effet « multiplicateurs » importants sur la demande et sur l’offre. Ajoutons qu’elles ne compensent que très partiellement les transferts massifs opérés par l’Etat entre 2020 et 2023, qui ont entrainé une hausse spectaculaire du taux d’épargne des ménages et ont soutenu le taux de marge des entreprises.
A cet égard, je note que celles proposées par le gouvernement dans le PLF, concernant en particulier la surtaxe des grandes entreprises, l’imposition des très hauts revenus, ou même le recalibrage de certaines « niches fiscales » sont supposées n’avoir qu’un effet marginal sur la consommation, l’investissement et enfin de compte sur la croissance.
Le projet de loi prévoit une série de mesures pour renforcer la justice fiscale, notamment en augmentant la taxation sur les plus hauts revenus et en réformant certaines niches fiscales. Quels en seraient les impacts sur les inégalités économiques et la compétitivité fiscale de la France ?
La question est de savoir si ces mesures seront temporaires ou pas. Si l’augmentation de l’impôt sur les revenus minimum à 20%, en particulier, se limite à un à deux ans, elle ne réduira les inégalités structurelles du fait de son caractère ponctuel (cela n’est d’ailleurs pas l’objectif du gouvernement).
Un point important qui fait aujourd’hui débat, porte sur le risque d’évasion fiscale de la part des entreprises ou même de fuite des ménages les plus riches à l’étranger, si leur imposition marginale dépasse un certain seuil. Se pose à cet égard un problème de coordination fiscale en Europe mais aussi au plan mondial. La question concerne surtout l’impôt sur les sociétés. Depuis 2020, sous l’égide de l’OCDE, le projet est de mettre en place une taxation harmonisée minimale à 15% des profits des firmes multinationales.
Mais cet accord n’a pas été ratifié par tous les pays et il souffre de nombreuses exemptions. Au plan européen, subsistent des taux d’imposition très disparates. L’Europe reste dans une logique de concurrence fiscale réduisant les marges de manœuvre des Etats. Des hausses d’impôts sur les sociétés décidées au plan national, par exemple, aboutissent à une réduction des assiettes fiscales qui en limite l’efficacité. Le problème demeure hélas non résolu après plus de 30 ans d’existence du marché « unique », en réalité fragmenté, et plus de 20 ans après l’entrée dans la zone euro.
Le projet de loi introduit plusieurs réformes fiscales majeures. Quels devraient être selon vous, les principaux leviers que le gouvernement devrait activer pour atteindre ses objectifs de réduction du déficit public ?
Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de réformes fiscales majeures si elles restent marginales, a fortiori temporaires. Pour ce qui est des marges de manœuvre, elles sont a priori limitées sur les prélèvements du fait de la concurrence fiscale et du défaut de coordination européenne et internationale. Elles sont clairement supérieures du côté des dépenses, dont le poids dans le PIB est en France très supérieur à celui observé chez ses partenaires européens ou même dans les autres pays de l’OCDE.
L’écart de 9 points du ration de dépenses sur PIB observé par exemple entre l’Allemagne et la France s’explique à hauteur des deux tiers environ par les dépenses liées aux retraites, à l’éducation, la santé. Cela suggère des pistes pour améliorer l’efficacité des services publics rendus sans obérer le modèle social.
Mais il y a bien d’autres « gisements » d’économie, liés à l’a lourdeur de notre organisation administrative et territoriale ou à l’existence de niches fiscales sans grand intérêt économique. En tout état de cause, il est crucial d’améliorer la visibilité des agents économiques, ménages et entreprises, sur l’évolution à moyen et long terme de la politique budgétaire et sur les modalités d’ajustement des finances publiques, tant du côté des impôts que des dépenses. C’est une condition indispensable de la confiance et de leur consentement aux efforts nécessaires pour revenir à une situation soutenable.
Entretien réalisé par Aicha Fall pour Le Parisien.